Gabriel García Márquez : La sieste du mardi

Gabriel García Márquez : La sieste du mardi

Résumé : La sieste du mardi (La siesta del martes), conte de Gabriel García Márquez, raconte l’histoire d’une mère et de sa fille qui voyagent en train vers une petite ville par une chaude journée d’août. Vêtues de deuil, elles portent un bouquet de fleurs et une dignité sereine, malgré leur pauvreté évidente. Leur destination est la maison paroissiale, où elles cherchent les clés du cimetière pour se rendre sur une tombe. Tout au long du récit, l’atmosphère dense et les gestes contenus révèlent une histoire de douleur, de résistance et de fierté au milieu du jugement silencieux d’une communauté.

Gabriel García Márquez : La sieste du mardi

La sieste du mardi

Gabriel García Márquez
( Nouvelle complète )

Le train sortit du trépidant corridor de roches vermeilles, pénétra dans les plantations de bananiers, symétriques et interminables ; l’air devint alors humide et on ne sentit plus la brise marine. Une épaisse fumée suffocante entra par la portière de la voiture. Dans le petit chemin parallèle à la voie ferrée, des bœufs tiraient des charrettes chargées de régimes de bananes vertes. De l’autre côté, sur des terres capricieusement soustraites aux cultures, on voyait des bureaux avec des ventilateurs électriques, des bâtiments de brique rouge et des résidences avec des chaises et des tables blanches sur les terrasses au milieu de palmiers et de rosiers poussiéreux. Il était onze heures du matin et le soleil ne dardait pas encore.

— Tu ferais mieux de remonter la vitre, dit la femme. Tu vas avoir du charbon plein les cheveux.

La fillette obéit mais le store rouillé resta bloqué.

C’étaient les seuls passagers de ce sobre wagon de troisième classe. La fumée de la locomotive continuant à entrer par la portière, la petite fille se leva et mit sur son siège les objets qu’elles avaient emportés : un sac en plastique avec un casse-croûte et un bouquet de fleurs enveloppé dans du papier journal. Puis elle alla s’asseoir à l’opposé de la fenêtre, face à sa mère. Toutes deux étaient en grand deuil, mais pauvrement vêtues.

La petite fille avait douze ans et c’était son premier voyage. La femme avec ses veines bleues sur les paupières, son corps menu, mou et sans formes dans une robe coupée comme une soutane, paraissait trop âgée pour être sa mère. Elle voyageait, la colonne vertébrale solidement appuyée contre la banquette, en tenant à deux mains sur son sein un sac de cuir verni tout craquelé. Elle avait la sérénité scrupuleuse des gens habitués à la pauvreté.

La chaleur commença sur le coup de midi. Le train s’arrêta dix minutes dans une gare sans village où il fit provision d’eau. Au-dehors, dans le mystérieux silence des plantations, l’ombre avait un aspect de pureté, tandis que l’air accumulé à l’intérieur de la voiture sentait le cuir frais équarri. Le train ne chercha plus à accélérer. Il s’arrêta dans deux villages exactement semblables avec leurs maisons peintes de couleurs vives. La petite fille enleva ses souliers puis alla aux toilettes mettre dans l’eau son bouquet de fleurs mortes.

Quand elle revint, sa mère l’attendait pour manger. Elle lui tendit un morceau de fromage, une moitié de beignet de maïs, un petit gâteau sec et, du sac en plastique, elle sortit la même chose pour elle. Pendant qu’elles mangeaient, le train franchit lentement un pont métallique et traversa sans s’arrêter un village semblable aux précédents bien que dans celui-ci il y eût foule sur la place. Une fanfare jouait un air joyeux sous le soleil écrasant. De l’autre côté du village, dans la plaine crevassée par la sécheresse, c’était la fin des plantations.

La femme cessa de manger.

— Mets tes souliers, dit-elle.

