Ernest Hemingway : L’heure triomphale de Francis Macomber

Ernest Hemingway : L’heure triomphale de Francis Macomber

Résumé : L’heure triomphale de Francis Macomber, une nouvelle d’Ernest Hemingway publiée en 1936, raconte la relation entre un couple et leur guide lors d’un safari en Afrique. Après un incident avec un lion, l’interaction entre les personnages devient tendue, car l’un d’eux ne réagit pas comme prévu pendant la chasse, ce qui met à l’épreuve ses émotions et la perception que les autres ont de lui. Un récit intense et plein de rebondissements, qui compte parmi les plus célèbres de l’écrivain américain.

Ernest Hemingway : L’heure triomphale de Francis Macomber

L’heure triomphale de Francis Macomber

Ernest Hemingway
( Nouvelle complète )

C’était l’heure du déjeuner et ils se trouvaient tous assis sous l’auvent de toile verte de la tente-salle à manger, faisant comme s’il ne s’était rien passé.

« Voulez-vous de la limonade, ou un citron pressé ? demanda Macomber.

–  Je prendrai un gimlet, lui répondit Robert Wilson.

–  Moi aussi, je prendrai un gimlet. J’ai besoin de quelque chose, dit la femme de Macomber.

–  Je suppose que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, convint Macomber. Dites-lui de nous faire trois gimlets. »

Le boy du mess avait déjà commencé à les préparer ; il tirait les bouteilles des sacs à glace, dont la toile suait l’humidité.

« Qu’est-ce que je devrais leur donner ? demanda Macomber.

–  Une livre serait amplement suffisante, lui dit Wilson. Inutile de les gâter.

–  Leur chef la répartira ?

–  Absolument. »

Francis Macomber venait, une demi-heure auparavant, d’être porté en triomphe depuis la lisière du camp jusqu’à sa tente, sur les bras et les épaules des cuisiniers, des boys attachés à son service personnel, de l’écorcheur et des porteurs. Les porteurs de fusils n’avaient pas participé à la manifestation. Lorsque les boys indigènes l’avaient déposé à l’entrée de sa tente, il leur avait serré les mains à tous, avait reçu leurs félicitations, puis il était entré sous la tente et s’était assis sur le lit jusqu’à l’arrivée de sa femme.

Elle ne lui adressa pas la parole quand elle fut entrée ; alors il sortit immédiatement de la tente pour se laver le visage et les mains au lavabo de campagne installé dehors, et aller ensuite jusqu’à la tente-salle à manger s’asseoir dans un confortable fauteuil de toile, à l’ombre et sous la brise.

« Vous l’avez eu, votre lion, lui dit Robert Wilson, et bougrement beau, avec ça. »

Mrs. Macomber eut un bref coup d’œil vers Wilson. C’était une belle femme, extrêmement soignée, dont la beauté et la situation mondaine lui avaient valu, cinq ans plus tôt, de se voir offrir cinq mille dollars pour une série de photos publicitaires vantant un produit de beauté qu’elle n’avait jamais employé. Il y avait onze ans qu’elle était mariée avec Francis Macomber.

« Un beau lion, n’est-ce pas ? » fit Macomber.

Sa femme le regarda, cette fois. Elle regarda ces deux hommes comme si elle ne les avait jamais vus.

L’un, Wilson, le chasseur blanc, elle savait ne l’avoir jamais réellement vu auparavant. Il était à peu près de taille moyenne, avec des cheveux d’un blond roux, une moustache hérissée, un visage très rouge et des yeux bleus extrêmement froids avec, au coin des paupières, de légères rides qui se plissaient gaiement quand il souriait. Il lui souriait, en ce moment même ; elle détourna les yeux du visage et regarda la chute des épaules dans la tunique lâche qu’il portait, avec les quatre grosses cartouches serrées dans leur gaine à l’endroit où aurait dû se trouver la poche extérieure, ses grandes mains brunes, son vieux pantalon de plage, ses chaussures très sales, puis son regard revint à son visage rouge. Elle remarqua, là où s’interrompait le rouge cuit de sa figure, la ligne délimitant le cercle blanc laissé par son chapeau Stetson, maintenant accroché à une patère du piquet de tente.

« Eh bien, je bois au lion », dit Robert Wilson.

Il lui sourit de nouveau et elle, sans sourire, regarda son mari avec curiosité.

Francis Macomber était très grand, bien bâti pour qui n’était pas rebuté par une telle longueur de carcasse, brun, les cheveux coupés très court, les lèvres plutôt minces, et passait pour beau garçon. Il portait, comme Wilson, un vêtement de chasse, mais le sien était neuf ; il avait trente-cinq ans, soignait sa forme, maniait la raquette avec adresse, détenait un certain nombre de records de pêche à la grosse pièce et venait de se révéler, tout à fait publiquement, un lâche.

« Au lion, dit-il en levant son verre. Jamais je ne pourrai m’acquitter envers vous de ce que vous avez fait pour moi. »

Margaret, sa femme, se détourna de lui, et de nouveau son regard se posa sur Wilson.

« Ne parlons pas du lion », dit-elle.

Wilson leva les yeux et la regarda sans sourire, et maintenant c’était elle qui lui souriait.

« Ç’a été une journée des plus bizarres, dit-elle. Est-ce que vous n’auriez pas dû mettre votre chapeau… en plein midi, même sous la toile de tente ? C’est vous qui me l’aviez dit, n’oubliez pas…

– … Pourrais le mettre.

–  Vous avez la figure très rouge, vous savez, Mr. Wilson », dit-elle. Et de nouveau elle lui sourit.

« La boisson, dit Wilson.

–  Je ne crois pas, fit-elle. Francis boit beaucoup, mais il n’a jamais le visage rouge. »

Macomber voulut plaisanter.

« Aujourd’hui il l’est, dit-il.

–  Non, dit Margaret. C’est le mien qui est rouge, aujourd’hui. Mais le visage de Mr. Wilson est toujours rouge.

–  Doit être une question de race, fit Wilson. Mais, dites-moi, cela ne vous ferait rien d’abandonner ma beauté en tant que sujet de conversation ?

–  Je viens seulement de commencer.

–  Laissons tomber, dit Wilson.

–  La conversation va devenir des plus pénibles, fit Margaret.

–  Ne dis pas de bêtises, fit son mari.

–  Rien de pénible, fit Wilson. Sacré lion qu’on a eu là, bon sang. » Margot les regarda tous les deux, et tous les deux virent qu’elle allait pleurer. Wilson le sentait depuis déjà un bon moment et il le redoutait.

Macomber n’en était plus à le redouter.

« Je voudrais que cela ne soit pas arrivé. Oh ! je voudrais que cela ne soit pas arrivé », dit-elle, et elle s’en alla vers sa tente.

On ne l’entendait pas pleurer ; mais ils voyaient ses épaules agitées de secousses sous la chemise rose, à l’épreuve du soleil. « Contrariétés de femmes, fit Wilson à l’homme de haute stature. Pas grave, tension nerveuse et des histoires de ce genre…

–  Non, dit Macomber. J’imagine que j’en ai pour jusqu’à la fin de mes jours, maintenant.

–  Quelle blague. Buvons donc un petit coup de pousse-au-crime, dit Wilson. Oubliez tout ça. De toute façon, ça ne tire pas à conséquence.

–  On peut toujours essayer, dit Macomber. Mais je ne suis pas près d’oublier ce que vous avez fait pour moi.

–  Compte pas, dit Wilson. Des bêtises, tout ça. »

Ils restèrent donc assis à l’ombre, là où le camp avait été aménagé, sous de larges acacias, avec un escarpement rocheux derrière eux, une nappe d’herbe s’étendant jusqu’à la rive d’un cours d’eau rempli de pierres, devant eux, le tout sur un fond de forêt, chacun à boire son gimlet juste rafraîchi, chacun évitant le regard de l’autre, tandis que les boys mettaient le couvert pour le déjeuner. W’ilson se rendait compte que les boys étaient maintenant tous au courant, et lorsqu’il vit le boy personnel de Macomber regarder son maître avec curiosité en posant les plats sur la table, il le rappela vertement à l’ordre en swahili. Le boy se détourna, le visage fermé.

« Qu’est-ce que vous lui disiez ? demanda Macomber.

–  Rien. Lui ai dit de se remuer, sinon je lui en ferais donner une quinzaine, et des soignés.

–  Quoi donc, des coups de fouet ?

–  C’est parfaitement illégal, dit Wilson. On est censé leur donner des amendes.

–  Vous les faites encore fouetter ?

–  Oh ! oui. Ils pourraient faire du raffut s’ils voulaient se plaindre. Mais ils n’y tiennent pas. Ils aiment mieux ça que les amendes.

–  Bizarre ! fit Macomber.

–  Du tout, je vous assure, dit Wilson. Qu’est-ce que vous préféreriez ? Recevoir une bonne fouettée ou y laisser votre paie ? »

Aussitôt il se sentit gêné d’avoir posé la question, et sans laisser à Macomber le temps de répondre, il poursuivit :

« D’ailleurs vous savez, nous en recevons tous les jours, des raclées, que ce soit d’une façon ou d’une autre. »

Ce qui ne valait guère mieux. Oh, misère ! se dit-il, je suis joli, comme diplomate !

« Oui, nous en recevons des raclées, fit Macomber, toujours sans le regarder. Je suis vraiment désolé à propos de cette histoire de lion. Il n’est pas nécessaire que ça s’ébruite, dites-moi. Je veux dire que… personne ne le saura, n’est-ce pas ?

–  Si j’en parlerai au Mathaiga Club, vous voulez dire ? »

Wilson le considérait d’un œil froid, maintenant. Il ne s’était pas attendu à cela. C’est donc un foutu c… en plus d’un foutu couard, se dit-il à part lui. Et pourtant, il me plaisait assez, jusqu’à maintenant. iMais comment voulez-vous savoir, avec un Américain ?

