H. G. Wells : L’histoire de feu M. Elvesham

H. G. Wells : L’histoire de feu M. Elvesham

Synopsis : L’Histoire du défunt Monsieur Elvesham (The Story of the Late Mr. Elvesham) est une nouvelle de H. G. Wells, publiée en mai 1896 dans la revue The Idler. Edward Eden, un jeune étudiant en médecine, est abordé dans la rue par un vieil homme inconnu qui l’invite à déjeuner et lui propose de faire de lui son héritier. Intrigué et séduit par l’offre, Eden accepte de se soumettre à une série d’examens que le vieillard exige comme condition pour conclure le marché. Ce qui semble être une chance providentielle devient bientôt le seuil d’un destin troublant.

H. G. Wells : L’histoire de feu M. Elvesham

L’histoire de feu M. Elvesham

H. G. Wells
(Nouvelle complète)

Je relate cette histoire, non pas dans l’espoir qu’on y croira, mais afin de préparer, si possible, un moyen de salut pour la prochaine victime. Qu’un autre au moins profite de mon infortune… Mon cas, je le sais, est sans remède et je suis, à présent, presque résigné à mon destin.

Je m’appelle Edward George Eden ; je suis né à Trentham, dans le Staffordshire, où mon père était employé aux jardins de la ville.

Je perdis ma mère à l’âge de trois ans, mon père à cinq ans, et ce fut mon oncle George Eden qui m’adopta. Il s’était instruit et élevé lui-même et avait acquis, à Birmingham, la réputation d’un journaliste entreprenant. Célibataire, il se chargea généreusement de mon éducation, éveilla en moi l’ambition de réussir dans le monde, et, à sa mort, qui survint il y a quatre ans, – j’avais alors dix-huit ans, – il me laissa toute sa fortune, un total d’environ cinq cents livres sterling. Dans son testament, il me conseillait de consacrer cet argent à l’achèvement de mes études. J’avais déjà choisi la profession de médecin et, grâce à sa libéralité posthume et à ma bonne chance dans un concours de bourses, je pus suivre les cours de médecine à l’Université de Londres. Au moment où commence cette histoire, j’habitais, au 11 d’University Street, une petite chambre sous les toits, mal close et pauvrement meublée. Cette unique pièce me servait à la fois de bureau, de salon et de chambre à coucher, tant je désirais faire durer le plus longtemps possible mes ressources.

C’est en allant porter une paire de bottines à ressemeler que je rencontrai, pour la première fois, le petit vieillard à la figure jaune avec qui ma vie est à présent si inextricablement enchevêtrée. Debout sur la bordure du trottoir, il examinait d’un air perplexe la façade de l’immeuble. Ses yeux – de ternes yeux gris aux paupières rouges – scrutèrent mon visage et, immédiatement, il prit une attitude aimable.

– Vous arrivez juste au bon moment, – dit-il. – J’avais oublié le numéro de votre maison. Comment allez-vous, monsieur Eden ?

J’étais un peu étonné de cette apostrophe familière de la part de quelqu’un que je n’avais jamais vu de ma vie, et un peu ennuyé aussi de ce qu’il m’eût surpris avec mes bottines sous le bras. Il remarqua mon manque de cordialité.

– Vous vous demandez qui diable je suis, hein ? Un ami, permettez-moi de vous l’assurer. Je vous ai déjà vu, bien que vous n’en sachiez rien. Y a-t-il un endroit où je pourrais vous entretenir d’un sujet qui vous intéresse ?

J’hésitai. Je ne tenais pas à révéler à un étranger la pauvreté de ma mansarde.

– Peut-être, – insinuai-je, – pourrions-nous descendre ensemble la rue. Je suis malheureusement obligé de…

Mon geste expliquait le reste de ma phrase.

– C’est parfait, – dit-il, regardant à droite et à gauche –… la rue ?… De quel côté nous dirigeons-nous ?