La fillette regarda au-dehors. Elle vit seulement la plaine déserte sur laquelle le train s’était remis à courir ; elle glissa dans le sac le reste de son gâteau sec et enfila rapidement ses chaussures. La femme lui tendit un peigne.

— Coiffe-toi, dit-elle.

Le train siffla pendant que la petite se peignait. La femme épongea la sueur de son cou et essuya la graisse de son visage avec ses doigts. Quand la fillette eut fini de se peigner le train passait devant les premières maisons d’un village qui était plus grand mais plus triste que les précédents.

— Si tu veux faire tes besoins, vas-y maintenant, dit la femme. Ensuite, même si tu meurs de soif, ne bois pas d’eau. Et surtout ne pleure pas.

La fillette approuva d’un signe de tête. Un vent chaud et sec entra par la portière, en même temps que le sifflet de la locomotive et le tintamarre des vieux wagons. La femme enroula le sac en plastique avec le reste du casse-croûte et le rangea dans son sac à main. Durant un instant, le village entier, en cet éblouissant mardi d’août, resplendit à travers la vitre. La fillette enveloppa ses fleurs dans les journaux mouillés, s’éloigna un peu plus de la portière et regarda fixement sa mère qui lui répondit par un regard calme. Le train interrompit son sifflement, ralentit, puis s’immobilisa.

Il n’y avait personne à la gare. De l’autre côté de la rue, sur le trottoir ombragé par les amandiers, la salle de billard seule était ouverte. Le village flottait dans la chaleur. La femme et la fillette descendirent du train, traversèrent la gare abandonnée dont le carrelage commençait à se fendre sous la poussée de l’herbe, et passèrent sur le trottoir à l’ombre.

Il était presque deux heures. Accablé par la torpeur ambiante, le village faisait la sieste. Les magasins, les bureaux, l’école communale, étaient fermés depuis onze heures et ne rouvriraient qu’un peu avant quatre heures au moment du retour du train. Il n’y avait que l’hôtel de la gare, avec sa buvette et sa salle de billard, et le bureau de poste, situé en bordure de la place, qui n’avaient point fermé leurs portes. Les maisons, presque toutes construites d’après le prototype de la compagnie bananière, avaient poussé leurs verrous et baissé leurs persiennes. Il faisait tellement chaud que certains habitants déjeunaient dans la cour ; d’autres avaient étendu un siège à l’ombre des amandiers et faisaient la sieste assis en pleine rue.

Recherchant toujours la protection des amandiers, la femme et la fillette entrèrent dans le village sans en troubler la sieste. Elles se rendirent tout droit au presbytère. La femme gratta avec l’ongle le grillage du guichet, attendit un instant et appela de nouveau. À l’intérieur, un ventilateur électrique bourdonnait. On n’entendit aucun pas, simplement le léger grincement d’une porte et aussitôt après une voix prudente, tout près du grillage, qui disait : « Qui êtes-vous ? » La femme essaya de regarder par le guichet.

— Je désire voir monsieur le curé, dit-elle.

— Il est en train de dormir.

— C’est urgent, insista la femme.

Sa voix était calme et persuasive.

La porte s’entrouvrit sans bruit et une femme mûre et rondelette, au teint pâle et aux cheveux platinés, apparut. Ses yeux semblaient tout petits derrière les verres épais de ses lunettes.

— Entrez, dit-elle, et elle ouvrit en grand la porte.

Elles pénétrèrent dans une salle imprégnée d’une odeur ancienne de fleurs. La femme les conduisit jusqu’à un banc de bois et leur fit signe de s’asseoir. Ce que fit la fillette, mais sa mère resta debout, songeuse, en serrant son sac à deux mains. On n’entendait aucun bruit derrière le ventilateur électrique.

La femme réapparut par la porte du fond et annonça à voix basse :

— Il dit que vous pouvez revenir à trois heures. Il s’est couché il y a cinq minutes.

— Le train repart à trois heures et demie, dit la mère.

Ce fut une réponse brève et ferme, mais la voix gardait un calme plein de nuances. Pour la première fois, l’hôtesse se mit à rire.