« Non, dit Wilson. Je suis un chasseur professionnel. Nous ne parlons jamais de nos clients. Là-dessus vous pouvez être tout à fait tranquille. À part ça, je peux vous dire que cela ne se fait pas de nous demander de nous taire. »

Il venait de prendre la décision de rompre, comme étant le parti le plus simple. Comme cela, il mangerait seul et pourrait se permettre de lire un livre pendant les repas. Eux mangeraient de leur côté. Il les piloterait pendant le safari, mais chacun garderait ses distances. Comment dit-on en français, déjà ? Considération distinguée – et ce serait bougrement plus commode que d’être obligé de participer à toute cette salade sentimentale. Il lui ferait un affront de manière à tout casser une bonne fois, et pas d’histoires. Après ça, il pourrait lire un livre en mangeant, tout en continuant à boire leur whisky. C’était l’expression consacrée, lorsqu’un safari tournait mal. On tombait sur un autre chasseur blanc et on lui demandait : « Comment ça se passe, chez vous ? »

Et il répondait :

« Oh ! je continue à boire leur whisky. »

Alors, on savait que tout s’en était allé à la débandade.

« Je m’excuse », dit Macomber en le regardant avec son visage d’Américain qui resterait un visage d’adolescent jusqu’au moment où il deviendrait un visage d’homme mûr, et Wilson nota les cheveux taillés en brosse, les beaux yeux à peine fuyants, le nez sympathique, les lèvres minces et la mâchoire bien plantée. « Je suis désolé de ne pas m’en être rendu compte. J’ai encore beaucoup à apprendre. »

Et voilà, pensa Wilson. Qu’est-ce que je peux faire ? Tout prêt à rompre une bonne fois et tout de suite, et ce bougre-là venait s’excuser après s’être fait insulter. Il fit une dernière tentative.

« Vous n’avez pas à craindre que je parle, dit-il. J’ai ma vie à gagner. En Afrique, vous savez, une femme ne rate jamais son lion et un Blanc ne détale jamais.

–  J’ai détalé comme un lièvre », fit Macomber.Que diable voulez-vous faire d’un type qui vous parle comme ça ? se demandait Wilson.

Ses yeux bleus impassibles, ses yeux de mitrailleur, regardaient Macomber, et l’autre, en retour, lui sourit. Il avait un sourire agréable, n’était le fait que cela se voyait dans ses yeux lorsqu’on l’avait offensé. « Peut-être pourrai-je me rattraper sur les buffles ? dit-il. C’est aux buffles que nous allons nous attaquer maintenant, n’est-ce pas ?

–  Demain matin, si vous voulez », lui répondit Wilson.

Peut-être s’était-il trompé. Il fallait reconnaître que c’était la bonne façon d’encaisser. Pas question de jamais savoir à quoi s’en tenir, avec ces sacrés Américains. Macomber était remonté de cent pour cent dans son estime. Si on pouvait seulement oublier ce qui s’était passé ce matin. Mais, bien entendu, c’était impossible. Ce matin-là avait été à peu près ce qui se faisait de mieux dans le genre moche. « Voilà la Memsahib », dit-il.

Elle arrivait de sa tente, la mine reposée, de bonne humeur et tout à fait charmante. Son visage était d’un ovale très parfait, tellement parfait qu’on s’attendait à ce qu’elle fût stupide. Mais elle n’était pas stupide, se disait Wilson, non, pas stupide.

« Comment va le beau, le rubicond Mr. Wilson ? Tu te sens mieux, Francis, ma perle ?

–  Oh ! infiniment mieux, dit Macomber.

–  J’ai tout oublié, dit-elle en s’asseyant à la table. Quelle importance y a-t-il à ce que Francis soit ou non habile à tuer des lions ? Ce n’est pas son métier. C’est le métier de Mr. Wilson. Mr. Wilson est vraiment très impressionnant lorsqu’il tue n’importe quoi. Car vous tuez effectivement n’importe quoi, n’est-ce pas, Mr. Wilson ?

–  Oh ! n’importe quoi, répondit Wilson, absolument n’importe quoi. » Elles sont vraiment, se disait-il, les plus implacables, les plus cruelles, les plus rapaces, et leurs hommes se sont ramollis ou bien se sont démoli les nerfs, tandis qu’elles s’endurcissaient. À moins que ce ne soit dû au fait qu’elles choisissent des hommes qu’elles peuvent mener à leur guise ? Il n’est pas possible qu’elles soient délurées à ce point à l’âge où elles se marient. Il se sentait réconforté à l’idée d’avoir fait son éducation en ce qui concernait les Américaines avant ce jour, car celle-ci était très séduisante.

« Nous allons courir le buffle, demain, lui dit-il.

–  J’en suis, fit-elle.

–  Pas question !

–  Oh, mais si. Francis, tu permets, n’est-ce pas ?

–  Pourquoi ne pas rester au camp ?

–  Pour rien au monde, dit-elle. Je ne voudrais manquer un spectacle comme celui de ce matin pour rien au monde. »

Quand elle était partie, songeait Wilson, quand elle les avait quittés pour aller pleurer, elle avait vraiment l’air d’une femme épatante, bon sang ! On aurait dit qu’elle comprenait, qu’elle avait de la peine pour lui et pour elle-même, et qu’elle était capable de voir le fond des choses. Elle reste vingt minutes partie et la revoilà, tout bonnement cuirassée de cette cruauté de femelle américaine. Ce sont les plus infernales des femmes. Vraiment les plus infernales ! « Nous allons donner une autre représentation pour toi, demain, dit Francis Macomber.

–  Vous ne viendrez pas, décida Wilson.

–  Vous vous trompez beaucoup, lui dit-elle. Et j’ai tellement envie de vous revoir opérer. Vous étiez charmant, ce matin. C’est-à-dire, dans la mesure où l’on peut trouver “charmant” le fait d’aller faire sauter des têtes à coups de fusil.

–  Voilà le déjeuner, dit Wilson. Vous êtes très gaie, en somme ?

–  Pourquoi pas ? Je ne suis pas venue ici pour m’ennuyer !

–  On ne peut pas dire que ç’ait été très ennuyeux », dit Wilson.

Il voyait les blocs de pierre dans le torrent et, au-delà, la rive escarpée bordée d’arbres, et le souvenir de la matinée lui revint. « Oh, non ! dit-elle. Ç’a été charmant. Et demain… Vous n’imaginez pas avec quelle impatience j’attends la journée de demain.

–  C’est de l’élan, qu’il vous offre là, lui dit Wilson.

–  Ces espèces de grandes vaches qui sautent comme des lièvres, c’est cela ?

–  Mon Dieu, la description peut leur convenir, dit Wilson.

–  La viande en est excellente, fit Macomber.

–  C’est toi qui l’as tiré, Francis ? demanda-t-elle.

–  Oui.

–  Ce n’est pas dangereux, n’est-ce pas ?

–  Seulement s’ils vous tombent dessus, lui répondit Wilson.

– Je suis si contente !

–  Cela ne te ferait rien d’être un peu moins garce, Margot ? dit Macomber en coupant son steak d’élan et en mettant de la purée, de la sauce et des carottes sur le dos de la fourchette qui embrochait le morceau de viande.

–  Puisque tu me le demandes si gentiment, dit-elle, je suppose que cela peut se faire.

–  Ce soir, il y aura du champagne pour fêter le lion, dit Wilson. Il fait un peu trop chaud à midi.

–  Ah, le lion ! fit Margaret. J’avais oublié le lion. »

C’est bien ça, songeait Wilson à part lui, elle le met en boîte, ma parole. À moins que ce ne soit sa façon à elle de sauvegarder les apparences ? Quelles devraient être les réactions d’une femme qui découvre que son mari est un satané lâche ? Elle est cruelle, la garce, mais toutes sont cruelles. Ce sont elles qui gouvernent, je sais bien, et, pour gouverner, il faut parfois se montrer cruel. Tout de même, elles commencent à me porter sur les nerfs avec leur maudit terrorisme.

« Encore un peu d’élan ? » lui proposa-t-il poliment.

Vers la fin de ce même après-midi, Wilson et Macomber partirent en voiture avec le chauffeur indigène et les deux porteurs de fusils. Mrs. Macomber resta au camp. Il faisait trop chaud pour sortir, avait-elle dit, et puis elle les accompagnait le lendemain matin. Comme la voiture s’éloignait, Wilson la vit plantée sous le gros arbre, plutôt jolie que belle dans son kaki tirant légèrement sur le rose, ses cheveux noirs ramenés en arrière et rassemblés en un chignon dans le bas de la nuque, la mine aussi fraîche, pensait-il, que si elle avait été en Angleterre. Elle agita le bras au moment où la voiture s’enfonçait dans le creux, parmi les hautes herbes, pour décrire une courbe à travers les’ arbres en direction des petites collines parsemées de plaques de brousse et d’arbres, à l’aspect de verger sauvage.

Dans les fourrés, ils trouvèrent une harde d’impalas ; alors, abandonnant la voiture, ils traquèrent un vieux bélier aux longues cornes largement évasées et Macomber le tua d’une balle tirée à deux cents mètres, coup fort honorable qui mit la panique dans la harde et les fit se chevaucher les uns les autres dans une fuite éperdue, avec des bonds démesurés, toutes pattes rentrées, aussi incroyables et aussi aériens que ceux que l’on fait quelquefois dans les rêves.

« Un beau coup, dit Wilson, ils n’offrent pas une grande cible.

–  Est-ce que la tête vaut quelque chose ? demanda Macomber.

– Je comprends, c’est très bien, lui dit Wilson. Tirez comme ça et ça ira tout seul.

–  Vous croyez que nous trouverons du buffle, demain ?

–  Il y a des chances. Ils vont paître de bonne heure, le matin, et avec un peu de veine on pourrait les surprendre à découvert.

–  Je voudrais bien liquider cette histoire de lion, fit Macomber. Ce n’est pas très agréable que votre femme vous ait vu faire quelque chose de ce genre. »

J’estime que cela devrait être encore plus désagréable de le faire, se dit Wilson, avec ou sans femme, ou d’en parler une fois qu’on l’a fait. Mais il dit :

« À votre place, je n’y penserais plus. Cela peut arriver à n’importe qui de n’être pas dans son assiette pour un premier lion. Tout ça est fini. » Mais cette nuit-là, après le dîner suivi d’un whisky-soda pris auprès du feu avant d’aller se coucher, alors que Francis Macomber, étendu sur son lit de camp sous la moustiquaire, écoutait les bruits de la nuit, ce n’était pas fini du tout. Ce n’était ni fini, ni sur le point de commencer. C’était là, exactement comme cela s’était passé, avec des épisodes ressortant d’une manière indélébile, et il en était honteux, lamentablement. Mais, plus fort que la honte, il ressentait en lui une peur froide, sourde. La peur était toujours là, froide et visqueuse caverne dans l’immense vide où logeait autrefois toute sa belle assurance, et il en avait la nausée. En ce moment même, elle était toujours là, en lui.