Je posai mes bottines dans le corridor.

– Mais voyons, – reprit-il brusquement. – Ce que j’ai à vous dire est assez long. Venez donc déjeuner avec moi, monsieur Eden. Je suis vieux, très vieux, et, comme les gens âgés, enclin à rabâcher. Comment causer ici, avec ma voix fluette et le vacarme des voitures et des passants ?

De sa main décharnée qui tremblait un peu, il tapota persuasivement mon bras. Je n’étais pas d’un âge où l’on ne saurait accepter de déjeuner en tête à tête avec un vieillard, et cependant je n’étais pas absolument satisfait de cette soudaine invitation.

– Je préférerais… – commençai-je.

– Non, laissez-vous faire violence, – dit-il, en m’interrompant, – il faut que vous soyez indulgent pour mes cheveux blancs.

Finalement, je consentis à l’accompagner. Il m’emmena chez Blavitski ; ses pas menus m’obligeaient à marcher très lentement. Au cours d’un déjeuner comme je n’en avais jamais encore goûté de semblable, il écarta habilement mes questions. Je pus me faire une idée plus précise de son extérieur. Son visage rasé était maigre et ridé ; ses lèvres ratatinées couvraient un râtelier ; il portait assez longs des cheveux clairsemés. Il me parut de stature moyenne, – à vrai dire tout le monde paraissait petit à ma haute taille, – et ses épaules s’arrondissaient et se courbaient. En l’observant, je m’aperçus qu’il m’examinait, lui aussi, qu’il promenait sur moi, depuis mes larges épaules jusqu’à mes mains hâlées et ma figure parsemée de taches de rousseur, des regards auxquels je trouvai une bizarre expression d’avidité.

– À présent, – dit-il, au moment où nous allumions une cigarette, – il est temps que je vous expose mon affaire. Comme vous voyez, je suis vieux, très vieux… – Après ces mots, il resta silencieux un long moment. – Le hasard a fait que je possède une fortune qu’il me faut laisser à quelqu’un, mais je n’ai pas, je n’ai jamais eu d’enfant.

Je songeai aussitôt au « coup de la confidence », et je me promis d’être en alerte pour veiller sur le reste de mes cinq cents livres. Il continua, insistant sur la tristesse de la solitude et sur la peine qu’il avait eue à trouver un emploi convenable de sa fortune après sa mort.

– J’ai pesé bien des combinaisons : charités, institutions, bourses, prix, bibliothèques, et je suis parvenu à cette conclusion – il fixa alors ses yeux sur les miens, – que je me mettrais en quête d’un jeune homme, ambitieux, sérieux et pauvre, sain de corps et d’esprit, pour lui laisser tout ce que j’ai, pour faire de lui, en un mot, mon héritier. – Et il répéta : – Pour lui laisser tout ce que j’ai, de sorte qu’il sera brusquement arraché aux luttes et aux déboires au milieu desquels aura commencé son éducation : il jouira de la liberté, il exercera une influence…

Je m’efforçai de paraître désintéressé. Avec une hypocrisie transparente, j’insinuai :

– Et vous désirez mon aide, mes services professionnels, peut-être, pour découvrir ce jeune homme ?

Il sourit en me lançant un regard entendu par-dessus sa cigarette, et je ne pus m’empêcher de rire de la façon tranquille avec laquelle il démasquait ma puérile malice.

– Quelle carrière lui est réservée, à ce jeune homme ! – reprit-il. – J’éprouve de l’envie quand je pense que j’ai amassé pour qu’un autre puisse dépenser… Mais il y a des conditions, bien entendu, des charges imposées à ce legs… Le jeune homme devra, par exemple, prendre mon nom. On ne saurait tout avoir sans accorder quelque chose en retour. Et, avant de l’agréer comme héritier, je ferai une enquête minutieuse sur sa vie. Il faut qu’il soit sain et vigoureux. Il faut que je connaisse son hérédité ; que je sache comment ses parents et ses grands-parents sont morts, que j’examine strictement ses habitudes et ses mœurs…

Ceci mitigeait quelque peu les secrètes congratulations que je m’adressais.