— Bien, dit-elle.

Quand la porte du fond se referma, la mère s’assit près de sa fille. Le salon était petit, pauvre, propre et bien rangé. De l’autre côté d’une rampe en bois qui séparait la pièce en deux, il y avait un bureau tout simple, avec une toile cirée et, dessus, une vieille machine à écrire auprès d’un vase avec des fleurs. Derrière, étaient alignées les archives de la paroisse. On remarquait que c’était un bureau tenu par une célibataire.

La porte du fond s’ouvrit et le curé s’avança en essuyant avec un mouchoir les verres de ses lunettes. Quand il les posa sur son nez, on se rendit compte aussitôt qu’il était le frère de la femme qui avait ouvert la porte.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il.

— Les clefs du cimetière, dit la femme.

La fillette était assise, les fleurs sur ses genoux et les pieds croisés sous le banc. Le curé la regarda, puis regarda la femme et ensuite, à travers le grillage de la fenêtre, le ciel brillant et sans nuages.

— Avec cette chaleur, dit-il. Vous auriez pu attendre que le soleil baisse.

La femme hocha la tête en silence. Le curé passa de l’autre côté de la rampe, sortit de l’armoire un cahier protégé par une couverture en matière plastique, un plumier en bois, un encrier, et s’assit au bureau. Les poils qui manquaient sur son crâne poussaient à gogo sur ses mains.

— Quelle tombe voulez-vous voir ? demanda-t-il.

— Celle de Carlos Centeno.

— Qui ?

— Carlos Centeno, répéta la femme.

Le curé paraissait n’avoir rien entendu.

— C’est le voleur que l’on a tué ici la semaine dernière, dit la femme sur le même ton. Je suis sa mère.

Le curé la dévisagea. Elle le regarda fixement, avec une paisible assurance, et le curé sentit qu’il rougissait. Il baissa la tête pour écrire. Au fur et à mesure qu’il remplissait la feuille, demandant à la femme des renseignements sur son identité, elle répondait sans hésiter, avec précision, comme si elle était en train de lire ce qu’elle disait. Le curé se mit à suer à grosses gouttes. La fillette déboutonna la patte de sa chaussure gauche, sortit son talon qu’elle appuya sur le contrefort. Elle en fit de même avec le pied droit.

Tout avait commencé le lundi de la semaine précédente, à trois heures du matin et à quelques trottoirs de là. Rébecca, une veuve solitaire qui vivait dans une maison pleine de vieux bibelots, avait entendu à travers la rumeur de la pluie qu’on essayait de forcer la porte d’entrée. Elle s’était levée, avait cherché à tâtons dans son armoire un vieux revolver dont personne ne s’était plus servi depuis les temps du colonel Buendia et, sans allumer, s’était dirigée vers la salle à manger. Guidée moins par le bruit de la serrure que par une peur qui s’était développée en elle pendant ces vingt-huit années de solitude, elle avait localisé mentalement non seulement l’endroit où se trouvait la porte mais bien le niveau exact de la serrure. Saisissant l’arme à deux mains et fermant les yeux, elle avait appuyé sur la détente. C’était la première fois de sa vie qu’elle tirait un coup de revolver. Immédiatement après la détonation, elle n’avait plus entendu que le murmure de la pluie sur le toit de zinc. Ensuite, elle avait surpris un petit choc métallique sur le trottoir de ciment et une voix basse, tranquille mais exténuée qui murmurait : « Hélas ! maman. » L’homme qu’on avait retrouvé mort devant la porte au petit matin, le nez déchiqueté, était vêtu d’une flanelle à rayures de couleurs, d’un pantalon quelconque retenu par une ficelle en guise de ceinture ; il était nu-pieds. Personne, au village, ne le connaissait.

— Ainsi il s’appelait Carlos Centeno, marmotta le curé quand il eut fini d’écrire.

— Centeno Ayala, dit la femme. C’était mon seul garçon.