Cela avait commencé la nuit précédente, quand il s’était réveillé et avait entendu le lion rugir quelque part là-haut, le long du torrent C’était un bruit profond, sourd, avec, à la fin, des espèces de grognements poussifs qui donnaient l’impression qu’il était là, à côté de la tente, et quand Francis Macomber se réveilla au milieu de la nuit et l’entendit, il eut peur. À côté de lui, sa femme respirait régulièrement, paisiblement II n’y avait personne à qui dire qu’il avait peur, ou pour avoir peur avec lui. Allongé là, tout seul, il ne connaissait pas le proverbe somali qui dit qu’un brave a toujours peur trois fois d’un lion : quand il voit ses traces pour la première fois, quand il l’entend rugir pour la première fois et quand il se trouve face à face avec lui pour la première fois. Ensuite, pendant qu’ils prenaient le petit déjeuner à la lanterne, dans la tente-salle à manger, avant le lever du soleil, le lion rugit à nouveau et il parut à Francis qu’il était juste à la lisière du camp.

« M’a l’air d’un vieux récidiviste, dit Wilson en levant les yeux de dessus ses kippers et son café, écoutez-le tousser.

–  Il est très près ?

–  À peu près un mille en amont du torrent.

–  Nous le verrons ?

–  On va aller jeter un coup d’œil.

–  Ses rugissements portent tellement loin ? On croirait qu’il est là, à deux pas, dans le camp ?

–  Je comprends qu’ils portent loin, dit Robert Wilson. C’est étrange comme ils portent. J’espère que c’est un chat bon à tuer. Les boys disaient qu’il y en avait un très gros dans les parages.

–  Si je peux placer une balle, demanda Macomber, où dois-je tirer pour l’arrêter court ?

–  Dans l’épaule, répondit Wilson. Dans le cou, si vous y arrivez. Cherchez à toucher un os, démolissez-le.

–  J’espère la mettre au bon endroit, dit Macomber.

–  Vous tirez très bien, lui dit Wilson. Prenez votre temps, soyez sûr de l’avoir. C’est la première qui compte.

–  À quelle distance faudra-t-il le tirer ?

–  Peux pas savoir. Le lion a son mot à dire là-dessus. Pas tirer à moins qu’il ne soit assez près pour être sûr de votre coup.

–  À moins de cent mètres ? » demanda Macomber.

Wilson lui lança un rapide coup d’œil.

« Oui, disons cent, à peu près. Pourriez être forcé de le prendre un peu moins loin. Guère au-dessus, en tout cas, trop hasardeux. Voilà la Memsahib.

–  Bonjour, dit-elle. Alors, nous allons le chercher, ce lion ?

–  Dès que vous aurez liquidé votre petit déjeuner, dit Wilson. Comment vous sentez-vous ?

–  Merveilleusement bien, répondit-elle. Je suis très impatiente.

–  Je vais simplement m’assurer que tout est bien prêt, fit Wilson. Nous allons le faire taire !

–  Qu’y a-t-il, Francis ? lui demanda sa femme.

–  Rien, répondit Macomber.

–  Si, tu as quelque chose. Qu’est-ce qui te tourmente ?

–  Rien, fit-il.

–  Dis-le moi. » Elle le regarda. « Tu ne te sens pas bien ?

–  Ce sont ces maudits rugissements, dit-il. Ça n’a pas cessé de toute la nuit, tu sais.

–  Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? dit-elle. J’aurais tellement voulu l’entendre.

–  Il faut absolument que je tue cette maudite bête, dit Macomber, d’un ton lamentable.

–  Mais c’est bien pour cela que tu es venu, n’est-ce pas ?

–  Oui. Mais je me sens énervé. Ça me porte sur le système d’entendre cette bête rugir.

–  Eh bien alors, comme l’a dit Wilson, tue-le et fais-le taire.

–  Oui, ma chérie, dit Francis Macomber. Cela paraît facile, n’est-ce pas ?

–  Tu n’aurais pas peur, par hasard ?

–  Bien sûr que non. Mais de l’avoir entendu rugir toute la nuit, cela m’a énervé.

–  Tu vas le tuer magnifiquement. J’en suis sûre. Je suis terriblement impatiente de voir cela.

–  Finis ton petit déjeuner et nous partons.

–  Il ne fait pas encore jour, dit-elle. C’est une heure absurde. »

Juste à ce moment, le lion poussa un rugissement, vibration ascendante montant du creux de la poitrine, sorte de plainte rauque brusquement gutturale qui sembla ébranler l’air, pour se terminer par un soupir et un grognement lourd, grave, profond.

« On dirait qu’il est là, à côté, dit la femme de Macomber.

–  Bon Dieu, fit Macomber. Je déteste ce maudit vacarme.

–  C’est très impressionnant.

–  Impressionnant ? C’est épouvantable. »

À ce moment, Robert Wilson s’amena en souriant, portant son horrible Gibbs 505, arme courte au canon affreusement large. « Allons-y, dit-il. Votre porteur a votre Springfïeld et la grosse carabine. Tout est dans la voiture. Avez-vous pris des balles ?

–  Oui.

–  Je suis prête, dit Mrs. Macomber.

–  Faut lui faire cesser ce raffut, dit Wilson. Mettez-vous devant. La Memsahib s’assiéra derrière, avec moi. »

Ils montèrent dans l’auto, et dans l’aube grise, ils partirent à travers les arbres, longeant la rive vers l’amont. Macomber ouvrit sa carabine, vit qu’il y avait des balles blindées, referma la culasse et poussa le cran de sûreté. Il s’aperçut que ses mains tremblaient. Il tâta sa poche à la recherche d’autres cartouches et passa les doigts sur celles qui remplissaient les étuis de sa tunique. Il se retourna vers Wilson et vers sa femme, tous deux assis dans la voiture sans portières, au châssis en forme de caisse, tous deux surexcités et souriant à l’avance, et Wilson se pencha et lui chuchota :

« Voyez comme les oiseaux descendent… Signifie que le vieux bougre a lâché ce qu’il a tué. »

Sur la rive opposée de la rivière, Macomber pouvait voir, au-dessus des arbres, les vautours qui tournoyaient et piquaient comme des flèches. « Il y a des chances pour qu’il vienne boire par ici, chuchota Wilson, avant d’aller faire la sieste. Ouvrez l’œil. »

L’auto suivait lentement la rive la plus haute du torrent, qui, à cet endroit, entaillait profondément son lit de rochers et serpentait à travers les arbres. Macomber surveillait la berge d’en face quand il sentit Wilson lui prendre le bras. La voiture stoppa.

« Le voilà, entendit-il chuchoter. Devant et à droite. Descendez et tirez-le. C’est une bête magnifique. »

Alors Macomber vit le lion. Il se tenait là, presque complètement de flanc, sa grosse tête levée et tournée vers eux. La brise matinale qui soufflait de leur côté commençait à agiter sa crinière sombre, et le lion, se profilant sur la pente du talus dans la lumière grise du matin, paraissait énorme, avec ses épaules massives, son corps en tonneau.

« À combien est-il ? interrogea Macomber en levant sa carabine.

–  Soixante-quinze mètres, environ. Descendez et tirez-le.

–  Pourquoi ne pas tirer d’où je suis ?

–  Cela ne se fait pas de les tirer en auto, lui dit Wilson à l’oreille. Descendez. Il ne va pas rester là toute la journée. »

Macomber enjamba l’ouverture en demi-cercle près du siège avant, posa le pied sur le marchepied puis sur le sol. Le lion était toujours là, regardant d’un air majestueux et placide en direction de cet objet bizarre, trapu comme une sorte de super-rhinocéros, que ses yeux ne lui montraient qu’en silhouette. Aucune odeur d’homme ne parvenait jusqu’à lui et il observait l’objet, bougeant légèrement sa grande tête de côté et d’autre. Puis, observant l’objet, sans avoir peur, mais hésitant avant d’aller boire à la berge avec une chose pareille en face de lui, il vit une forme d’homme s’en détacher. Alors, il détourna sa tête massive pour filer en direction du couvert des arbres, lorsqu’il entendit un craquement de tonnerre et ressentit le choc brutal d’une balle blindée de 50-06, de 220 grains qui lui mordait le flanc et, en une soudaine bouillante nausée, lui déchirait l’estomac.

Il partit au trot, lourd, pattu, oscillant de toute l’ampleur de son ventre blessé, à travers les arbres, vers le refuge des hautes herbes, quand cela craqua de nouveau et déchira l’air en passant près de lui. Ensuite, cela craqua encore une fois et il sentit le coup le frapper dans les basses côtes et se forcer un chemin dans sa chair, et subitement dans sa gueule une écume de sang chaud ; alors il s’enfuit au galop vers les hautes herbes, où il pourrait se blottir sans être vu et les forcer à amener la chose qui craquait assez près pour qu’il pût charger et attraper l’homme qui la tenait.

Macomber n’avait pas songé à ce que pouvait ressentir le lion, en descendant de l’auto. Il savait seulement que ses mains tremblaient, et, lorsqu’il s’écarta de la voiture, il lui fut presque impossible de remuer les jambes. Elles étaient raides aux cuisses, mais il sentit frémir les muscles. Il épaula sa carabine, visa la jointure de la nuque du lion et pressa la détente. Il ne se passa rien, et pourtant il tirait à s’en casser le doigt. Puis il comprit qu’il avait laissé le cran de sûreté et tout en abaissant la carabine pour le pousser, ses jambes pétrifiées le portèrent encore d’un pas en avant et le lion, voyant maintenant sa silhouette se détacher nettement de la silhouette de l’auto, fit demi-tour et partit au petit trot et quand Macomber tira, il entendit un « ploc » mat signifiant que la balle avait porté. Macomber tira de nouveau et chacun put voir la balle soulever un jet de poussière devant le lion qui trottait. Il tira encore une fois, se souvenant qu’il fallait viser bas, et tout le monde entendit le choc de la balle ; alors le lion prit le galop et se trouva dans les hautes herbes avant qu’il eût refermé la culasse.