– Dois-je supposer, – demandai-je, – que c’est moi qui…

– Oui, certes ! – répondit-il, presque farouchement. – Oui, c’est vous, vous !

Je ne répliquai rien. Mon imagination gambadait follement, et mon scepticisme naturel était impuissant à modérer ces transports. Il n’entra pas dans mon esprit le moindre soupçon de gratitude. Je ne savais quoi dire et n’aurais su comment le dire.

– Mais pourquoi moi en particulier ? – questionnai-je enfin. Il avait, expliqua-t-il, entendu parler de moi par le professeur Haslar, comme d’un jeune homme présentant le type d’une constitution solide et saine, et il désirait, autant que possible, laisser ses biens à quelqu’un dont la santé et l’honnêteté fussent certaines.

Telle fut ma première rencontre avec le petit vieillard. Il resta mystérieux sur ce qui le concernait, et prétendit ne pas vouloir encore me faire connaître son nom. Puis, lorsque j’eus contenté sa curiosité, il me quitta à la porte du restaurant. J’avais remarqué que, pour payer l’addition, il avait sorti de sa poche une poignée de pièces d’or.

Son insistance sur ma santé physique était bizarre. Comme il avait été convenu, je contractai ce même jour une assurance sur la vie, pour une somme énorme, à la Loyal Insurance Company, dont les conseillers médicaux, la semaine suivante, me tâtèrent, me palpèrent, m’auscultèrent de la façon la plus complète. Cela même ne satisfit pas le vieillard, et il voulut que je fusse examiné de nouveau par le fameux docteur Henderson. Le vendredi d’après la Pentecôte arriva, avant qu’il eût pris une décision. Ce soir-là, très tard – il était près de neuf heures et je repassais mes formules chimiques pour un examen, – il vint me demander. Je le trouvai en bas, dans le corridor, et la faible lueur du bec de gaz projetait sur sa face un jeu d’ombres grotesques. Il me parut plus courbé que la première fois et ses joues un peu plus creuses. Sa voix tremblait d’émotion.

– L’enquête ne laisse rien à désirer, monsieur Eden, absolument rien, – déclara-t-il, – et, cette soirée qui comptera entre toutes, nous allons la passer ensemble et célébrer votre « accession ». – Une quinte de toux l’interrompit. – Vous n’aurez pas longtemps à attendre, du reste, – ajouta-t-il, en passant un mouchoir sur ses lèvres, et, de son autre longue patte osseuse, saisissant ma main : –… à coup sûr pas longtemps à attendre !

Nous sortîmes et prîmes un cab. Je me rappelle avec une précision extrême tous les incidents du parcours : le roulement rapide et doux de la voiture ; le contraste du pétrole, du gaz et de l’électricité, dans les vitrines ; la foule des passants dans les rues ; le restaurant de Regent Street, où un somptueux dîner nous fut servi. Tout d’abord, les coups d’œil que le garçon en frac abaissait sur mon modeste complet me décontenancèrent. Je ne savais comment me débarrasser des noyaux d’olives ; mais, à mesure que le champagne m’échauffait, ma confiance s’affermissait.

Le vieillard parla de lui-même ; déjà, dans le cab, il m’avait dit comment il s’appelait : j’avais affaire à Egbert Elvesham, le grand philosophe, dont le nom m’était connu depuis l’école. Je ne parvenais pas à me convaincre que cet homme, dont l’intelligence avait sitôt dominé la mienne, que cette grande abstraction se fût soudain révélée à moi sous cette forme décrépite et familière. Il est probable que tout jeune homme qui se trouve inopinément en contact avec des célébrités doit éprouver un peu mon désappointement. Il m’entretint de la fortune que les courants taris de sa vie laisseraient bientôt passer entre mes mains : immeubles, valeurs, droits d’auteur… Je n’avais jamais soupçonné que les philosophes pussent être aussi riches. Il me regardait boire et manger avec un air d’envie.