Le curé repartit vers l’armoire, à l’intérieur de laquelle deux grandes clefs rouillées étaient pendues à un clou ; la fillette imagina que ce devait être les clefs de saint Pierre, tout comme sa mère l’avait imaginé lorsqu’elle était enfant et comme le curé lui-même, certain jour, avait dû l’imaginer. Il les décrocha et les posa sur le cahier ouvert, puis, tendant l’index, désigna un endroit sur la page écrite, sans quitter la femme des yeux :

— Signez ici.

Elle griffonna son nom, en retenant son sac avec le bras. La fillette reprit ses fleurs, alla jusqu’à la rampe en traînant ses souliers et observa attentivement sa mère.

Le curé soupira :

— Vous n’avez jamais essayé de le remettre dans le droit chemin ?

La femme répondit lorsqu’elle eut fini de signer :

— C’était un homme très bon.

Le curé regarda tour à tour la femme et l’enfant et découvrit avec une sorte de stupeur miséricordieuse qu’elles n’avaient pas envie de pleurer. La femme poursuivit, imperturbable :

— Je lui disais de ne jamais voler ce qui pouvait empêcher quelqu’un de manger, et il m’écoutait. Par contre, avant, quand il boxait, il passait parfois trois jours au lit à se remettre des coups qu’il avait reçus.

— Il a même fallu lui arracher toutes ses dents, intervint la fillette.

— C’est vrai, confirma la femme. Chaque bouchée que j’avalais à cette époque avait le goût des coups que l’on donnait à mon fils le samedi soir.

— La volonté de Dieu est insondable, dit le curé.

Mais il l’affirma sans grande conviction, d’une part parce que l’expérience l’avait rendu quelque peu sceptique, et d’autre part à cause de la chaleur. Il leur recommanda de bien se protéger la tête pour éviter l’insolation. En bâillant et presque endormi, il leur indiqua comment elles devaient faire pour trouver la tombe de Carlos Centeno. Au retour, inutile de frapper : il leur suffirait de glisser la clef sous la porte avec, si elles voulaient bien, une obole pour l’église. La femme écouta attentivement les explications, mais remercia sans un sourire.

Bien avant d’ouvrir la porte d’entrée, le curé s’était rendu compte que quelqu’un regardait chez lui, le nez collé contre le grillage du guichet. C’était un groupe de gamins. Quand la porte s’ouvrit entièrement tout le monde s’envola. À cette heure, la rue était toujours déserte. Or ce jour-là, non seulement il y avait les enfants mais aussi de petits rassemblements sous les amandiers. Le curé observa la rue déformée par la réverbération et soudain il comprit. Doucement, il referma la porte.

— Attendez une minute, dit-il sans regarder la femme.

Sa sœur apparut par la porte du fond ; elle avait enfilé un boléro noir sur sa chemise de nuit et ses cheveux défaits tombaient sur ses épaules. Elle regarda le curé en silence.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

— Les gens s’en sont aperçus, murmura-t-elle.

— Il est préférable qu’elles sortent par la porte de la cour, dit le curé.

— C’est la même chose, dit sa sœur. Ils sont tous aux fenêtres.

La femme semblait n’avoir rien compris jusqu’à cet instant. Elle essaya de voir la rue à travers le grillage du guichet. Puis elle enleva le bouquet de fleurs des mains de la fillette et se dirigea vers la porte. L’enfant la suivit.

— Attendez que le soleil se couche, dit le curé.

— Vous allez fondre, dit sa sœur, immobile au fond du salon. Attendez, je vais vous prêter une ombrelle.

— Merci, répondit la femme. Ça va aller.

Elle prit la fillette par la main et sortit dans la rue.

Gabriel García Márquez : La sieste du mardi
  • Auteur : Gabriel García Márquez:
  • Titre : La sieste du mardi
  • Titre original : La siesta del martes
  • Publié dans : Los funerales de la Mamá Grande (1962)

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