Macomber restait là, envahi par une légère sensation de nausée, et ses mains, qui tenaient le Springfield toujours armé, tremblaient ; sa femme et Robert Wilson étaient à ses côtés. À ses côtés aussi se tenaient les deux porteurs de fusils. Ils jacassaient en wakamba.

« Je l’ai touché, dit Macomber. Je l’ai touché deux fois.

–  Une dans les tripes, et une quelque part en avant », dit Wilson, sans enthousiasme.

Les porteurs de fusils avaient un air très grave. Ils s’étaient tus.

« Il se peut que vous l’ayez tué, continua Wilson. Il va falloir que nous attendions un moment avant de rentrer dedans voir ce qu’il en est.

–  Que voulez-vous dire ?

–  Lui laisser le temps de se refroidir avant de le poursuivre.

–  Ah ! fit Macomber.

–  Un lion épatant, nom d’un chien ! fit Wilson d’un ton encourageant. Dommage qu’il soit allé se mettre dans un coin aussi mauvais.

–  Pourquoi est-ce mauvais ?

–  On ne le verra que quand on sera dessus.

–  Ah ! fit Macomber.

–  Allons-y, dit Wilson. La Memsahib peut rester dans la voiture. Nous allons jeter un coup d’œil sur les traces de sang.

–  Reste-là, Margot », dit Macomber à sa femme. Sa bouche était très sèche et il éprouvait des difficultés à articuler.

« Pourquoi ? demanda-t-elle.

–  Wilson trouve que cela vaut mieux.

–  Nous allons jeter un coup d’œil, fit Wilson. Restez là. Vous verrez d’ailleurs mieux d’ici.

–  Très bien ! »

Wilson parla en swahili au chauffeur. Ce dernier inclina la tête et fit : « Oui, B’wana. »

Ensuite ils descendirent la berge escarpée, traversèrent le torrent en escaladant ou en contournant les rochers, et grimpèrent sur l’autre rive en s’aidant de racines qui saillaient à même le talus, jusqu’à l’endroit où le lion était parti quand Macomber avait tiré son premier coup de fusil. Les porteurs de fusils désignèrent du bout de leurs longues tiges d’herbe des traces de sang noir sur l’herbe courte, et ces traces allaient se perdre derrière les arbres de la rive. « Que faisons-nous ? interrogea Macomber.

–  Pas le choix, dit Wilson. Peut pas amener la voiture ici. Berge trop raide. Laissons-le s’ankyloser un peu et après ça on ira voir ce qu’il devient, vous et moi.

–  On ne pourrait pas mettre le feu à l’herbe ? demanda Macomber.

–  Trop verte.

–  On ne peut pas envoyer des rabatteurs ? »

Wilson le jaugea du regard.

« C’est chose possible, bien entendu, dit-il. Mais cela ferait un tout petit peu assassinat Vous comprenez, nous savons que le lion est blessé. On peut lever un lion indemne – dès qu’il entend du bruit derrière lui, il part en avant – mais un lion blessé est sûr de charger. On ne peut pas le voir avant d’être en plein dessus. Il s’aplatit tellement bien qu’il se dissimule là’où on ne croirait pas qu’il y ait place pour un lièvre. C’est un peu délicat d’envoyer des boys làdedans, à ce genre de divertissement. Ferait sûrement des dégâts.

–  Et les porteurs de fusils ?

–  Oh ! Ils nous suivront. C’est leur shaurV. Ils ont signé un engagement pour ça, vous comprenez. Ça n’a pas l’air de les enthousiasmer outre mesure…, qu’en dites-vous ?

–  Je n’ai pas envie d’aller là-dedans », fit Macomber.

Cela partit tout seul, sans qu’il s’en rendît compte.

« Moi non plus, dit Wilson avec beaucoup de bonne humeur. Cependant, on n’a vraiment pas le choix. »

Puis, comme pour vérifier une pensée qui lui serait venue après coup, il eut un coup d’œil vers Macomber et vit soudain comme il tremblait et son visage défait

« Rien ne vous force à y aller, naturellement dit-il. C’est pour cela qu’on m’engage. C’est mon métier. Et c’est pourquoi je me fais payer si cher.

–  Vous voulez dire que vous iriez seul ? Pourquoi ne pas le laisser là ? » Robert Wilson, dont l’unique préoccupation avait été ce lion et le problème qu’il posait et qui n’avait pas songé à Macomber, sauf pour noter qu’il semblait avoir un peu le trac, ressentit soudain le même choc que s’il s’était trompé de porte dans un hôtel et eût entrevu quelque chose de honteux :

« Comment cela ?

–  Pourquoi ne pas simplement le laisser ?

–  Faire comme si nous ne le savions pas blessé, vous voulez dire ?

–  Non. Laisser tomber, simplement.

–  Ça ne se fait pas.

–  Pourquoi donc ?

–  D’abord, parce qu’il souffre, à coup sûr. Ensuite, quelqu’un d’autre pourrait très bien tomber dessus.

–  Je comprends.

–  Mais rien ne vous force à y prendre part.

–  Je voudrais bien, dit Macomber. C’est seulement que j’ai peur, vous comprenez.

–  Je passerai devant quand nous nous engagerons dans les herbes, dit Wilson, avec Kongoni qui suivra la piste. Tenez-vous derrière moi et un peu de côté. Il se peut que nous l’entendions grogner. Si nous l’apercevons, nous tirons tous les deux. Ne vous inquiétez de rien. Je suis là pour vous épauler. Mais, en fait, peut-être feriez-vous mieux de ne pas venir, vous savez. Cela vaudrait peut-être mieux. Pourquoi n’iriez-vous pas retrouver la Memsahib pendant que je liquide ça ?

–  Non, je veux y aller.

–  Bon, dit Wilson. Mais n’entrez pas si vous n’en avez pas envie. À partir de maintenant, c’est mon shauri à moi, vous savez.

– Je veux y aller », dit Macomber.

Ils s’assirent sous un arbre et restèrent à fumer.

« Voulez-vous parler à la Memsahib pendant que nous attendons ? demanda Wilson.

–  Non.

–  Je vais simplement aller lui dire de ne pas s’impatienter.

–  C’est cela », dit Macomber.

Il était assis, suant des aisselles, la bouche sèche, une sensation de vide au creux de l’estomac, souhaitant trouver le courage de dire à Wilson d’aller finir le lion sans lui. Il ne pouvait pas savoir que Wilson était furieux de ne pas avoir remarqué plus tôt l’état dans lequel il était et de ne pas l’avoir renvoyé auprès de sa femme. À ce moment, Wilson revint.

« J’ai votre grosse carabine, lui dit-il. Prenez-la. Nous lui avons laissé assez de temps, je crois. Venez. »

Macomber prit la grosse carabine et Wilson lui dit :

« Tenez-vous derrière moi, à environ cinq mètres sur la droite, et faites exactement ce que je vous dirai. »

Puis il parla en swahili aux deux porteurs de fusils qui étaient l’image même de la consternation.

« Allons-y, fit-il.

–  Pourrais-je avoir un peu d’eau ? » s’enquit Macomber.

Wilson dit quelque chose au plus âgé des porteurs de fusils qui portait un bidon à sa ceinture et l’homme le déboucla, en dévissa le bouchon et le tendit à Macomber qui le prit, remarquant combien il lui semblait lourd et comme l’enveloppe de feutre était velue et pelucheuse à la main. Il le leva pour boire et regarda devant lui l’herbe haute avec les arbres en parasol dans le fond. Une légère brise soufflait vers eux et l’herbe ondulait doucement sous le vent. Il regarda le porteur de fusils et s’aperçut que ce dernier souffrait lui aussi de la peur.

À trente-cinq mètres à l’intérieur des herbes, le gros lion était aplati tout de son long contre le sol. Il avait les oreilles en arrière et était complètement immobile, à part une légère crispation de sa longue queue dont la touffe noire fouettait l’air de haut en bas. Il s’était tapi dès qu’il avait atteint cet abri et il était malade à cause de la blessure qui avait percé son ventre plein et s’affaiblissait à cause de la blessure qui lui traversait les poumons et amenait à sa gueule une mince pellicule d’écume rouge chaque fois qu’il respirait. Ses flancs étaient humides et chauds et il y avait des mouches sur la petite ouverture que les balles blindées avaient faite dans sa peau rousse ; ses grands yeux jaunes, contractés par la haine, regardaient droit devant eux, ne cillant que lorsque la douleur apparaissait avec chaque respiration, et ses griffes labouraient la terre meuble et desséchée. Tout en lui, souffrance, maladie, haine, et tout ce qui lui restait de forces, se crispait en une concentration totale en vue d’un bond. Il entendait les hommes parler et il attendait, rassemblant toute sa vitalité, se préparant à charger dès que les hommes s’engageraient dans l’herbe. Au son de leurs voix, sa queue se raidit et fouetta l’air et au moment où ils franchirent la lisière des hautes herbes, il poussa un grognement d’asthmatique et chargea. Rongoni, le vieux porteur de fusils, en tête et suivant les traces de sang – Wilson guettant l’herbe, à l’affût du moindre mouvement, sa grosse carabine prête – le deuxième porteur de fusils, le regard porté en avant et l’oreille tendue – Macomber aux côtés de Wilson, le fusil déjà levé – tous venaient de s’engager dans l’herbe, quand

Macomber entendit le grognement poussif voilé par le sang et vit le jaillissement de la bête dans les herbes. Avant de s’en être rendu compte, il détalait ; il détalait comme un fou, en pleine panique et en terrain découvert, il détalait en direction du torrent.