– Quelles dispositions à vivre vous avez ! – constata-t-il ; puis, avec un soupir, un soupir de soulagement, aurais-je pu croire, il ajouta : – Ce ne sera pas long.

– C’est vrai ! – fis-je, la tête étourdie par le champagne. – C’est vrai, un avenir singulièrement agréable m’est réservé, grâce à vous. J’aurai l’honneur de porter votre nom, mais vous avez un passé, un passé qui vaut tout mon avenir.

Il hocha la tête et sourit, mélancoliquement satisfait, pensai-je, de ma flatteuse admiration.

– Cet avenir, y renonceriez-vous ? – demanda-t-il, au moment où le garçon apportait les liqueurs. – Vous ne voyez aucun inconvénient sans doute à prendre mon nom, mes biens, mais voudriez-vous, de gaieté de cœur, prendre mes années ?

– Oui, si l’on me donnait aussi votre génie et votre œuvre, – répondis-je, généreusement.

Il sourit encore.

– Des kummels, pour tous les deux, – commanda-t-il, en tirant de sa poche un petit paquet plat, enveloppé de papier blanc, qu’il examina attentivement. – Cette heure-ci, cette heure d’après dîner est propice aux futilités. Voici un brin de ma sagesse inédite.

De ses doigts jaunes et tremblants il ouvrit le paquet et me montra une fine poudre rosée.

– Ceci… ! – reprit-il. – Bah ! vous devinez ce que c’est ! Mettez-en une pincée dans votre kummel, et vous verrez…

Ses yeux gris m’épiaient avec une impression indicible. Je fus quelque peu choqué de constater que ce grand penseur attachait du prix au parfum des liqueurs. Cependant, je feignis de prendre intérêt à ce faible, car j’avais assez bu pour être capable de cette innocente hypocrisie.

Il versa la poudre, en quantités égales, dans nos verres, puis, se levant brusquement, avec une solennité aussi étrange qu’inattendue, il tendit son verre : j’en fis autant, et nous trinquâmes.

– À votre héritage prochain ! – dit-il, en portant la liqueur à ses lèvres.

– Non pas ! Non pas ! – protestai-je vivement.

Il s’arrêta, le verre à la hauteur de son menton, et ses yeux brillants fixés sur les miens.

– À votre longue vie ! – souhaitai-je.

Il parut hésiter.

– À votre longue vie ! – répéta-t-il, avec un soudain éclat de rire, et, sans nous quitter du regard, nous trinquâmes derechef.

Ses yeux continuèrent à me surveiller pendant que j’avalais le kummel. Aussitôt je ressentis une chaleur intense ; il se fit dans mon cerveau un furieux tumulte. Il me sembla que réellement tout s’agitait sous mon crâne et un bourdonnement assourdissant m’emplit les oreilles. Je ne discernai ni le goût, ni l’arôme de la liqueur, médusé que j’étais, pour ainsi dire, par la lueur flamboyante des yeux gris du vieillard. Cette confusion, ce tumulte, parurent durer un temps interminable. De vagues impressions de choses à demi oubliées dansèrent et s’évanouirent sur les confins de ma mémoire. Il rompit à la fin le charme, et, avec un bruyant soupir, il posa son verre.

– Eh bien ?

– C’est merveilleux ! – répondis-je, quoique je n’eusse aucune idée de la saveur véritable qu’avait la mixture.

Ma tête tourbillonnait, mon cerveau était un chaos. Je m’assis. Puis mes perceptions devinrent précises et menues, comme si je voyais les choses dans un miroir concave. Les manières du vieillard étaient à présent nerveuses et impatientes. Il tira sa montre et fit la grimace.