Il entendit le ça-ra-wang de la grosse carabine de Wilson, puis de nouveau un craquement, carawang, et se retournant, il vit le lion, affreux à voir maintenant, la tête paraissant à moitié emportée, qui rampait vers Wilson sur la lisière des hautes herbes, tandis que l’homme à la figure rougeaude actionnait la culasse de sa courte et laide carabine et visait avec soin et qu’un autre tonnerre, carawang, sortait de la gueule d’acier, la masse jaune, lourde rampante du lion se raidissait et l’énorme tête mutilée glissait en avant. Alors Macomber, seul dans la clairière où il s’était enfui, un fusil chargé dans les mains, tandis que deux Noirs et un Blanc se retournaient et le regardaient avec mépris, comprit que le lion était mort. Il s’avança vers Wilson, son grand corps semblant n’être tout entier qu’un motif de honte à nu, et Wilson le regarda et dit :

« Voulez-vous prendre des photos ?

–  Non », répondit-il.

C’était tout ce qu’ils s’étaient dit jusqu’au moment où ils avaient regagné l’auto. Là, Wilson avait dit :

« Un lion épatant, nom d’un chien ! Les boys vont l’écorcher. Nous serons aussi bien ici à l’ombre. »

La femme de Macomber ne l’avait pas regardé et lui ne l’avait pas regardée non plus ; il s’était assis à côté d’elle à l’arrière, tandis que Wilson prenait place sur le siège avant. À un moment donné, il avait tendu le bras et avait pris la main de sa femme dans la sienne sans la regarder, mais elle avait retiré sa main. En regardant de l’autre côté de la rivière les porteurs de fusils en train d’écorcher le lion, il se rendait compte que sa femme avait dû être témoin de toute la scène. Pendant qu’ils étaient assis là, elle avait posé sa main sur l’épaule de Wilson ; il s’était retourné, alors elle s’était penchée en avant par-dessus le dossier peu élevé et l’avait embrassé sur la bouche.

« Eh bien, eh bien », fit Wilson, et de rouge cuit, sa teinte normale, son visage tourna au cramoisi.

« Mr. Robert Wilson, dit-elle. Le beau Mr. Wilson au visage rouge. » Ensuite elle se rassit près de Macomber et se détourna pour regarder par-delà le torrent l’endroit où gisait le lion qui levait en l’air des avant-bras dénudés où saillaient les tendons sur les muscles blancs, et exhibait un ventre ballonné qui blanchissait à mesure aue les Noirs détachaient la peau de la viande. Finalement les porteurs de fusils apportèrent la peau, humide et lourde, et après l’avoir roulée, la montèrent avec eux à l’arrière ; puis la voiture démarra. Personne n’avait prononcé une seule parole avant l’arrivée au camp.

C’était là l’histoire du lion. Macomber n’avait pas su ce qu’avait ressenti le lion avant de charger, ni pendant la charge, quand l’incroyable masse du 505 dotée d’une vitesse initiale de deux tonnes s’était écrasée sur sa gueule, ni ce qui l’avait poussé à continuer d’avancer quand le deuxième craquement assourdissant lui avait broyé l’arrière-train et l’avait amené, rampant, vers la chose explosante et fracassante qui l’avait détruit. Wilson avait son idée là-dessus et ne l’avait exprimée que par les mots : « Un lion épatant, nom d’un chien ! » Mais Macomber ne savait rien non plus des sentiments de Wilson. Il ne savait rien des sentiments de sa femme, sinon que pour elle tout était fini entre eux.

Sa femme en avait déjà eu assez de lui auparavant, mais cela ne durait jamais. Il était très riche, et allait l’être encore beaucoup plus, et il savait que jamais elle ne le quitterait, maintenant. C’était une des rares choses qu’il sût vraiment. Il savait cela, et puis des choses sur les motocyclettes – cela remontait à plus loin – sur les autos, sur la chasse au canard, sur la pêche – truite, saumon et poisson de pleine mer – sur la question sexuelle dans les livres, beaucoup de livres, trop de livres, sur tous les jeux de plein air, sur les chiens, très peu sur les chevaux, sur la façon de s’accrocher à son argent, sur la plupart des autres choses dont s’occupait le milieu qui était le sien, et sur le fait que sa femme ne le quitterait pas.

Sa femme avait été une beauté remarquée et elle était toujours une beauté remarquée en Afrique, mais elle n’était plus une beauté assez remarquée dans son pays pour avoir avantage à le quitter et elle le savait, et lui le savait. S’il avait eu plus de qualités question femmes, elle eût probablement commencé à avoir des craintes qu’il ne la quittât pour épouser une nouvelle beauté, mais elle en savait trop sur son compte pour s’inquiéter à son sujet. Par ailleurs, il avait toujours montré une grande tolérance et cela semblait être son meilleur côté, à moins que ce ne fût le plus sinistre.

Dans l’ensemble, ils étaient considérés, toutes proportions gardées, comme un heureux ménage, un de ceux dont la rupture est souvent chuchotée, mais ne se produit jamais, et, suivant l’expression d’un chroniqueur mondain, ils étaient en train d’ajouter plus qu’un soupçon d’aventure à une idylle aussi enviée que durable, grâce à un safari dans une contrée connue sous le nom de « La plus noire des Afriques » jusqu’à ce que les Martin Johnson’ l’eussent exposée à la lumière d’innombrables écrans argentés sur lesquels ils poursuivaient Simba le lion, le buffle, Tembo l’éléphant, tout en récoltant des spécimens pour le musée d’histoire naturelle. Le même chroniqueur les avait, dans le passé, signalés au moins trois fois comme à deux doigts… et ils l’avaient été. Mais ils se raccommodaient toujours. Leur union avait des bases solides. Margot était trop belle pour que Macomber eût envie de demander le divorce et Macomber avait trop d’argent pour que Margot pût jamais le quitter.

Il était maintenant près de trois heures du matin et Francis Macomber, qui s’était endormi un peu après avoir cessé de penser au lion, s’était ensuite réveillé, puis rendormi, s’éveilla soudain, effrayé par son rêve où il avait devant lui la tête du lion ensanglantée et, tendant l’oreille pendant que son cœur battait à se rompre, il se rendit compte que sa femme n’était pas dans l’autre lit de camp sous la tente. Il resta ainsi éveillé, sachant cela, deux heures durant.

Au bout de ce temps sa femme entra sous la tente, souleva sa moustiquaire et se glissa douillettement dans le lit.

« D’où viens-tu ? demanda Macomber dans l’obscurité.

–  Tiens, dit-elle, tu es réveillé ?

–  D’où viens-tu ?

–  Je suis simplement sortie prendre un peu l’air.

–  Tu parles !

–  Que veux-tu que je te dise, mon chéri ?

–  D’où viens-tu ?

–  De prendre l’air dehors.

–  Ah, ça s’appelle comme ça ? Tu es vraiment une garce, tu sais.

–  Et toi, tu es un lâche.

–  Possible, dit-il. Et après ?

–  Après. Rien, en ce qui me concerne. Mais, je t’en prie, mon chéri, ne parlons pas, j’ai vraiment trop sommeil.

–  Tu t’imagines que je supporterai n’importe quoi.

–  J’en suis persuadée, mon trésor.

–  Eh bien, tu te trompes.

–  Je t’en prie, mon chéri, ne parlons pas. J’ai tellement sommeil.

–  Il avait été entendu qu’il n’y aurait pas d’histoires de ce genre. Tu me l’avais promis.

–  Eh bien, maintenant il y en a une, dit-elle suavement.

/. Martin Elina Johnson (1884-19)7), cinéaste américain qui tourna de remarquables documentaires sur la faune qfricaine pour le compte du Muséum of Natural Iliston’.

–  Tu avais dit que si nous faisions ce voyage, il n’y aurait pas d’histoires de ce genre. Tu l’avais promis.

–  Oui, mon chéri. Et j’entendais bien qu’il en fût ainsi. Mais notre voyage a été gâché hier. Est-ce bien utile d’en parler ?

–  Quand tu sens que tu as un avantage, tu n’es pas longue à en profiter, n’est-ce pas ?

–  Je t’en prie, ne parlons pas. J’ai tellement sommeil, chéri.

– Je vais parler.

–  Alors ne te gêne pas pour moi, parce que j’ai l’intention de dormir. » Ce qu’elle fit.

Au petit déjeuner, ils se trouvèrent attablés tous trois avant l’aube et Francis Macomber découvrit que, parmi tous les hommes qu’il avait détestés, c’était Robert Wilson qu’il détestait le plus.

« Bien dormi ? demanda Wilson de sa voix gutturale, tout en bourrant sa pipe.

–  Et vous ?

–  Épatamment », lui répondit le chasseur blanc.

Le salaud, pensa Macomber, l’insolent salaud.

Donc elle l’a réveillé en rentrant, se dit Wilson en les observant tous deux de ses yeux impassibles, froids. Après tout il n’a qu’à tenir sa femme ! Pour qui me prend-il, pour un foutu saint de plâtre ? Il n’a qu’à la tenir. C’est sa faute.

« Croyez-vous que nous trouverons du buffle ? demanda Margot, en repoussant un plat d’abricots.

–  Des chances, répondit Wilson avec un sourire à son adresse. Pourquoi ne restez-vous pas au camp ?

–  Pour rien au monde, lui dit-elle.

–  Pourquoi ne pas lui donner l’ordre de rester au camp ? dit Wilson à Macomber.

–  Donnez-le-lui, vous, dit froidement Macomber.

–  Cessons donc de parler de donner des ordres ou – ceci à Macomber

–  de dire des bêtises, Francis, fit Margot, d’un ton très affable.

–  Prêt à partir ? demanda Macomber.

–  Quand vous voudrez, lui dit Wilson. Voulez-vous que la Memsahib vienne ?

–  Est-ce que cela changerait quelque chose que je le veuille ou non ! » Au diable leurs histoires, se dit Robert Wilson. Au diable leurs sacrées foutues histoires. Ah ! c’est comme ça. Très bien, alors ça sera comme ça. « Rien du tout, fit-il.

–  Vous ne préférez vraiment pas rester au camp avec elle et me laisser chasser le buffle tout seul ? demanda Macomber.

–  Peux pas faire ça, répondit Wilson. À votre place, je m’abstiendrais de dire des idioties.

–  Je ne dis pas d’idioties. Je suis dégoûté.

–  Francis, tâche de parler un peu plus raisonnablement, je te prie, lui dit sa femme.

–  Je parle bien trop raisonnablement, bon Dieu, répondit Macomber. A-t-on jamais mangé cuisine aussi infecte ?

–  Il y a quelque chose qui cloche avec la nourriture ? demanda Wilson, imperturbable.

–  Pas plus qu’avec tout le reste.

–  Allons, remettez-vous, voyons. À votre place, je ferais un effort, mon petit, dit Wilson d’une voix très calme. Un des boys qui servent à table comprend un peu l’anglais.

–  Qu’il aille au diable. »

Wilson se leva et s’en alla en tirant sur sa pipe, adressant quelques mots en swahili à l’un des porteurs de fusils qui était resté à l’attendre. Macomber et sa femme restaient assis à table. Il regardait fixement sa tasse à café.

« Mon chéri, si tu fais une scène, je te quitte, dit calmement Margot.

–  Non, tu ne me quitteras pas.

–  Tu peux essayer pour voir.

–  Tu ne me quitteras pas !

–  Non, dit-elle, je ne te quitterai pas et tu vas te tenir convenablement.

–  Me tenir convenablement ? Je trouve ça joli. Moi, me tenir convenablement !

–  Oui, tiens-toi convenablement.

–  Et si toi, tu essayais de te tenir convenablement

–  Il y a si longtemps que j’essaie ! Tellement longtemps.

–  Je déteste ce porc avec sa face rougeaude, dit Macomber, je ne peux pas le sentir.

–  Je t’assure qu’il est très gentil.

–  Oh ! la ferme », fit Macomber, hurlant presque. Juste à ce moment la voiture arriva et stoppa devant la tente-salle à manger et le chauffeur en descendit, avec les deux porteurs de fusils. Wilson s’avança et considéra le mari et la femme assis là tous deux à la table.

« Venez à la chasse ? demanda-t-il.

–  Oui, fit Macomber en se levant. Oui.

–  Feriez bien de prendre un chandail. Il fera un peu frais dans l’auto, dit Wilson.

– Je vais aller chercher mon cuir, dit Margot.

–  Le boy l’a pris », lui dit Wilson.

Il monta devant avec le chauffeur, tandis que Francis Macomber et sa femme s’asseyaient sans mot dire à l’arrière.

Pourvu qu’il ne prenne pas fantaisie à cette espèce d’idiot de me faire sauter le derrière de la tête, pensa Wilson à part lui. Les femmes sont vraiment une plaie dans un safari.

La voiture descendit dans un crissement de pneus, pour aller traverser le cours d’eau à un gué caillouteux, puis gravit de biais la rive escarpée où Wilson avait fait pelleter la veille un chemin afin de leur permettre d’atteindre le terrain ondulé et boisé comme un parc qui s’étendait de l’autre côté.

Belle matinée, songeait Wilson. Il y avait une forte rosée et, comme les roues passaient à travers les herbes et les buissons nains, il pouvait sentir l’odeur des fougères écrasées. Cela ressemblait au parfum de la verveine, et il aimait cette odeur de rosée à l’aube, les fougères broyées et l’aspect des troncs d’arbres qui se détachaient en noir sur le brouillard du petit jour, tandis que la voiture se frayait un chemin à travers celle contrée vierge de toute piste et semblable à un grand parc.

Il avait fini par ne plus se préoccuper des deux qui étaient assis à l’arrière et pensait maintenant à la’ question buffle. Les buffles qu’il cherchait se tenaient durant le jour dans un marais bourbeux où ils étaient difficiles à tirer ; mais la nuit ils sortaient paître sur une bande de terrain déboisé et, s’il réussissait à les intercepter en amenant la voiture entre eux et le marais, Macomber aurait là quelques chances de les tenir à portée en terrain découvert. Il n’avait pas envie de chasser le « buff » avec Macomber dans la brousse épaisse. Il n’avait pas envie de chasser le « buff » ni quoi que ce fut d’autre avec Macomber, dans n’importe quelles circonstances, mais il était chasseur de son métier et il avait chassé avec de drôles d’oiseaux en son temps. S’ils tuaient du buffle aujourd’hui, il ne resterait plus que le rhinocéros et le pauvre homme en aurait fini avec le gibier dangereux, et peut-être cela irait-il mieux pour lui. Il ne reverrait plus la femme, et Macomber finirait par oublier cela aussi. Elle a dû lui en faire voir de drôles déjà, à en juger par ça. Pauvre diable. Il doit avoir sa façon à lui de surmonter cela. Enfin, bon Dieu, c’était sa faute, à ce pauvre couillon.

Lui, Robert Wilson, emmenait un lit de camp à deux places en safari, en prévision des bonnes fortunes éventuelles. Il avait chassé pour une clientèle particulière, le milieu sportif international des jeunes viveurs, où les femmes estimaient ne pas en avoir pour leur argent tant qu’elles n’avaient pas partagé la couchette en question avec le chasseur blanc. Il les méprisait quand il était loin d’elles, et cependant plusieurs d’entre elles lui avaient assez plu, à l’époque, mais elles étaient son gagne-pain, et il faisait siens leurs goûts et leurs habitudes, puisque c’étaient elles qui le payaient.

Il faisait siens tous leurs goûts et leurs désirs, sauf en ce qui concernait la chasse. Sur la manière de tuer il avait ses règles à lui et ils pouvaient toujours, ou bien s’y conformer, ou bien aller s’adresser à un autre chasseur. D’ailleurs il savait que tous le respectaient à cause de cela. Mais Macomber était un drôle de pistolet. Merde, alors. Et sa femme, donc. Eh bien, quoi, sa femme. Eh oui, sa femme. Hum, sa femme. En tout cas, pour lui, il avait laissé tomber tout ça. Il se retourna pour les regarder. Macomber avait l’air furieux et sinistre. Margot lui sourit. Elle faisait moins beauté professionnelle. Dieu sait ce qu’elle a dans le cœur, songeait Wilson. Elle n’avait pas beaucoup parlé la nuit précédente. À part cela, elle était vraiment très agréable à voir.

L’auto grimpa une petite pente, roula sous les arbres, puis déboucha dans une clairière couverte d’herbe grasse qui faisait songer à la steppe, et se tint sous le couvert des arbres qui la bordaient ; le chauffeur conduisait très lentement et Wilson observait au loin avec attention l’autre côté de la prairie, sur toute son étendue. Il fit stopper l’auto et parcourut la clairière avec ses jumelles. Puis il fit signe au chauffeur de repartir et la voiture continua d’avancer lentement, le chauffeur évitant les trous de sangliers et contournant les châteaux de boue que les termites avaient construits. Puis, le regard épiant l’autre côté de la clairière, Wilson soudain se retourna et fit :

« Nom de Dieu ! les voilà ! »

Alors, regardant l’endroit désigné, tandis que l’auto bondissait en avant et que Wilson parlait rapidement au chauffeur en swahili, Macomber aperçut trois animaux énormes et noirs, d’une lourdeur allongée qui les faisait paraître presque cylindriques comme de gros camions-citernes noirs, et qui se déplaçaient au galop le long de la lisière éloignée de la clairière. Cous raidis, corps raidis, leur galop avait une allure rigide, et il pouvait voir sur leurs têtes le jet haut et noir des larges cornes pendant qu’ils galopaient la tête en avant, fixe. « Ce sont trois vieux mâles, dit Wilson. Nous allons les couper avant qu’ils n’atteignent le marais. »

L’auto fonçait, à soixante-quinze à l’heure, à travers la clairière et pendant que Macomber les regardait, les buffles devinrent de plus en plus gros, et bientôt, il put distinguer l’aspect gris sale, chauve et croûteux d’un mâle énorme et remarquer comme le cou formait bloc avec les épaules. Ses cornes étaient d’un noir brillant… et il galopait… il galopait légèrement en arrière des autres, lesquels se maintenaient de front à une allure plongeante et régulière ; et alors, la voiture chassant comme si elle venait de sauter un fossé, ils se rapprochèrent et il vit l’énormité plongeante du taureau, la poussière sur son cuir aux poils clairsemés, la masse épaisse de sa bosse, son mufle épaté, aux larges narines, et il épaulait sa carabine quand Wilson cria : « Pas de la voiture, espèce d’idiot ! » et il n’éprouva aucune peur, seulement de la haine pour Wilson, tandis que les freins se bloquaient et que la voiture dérapait en labourant le sol, presque stoppée d’un seul coup, avec Wilson descendu d’un côté et lui de l’autre ; il trébucha en touchant le sol encore fuyant sous ses pieds, puis tira sur le taureau qui s’éloignait, entendant les balles s’enfoncer dans la chair avec un « ploc » mat, vida sur lui son chargeur alors qu’il s’éloignait à bonne allure, se rappelant finalement qu’il fallait placer ses balles en avant dans l’épaule, et tout en tâtonnant hâtivement pour recharger, il s’aperçut que le taureau était tombé. Tombé sur les genoux, sa grande tête agitée de secousses ; et voyant que les deux autres galopaient toujours, il tira sur le premier et le toucha. Il tira une seconde fois, manqua, entendit le carawang de tonnerre du fusil de Wilson et vit l’animal de tête piquer en avant et s’affaler sur le nez.

« Prenez l’autre, dit Wilson. Voilà ce qui s’appelle tirer, au moins, bravo ! »

Mais l’autre mâle continuait à galoper à la même allure régulière et il le rata, soulevant un jet de poussière ; Wilson le rata. Un nuage de poussière s’éleva et Wilson cria : « Venez, il est trop loin ! » et l’empoigna par le bras et de nouveau ils se retrouvèrent sur l’auto, Macomber et Wilson accrochés de chaque côté du châssis, vertigineusement ballottés sur le terrain accidenté, gagnant peu à peu sur le galop régulier, plongeant, rigide et rectiligne du taureau. Ils étaient derrière lui et Macomber chargeait son fusil, laissant tomber les cartouches par terre, enrayant son arme, la dégageant, et ils se trouvèrent presque à la hauteur du mâle, lorsque Wilson cria : « Stop », et la voiture fit une telle embardée qu’elle faillit se retourner. Macomber fut précipité en avant et retomba sur ses pieds, poussa violemment la fermeture de la culasse et tira aussi loin en avant qu’il lui était possible de viser dans le dos rond et noir qui galopait, visa et tira encore, encore, et les balles qui avaient toutes porté, n’avaient aucun effet sur le buffle, autant qu’il pouvait en juger.

Ensuite, Wilson tira, la déflagration manquant lui crever les tympans, et il vit le taureau chanceler. Macomber tira de nouveau, visant avec soin, et cette fois il s’affaissa sur les genoux.

« Ça y est, dit Wilson. C’est du beau travail. On les a eus tous les trois ! »

Une exaltante ivresse envahit Macombeir.

« Combien de fois avez-vous tiré ? demanda-t-il.

–  Trois fois seulement, fit Wilson. Vous avez tué le premier. Le plus gros. Je vous ai aidé à finir les deux autres. J’avais peur qu’ils n’aillent se mettre à couvert. Mais en réalité vous les aviez. J’ai simplement fait un peu de nettoyage. Vous avez sacrément bien tiré.

–  Allons jusqu’à la voiture, dit Macomber. J’ai soif.

–  Faut d’abord finir celui-là », lui dit Wilson. Le buffle était sur les genoux, et quand ils s’approchèrent, il agita furieusement la tête, les yeux rapetissés par la colère, et poussa des mugissements de rage féroces.

« Attention qu’il ne se relève pas », dit Wilson. Puis : « Prenez-le un peu de flanc et tirez-le dans le cou, juste derrière l’oreille. » Macomber visa soigneusement le milieu de l’énorme cou qui s’agitait furieusement. Le coup partit, la tête s’affaissa.

« Et voilà, fit Wilson. Dans l’épine dorsale. Insensé l’aspect de ces bêtes-là, trouvez pas ?

–  Buvons un coup », dit Macomber. De sa vie il ne s’était senti aussi content.

Assise dans l’auto, la femme de Macomber était blême.

« Tu as été magnifique, chéri, dit-elle à Macomber. Quelle randonnée !

–  C’était mauvais ?

–  Épouvantable. Jamais je n’ai eu aussi peur.

–  Buvons tous un coup ! dit Macomber.

–  Comment donc ! dit Wilson. Passez-le à la Memsahib. »

Elle but le whisky sec au goulot et frissonna légèrement en l’avalant. Elle passa la gourde à Macomber qui la tendit à Wilson.

« C’était terriblement excitant, dit-elle. Ça m’a donné une affreuse migraine. À part ça, je ne savais pas qu’on avait le droit de les tirer d’une auto.

–  Personne n’a tiré d’une auto, dit calmement Wilson.

–  Je veux dire : de les chasser en auto.

–  L’aurais pas fait, d’ordinaire, dit Wilson. M’a paru néanmoins assez sport pendant qu’on y était. Plus risqué de rouler à cette allure dans un terrain plein de trous et de tout ce que vous voudrez, que de chasser à pied. Le buffle aurait pu nous charger chaque fois que nous avons tiré, s’il l’avait voulu. On lui a laissé toutes ses chances. N’en parlerais à personne, si j’étais vous, malgré tout. C’est illégal, si vous allez par là.

–  Je trouve cela assez déloyal, dit Margot, de chasser ces pauvres grosses bêtes sans défense en automobile.

–  Vraiment ? dit Wilson.

–  Qu’arriverait-il si on l’apprenait à Nairobi ?

–  On m’enlèverait ma licence, et d’une. Tas d’autres désagréments, dit Wilson, qui but une rasade à la gourde. Je serais sans situation.

–  Sérieusement ?

–  Sérieusement.

–  Eh bien ! dit Macomber, et pour la première fois de la journée, il sourit. Maintenant, elle vous tient.

–  Tu as vraiment une façon charmante de présenter les choses, Francis », dit Margot Macomber. Wilson les observa tous les deux. Un c… qui épouse une garce, qu’est-ce que ça donnera comme progéniture ? songeait-il. Mais à haute voix, il dit simplement : « Nous avons perdu un porteur de fusils. Vous l’aviez remarqué ?

–  Bon Dieu, non, dit Macomber.

–  Le voilà, dit Wilson. Il n’a rien. Il a dû lâcher prise quand nous sommes repartis après le premier taureau. »

C’était le porteur de fusils, un homme d’âge mûr, qui venait vers eux en clopinant, en casquette de tricot, tunique kaki, short et sandales de caoutchouc, le visage morne et l’air dégoûté. En s’approchant, il cria quelque chose en swahili et tous virent le changement qui se produisit dans la figure du chasseur blanc.

« Qu’est-ce qu’il dit ? interrogea Margot.

–  Il dit que le premier mâle s’est remis debout et est rentré dans la brousse, fit Wilson d’une voix sans timbre.

–  Ah ! fit Macomber, déconcerté.

–  Alors, cela va être exactement comme avec le lion, fit Margot, escomptant à l’avance ce qui allait se passer.

–  N’est pas du tout question que ce soit comme avec le lion, lui dit Wilson. Vouliez boire encore un coup, Macomber ?

–  Oui, merci », répondit Macomber. Il s’attendait à voir réapparaître en lui ce qu’il avait éprouvé à propos du lion, mais il n’y eut rien. Pour la première fois de sa vie, il se sentait entièrement délivré de la peur. Au lieu d’avoir peur, il exultait, très nettement.

« On va aller jeter un coup d’œil sur le deuxième, dit Wilson. Je vais dire au chauffeur de mettre la voiture à l’ombre.

–  Qu’allez-vous faire ? s’enquit Margaret Macomber.

–  Jeter un coup d’œil sur le “buff”, répondit Wilson.

–  Je vais avec vous.

–  Venez. »

Ils se dirigèrent tous trois vers le deuxième buffle, dont la masse noire bombait à découvert, tête en avant‘dans l’herbe, les puissantes cornes largement ouvertes.

« C’est une très belle bête, dit Wilson. Pas loin d’un mètre cinquante d’envergure. »

Macomber le regardait d’un air radieux.

« Horrible à voir, dit Margot. Nous ne pourrions pas aller à l’ombre ?

–  Mais si, dit Wilson. Regardez, dit-il à Macomber, voyez ces fourrés là-bas ?

–  Oui.

–  C’est là-dedans qu’est rentré le premier taureau. Le porteur de fusils a dit qu’au moment où il avait dégringolé, le buffle était tombé. Il regardait la voiture rouler à un train d’enfer et les deux autres “buffs” galoper. En levant les yeux il a vu le mâle debout sur ses pattes qui le regardait. Porteur de fusils a filé comme un zèbre et le buffle s’en est allé tout doucement dans ces fourrés.

–  On peut aller le chercher, maintenant ? » demanda avidement Macomber.

Wilson le considéra d’un œil appréciateur. Que je sois pendu si ce n’est pas un étrange bonhomme, se dit-il. Hier, il est froussard comme un lièvre, et aujourd’hui il veut tout bouffer.

« Non, laissons-lui encore un moment.

–  Allons nous mettre à l’ombre, je vous en supplie », dit Margot. Son visage était blême, elle avait l’air malade.

Ils allèrent à l’endroit où se trouvait l’auto, sous un arbre solitaire au feuillage évasé, et tous montèrent dedans.

« De grandes chances pour qu’il soit mort là-dedans, observa Wilson. On ira voir dans un petit moment. » Macomber se sentit envahi par une joie folle, extravagante, qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant.

« Ça, c’était du sport, bon sang, dit-il, jamais je n’ai rien ressenti de pareil. Tu ne trouves pas que c’était merveilleux, Margot ?

–  J’ai détesté cela.

–  Pourquoi ?

–  J’ai détesté cela, dit-elle aigrement, cela m’a répugné !

–  Vous savez, je crois bien que je n’aurai plus jamais peur de rien, dit Macomber à Wilson. Il s’est passé quelque chose en moi quand nous avons aperçu le premier mâle et que nous nous sommes lancés à sa poursuite. Comme line digue qui aurait crevé. C’était simplement l’excitation.

–  Ça nettoie le foie, dit Wilson. Il arrive de sacrées drôles de choses aux gens. »

Macomber avait le visage épanoui.

« C’est vrai, vous savez, qu’il m’est vraiment arrivé quelque chose, dit-il, je me sens complètement transformé. »

Sa femme le considéra d’un œil étrangement soupçonneux. Elle était affalée en arrière sur le siège et Macomber se tenait assis sur le bord du sien, parlant à Wilson qui se détournait pour lui parler pardessus le dossier du siège avant.

« Vous savez, j’aimerais essayer un autre lion, dit Macomber. Je n’en ai vraiment plus peur, maintenant. Après tout, qu’est-ce qu’ils peuvent vous faire ?

–  Très juste, dit Wilson. Pire qu’ils puissent vous faire, c’est vous tuer. Comment est-ce donc dans Shakespeare ? Voir si je peux me rappeler. Oh ! c’est fameux, nom de Dieu. Me le récitais à moi-même, dans le temps. Voyons voir : “Par ma foi, peu m’importe. On ne meurt qu’une fois. Nous devons une mort à Dieu et de quelque côté qu’on le prenne, qui meurt cette année est quitte pour la prochaine.” Épatant, sacré nom, hein ? »

Il se sentait très gêné d’avoir amené sur le tapis cette chose à laquelle il avait conformé sa vie, mais il en avait vu au cours de son existence, des hommes devenir majeurs, et cela l’avait toujours remué. Ce n’était pas une question de vingt et unième anniversaire. Il avait fallu le hasard extraordinaire d’une chasse, le fait d’avoir été subitement précipité dans l’action sans avoir eu l’occasion de s’en préoccuper par avance, pour amener cette chose chez Macomber, mais, toutes considérations sur la manière dont c’était arrivé mises à part, c’était bel et bien arrivé. Regardez-moi cet animal, pensait Wilson. Cela lient à ce que certains d’entre eux restent enfants si longtemps. Parfois toute leur vie. À cinquante ans, ils vous ont des allures de jeunes garçons. Les fameux hommes-enfants américains. Drôle de peuple, bon Dieu. Mais maintenant, il lui plaisait, ce Macomber. Sacré drôle de bonhomme. Cette aventure allait probablement mettre un terme à leurs histoires de cocufiage. Ehbien ! ce serait une sacrée bonne chose. Pauvre diable, devait probablement avoir eu peur toute sa vie. Peut pas savoir d’où ça venait. Mais maintenant, fini. N’avait pas eu le temps d’avoir peur avec le « buff ». Ça, et la colère, aussi. L’auto, aussi. S’accoutume plus facilement en auto. Allait cracher feu et flammes, maintenant, bon Dieu. Il avait vu cela tourner de la même façon pendant la guerre. Plutôt une transformation qu’une perte de virginité. La peur partie, comme enlevée au bistouri. Quelque chose d’autre poussant à la place. Ce que l’homme avait de plus précieux en lui. Ce qui faisait de lui un homme. Les femmes le savaient, d’ailleurs. Plus peur de rien, sacré bon Dieu.

Du fond de son coin, Margaret Macomber les considérait tous les deux. Il ne s’était pas produit de changement en Wilson. Elle voyait Wilson comme elle l’avait vu la veille, quand elle avait compris ce qui faisait sa grande force. Mais à présent, elle voyait le changement opéré en Francis Macomber.

« Est-ce que vous ressentez aussi cette joie à l’idée de ce qui va arriver ? interrogea Macomber, encore tout à l’exploration de ses nouvelles richesses.

–  Il vaut mieux ne pas en parler, dit Wilson, regardant l’autre dans les yeux. Fait beaucoup plus distingué de dire qu’on a peur. Et ditesvous bien que cela vous arrivera d’avoir peur, et plus d’une fois.

–  Mais vous l’avez, cette sensation de joie à l’idée de la bagarre à venir ?

–  Oui, dit Wilson. Cela existe. Pas recommandé de parler de tout ça. Gâche tout. Plus de plaisir à rien si on va le crier à l’avance sur les toits.

–  Quand vous aurez fini de dire des âneries, fit Margot. Sous prétexte que vous avez chassé de pauvres bêtes inoffensives en auto, vous vous prenez pour des héros.

–  M’excuse, dit Wilson. J’ai trop jacassé. »

Cette histoire la tracasse déjà, se dit-il.

« Si tu ne sais pas de quoi nous parlons, pourquoi t’en mêler ? dit Macomber à sa femme.

–  Tu es devenu très courageux, bien subitement », dit sa femme d’un ton de mépris, mais son mépris manquait d’assurance. Elle avait très peur de quelque chose.

Macomber se mit à rire, d’un rire très jovial et très naturel.

« C’est vrai, figure-toi, dit-il. C’est on ne peut plus vrai.

–  Est-ce qu’il ne commence pas à se faire tard ? » dit Margot avec amertume. Parce que depuis des années elle faisait tout son possible et s’ils en étaient là maintenant, ce n’était pas plus particulièrement la faute de l’un ou de l’autre.

« Pas pour moi », dit Macomber.

Margot ne dit rien, mais s’enfonça dans son coin.

« Croyez-vous que nous lui avons laissé assez de temps ? demanda allègrement Macomber à Wilson.

–  On peut aller jeter un coup d’œil, dit Wilson. Est-ce qu’il vous reste des balles ?

–  Le porteur de fusils en a. »

Wilson cria quelque chose en swahili et le plus âgé des porteurs de fusils, qui était occupé à dépouiller une tête, se leva, tira de sa poche une boîte de balles et l’apporta à Macomber, ce dernier chargea son fusil et mit les balles qui restaient dans sa poche.

« Vous feriez aussi bien de vous servir du Springfield, dit Wilson. Vous y êtes habitué. On va laisser le Mannlicher dans la voiture avec la Memsahib. Votre porteur de fusils pourra porter votre fusil lourd. Moi, j’ai ce foutu obusier. Et maintenant que je vous apprenne quelques petites choses sur eux. »

Il avait gardé cela pour la dernière minute afin de ne pas inquiéter Macomber.

« Quand un “buff’ s’amène sur vous, il vient la tête dressée et le cou complètement allongé. La bosse des cornes couvre la cervelle et empêche de rien tenter par là. Le seul endroit, c’est en plein dans le nez. Le seul autre, c’est dans la poitrine ou encore, si vous l’avez de flanc, dans le cou ou les épaules. Après qu’ils ont été touchés une fois, ils sont durs comme tout à tuer. Surtout pas de fantaisies. Tirez au plus simple et au plus facile. Voilà qu’ils ont fini de dépouiller cette tête. On y va ? »

Il appela les porteurs de fusils qui vinrent en s’essuyant les mains, et le plus vieux monta derrière.

« Je prends seulement Rongoni, dit Wilson. L’autre fera le guet, pour éloigner les oiseaux. »

Tandis que l’auto avançait lentement à travers le terrain découvert en direction de l’îlot broussailleux coiffé d’arbustes qui rejoignait une langue de feuillages courant le long du cours d’eau asséché, Macomber sentit son cœur cogner à grands coups et sa bouche était sèche comme la première fois, mais c’était la surexcitation, pas la peur.

« C’est ici qu’il est entré », dit Wilson.

Puis au porteur de fusils, en swahili :

« Prends les traces de sang. »

La voiture était arrêtée parallèlement au fourré. Macomber, Wilson et le porteur de fusils descendirent. Jetant un regard en arrière, Macomber vit sa femme qui le regardait, le fusil à côté d’elle. Il lui fit signe de la main et elle ne répondit pas.

La brousse devant eux était très épaisse et le sol était sec. Le plus âgé des porteurs de fusils suait abondamment. Wilson avait rabattu son chapeau sur ses yeux et son cou rouge apparaissait juste en avant de Macomber. Soudain le porteur de fusils dit quelque chose en swahili à Wilson et courut en avant.

« Il est mort là-dedans, dit Wilson. C’est du beau travail. »

Et il se retourna pour empoigner la main de Macomber et au moment où ils se serraient la main, en se souriant mutuellement, le porteur de fusils se mit à hurler comme un possédé et ils le virent sortir des fourrés et courir de côté à toute vitesse comme un crabe, avec le taureau qui fonçait, mufle dehors, bouche serrée, ruisselant de sang, sa tête massive tendue, qui s’amenait en chargeant, les regardant de ses petits yeux de cochon injectés de sang. Wilson, qui était devant, était agenouillé et tirait, et Macomber, tirant sans entendre la détonation de sa carabine complètement perdue dans le fracas du fusil de Wilson, vit sauter de l’énorme bosse des cornes des éclats semblables à de l’ardoise, puis la tête se releva en une violente secousse ; il tira une seconde fois sur le large mufle, vit de nouveau tressauter les cornes et voler des éclats ; maintenant il ne voyait plus Wilson ; alors, visant soigneusement, il tira encore au moment où l’énorme masse du buffle était presque sur lui et sa carabine presque à toucher la tète qui lui arrivait dessus, mufle dehors, et il pouvait voir les petits yeux méchants et la tête commençait à s’affaisser, quand il sentit un brusque éclair aveuglant et incandescent faire explosion à l’intérieur de son crâne et ce fut tout ce qu’il ressentit jamais.

Wilson s’était jeté de côté pour pouvoir le tirer dans l’épaule. Macomber était resté planté de pied ferme et avait tiré au museau chaque fois un peu haut, touchant les lourdes cornes, les ébréchant et les faisant voler en éclats comme des bouts d’ardoise, et Mrs. Macomber, de l’auto, avait tiré sur le buffle avec le Mannlicher 6,5, au moment où il semblait être sur le point d’éventrer Macomber, et avait atteint son mari à peu près deux pouces plus haut que la base du crâne, et légèrement de côté. Et maintenant Francis Macomber était étendu le visage contre le sol, à moins de deux mètres du buffle qui gisait sur le flanc. Sa femme s’agenouilla près de lui, Wilson à côté d’elle.

« À votre place je ne le retournerais pas », dit Wilson.

La femme sanglotait éperdument.

« J’irais dans la voiture, poursuivit Wilson. Où est le fusil ? »

Elle secoua la tête, le visage crispé. Le porteur de fusils ramassa l’arme.

« Laisse-le où il est », dit Wilson. Puis : « Va chercher Abdullah qu’il puisse témoigner de la façon dont l’accident s’est produit. »

Il s’agenouilla, tira un mouchoir de sa poche et le déploya sur la tête aux cheveux ras de Francis Macomber, là où elle gisait. Le sang s’infiltrait dans la terre meuble desséchée.

Wilson se releva et vit le buffle couché sur le flanc, les pattes étendues, son ventre aux poils clairsemés grouillant de tiques. Beau mâle, nom d’un chien, enregistra automatiquement son cerveau. Largement cinquante pouces, ou plus. Plus. Il cria au chauffeur d’étendre une couverture sur le corps et de rester à côté. Ensuite, il alla vers la voiture dans laquelle la femme était assise, pleurant dans son coin.

« Très joli ce que vous avez fait là, dit-il d’une voix sans timbre. C’est vrai qu’il vous aurait quittée, en plus.

–  Taisez-vous, dit-elle.

–  C’est un accident, bien entendu, fit-il. Je sais cela.

–  Taisez-vous, dit-elle.

–  N’ayez pas d’inquiétude, fit-il. Il y aura quelques désagréments à subir, mais je vais faire prendre des photos qui seront très utiles pour l’enquête. Il y aura aussi les témoignages des porteurs de fusils et du chauffeur. Vous vous en sortirez très bien.

–  Taisez-vous, dit-elle.

–  Il y a un boulot de tonnerre de Dieu à faire, dit-il. Et je vais être forcé d’envoyer une camionnette jusqu’au lac demander un avion par sans-fil pour nous transporter tous les trois à Nairobi. Pourquoi ne l’avez-vous pas empoisonné ? C’est ce qu’on fait, en Angleterre.

–  Taisez-vous. Taisez-vous. Taisez-vous. »

La femme sanglota.

Wilson la considéra de ses yeux bleus et froids.

« J’ai fini, maintenant J’étais un peu en colère. Je commençais à aimer votre mari.

–  Oh ! je vous en prie. Taisez-vous, dit-elle. Taisez-vous, taisez-vous, s’il vous plaît.

–  Voilà qui est mieux, dit Wilson. “S’il vous plaît” est beaucoup mieux. Maintenant je me tais. »

Ernest Hemingway : L’heure triomphale de Francis Macomber
  • Auteur : Ernest Hemingway
  • Titre : L’heure triomphale de Francis Macomber
  • Titre original : The Short Happy Life of Francis Macomber
  • Publié dans : Cosmopolitan, septembre 1936

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