– Onze heures sept ! Et je dois prendre un train à onze heures vingt-cinq… Il faut que je file tout de suite.

Il demanda l’addition, et je l’aidai à endosser son pardessus. Des garçons empressés accoururent à notre aide. L’instant d’après, il montait dans un cab et je lui disais au revoir, avec toujours cette impression de netteté menue, comme si non seulement je voyais, mais comme si je sentais aussi par le gros bout de la lorgnette.

– C’est la poudre, – expliqua-t-il, portant la main à son front. – Je n’aurais pas dû vous en donner. Vous aurez demain matin un mal de tête à tout casser. Attendez une seconde. Tenez ! – et il me tendit un petit paquet blanc, semblable à ceux que font les pharmaciens. – Prenez cela dans un verre d’eau avant de vous mettre au lit. L’autre poudre était un excitant… N’oubliez pas de prendre celle-ci au moment de vous coucher. Ça vous dégagera le cerveau. C’est tout. Encore une poignée de main, Futurus !

J’étreignis sa patte racornie.

– Au revoir ! – cria-t-il encore ; et, à la façon dont il battait des paupières, je jugeai qu’il devait être aussi sous l’influence de cette drogue vivifiante.

Avec un sursaut, et comme pour réparer une omission, il fouilla dans son gousset et en tira un paquet cylindrique.

– Voici ! – dit-il. – Je n’y songeais plus ! Ne l’ouvrez pas avant que je vienne demain… mais emportez-le maintenant.

– Très bien ! – bredouillai-je.

Au moment où le cocher réveillait son cheval d’un léger coup de fouet, mon compagnon m’envoya un dernier sourire à travers la vitre du cab…

Le paquet qu’il m’avait remis était scellé de rouge au milieu et aux deux extrémités.

– Si ça n’est pas un rouleau d’or, ce doit être du plomb ou du platine, – pensai-je.

Je le serrai avec grand soin dans ma poche. Puis, le cerveau tournoyant, je partis à pied pour rentrer chez moi, par Regent Street, où des flâneurs déambulaient encore, et par les ruelles sombres, au-delà de Portland Road.

Je me rappelle nettement les diverses sensations que j’éprouvai pendant le trajet. J’étais encore assez moi-même pour remarquer dans quel état insolite je me trouvais, et je me demandai si cette poudre que j’avais absorbée n’était pas de l’opium, drogue dont j’ignore les effets. Il m’est, à l’heure actuelle, difficile de décrire exactement cette anomalie mentale, cette sorte de dualité d’esprit que je constatais en moi. En suivant Regent Street, j’avais la conviction que j’étais dans la gare du Sud-Ouest, et je fus sur le point d’entrer à l’Institut polytechnique comme on entre dans un train. Je me frottai les yeux : j’étais bien dans Regent Street.

Comment exprimerais-je l’effet de cette hallucination ? Un acteur habile vous regarde tranquillement, il fait une grimace, et, du coup, vous croyez être devant une personne toute différente. Serait-ce trop extravagant de vous dire qu’il me semblait qu’un instant Regent Street venait de me jouer ce tour ? Certain, néanmoins, que j’étais bien dans cette rue, je fus de nouveau troublé par de fantasques réminiscences qui affluèrent soudain.

– Il y a trente ans, – pensai-je, – c’est ici que je me querellai avec mon frère.

Mais aussitôt, j’éclatai de rire, au grand amusement d’un groupe de noctambules. Il y a trente ans je n’étais pas né, et je n’ai jamais pu me vanter d’avoir un frère. Cette mixture que j’avais bue était certainement de la folie liquide car un regret poignant de ce frère perdu s’obstinait à m’étreindre. Au long de Portland Road, cette aberration prit une autre forme. Je me souvins de boutiques qui n’existaient pas, et je comparai la rue avec ce qu’elle était autrefois. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’après un plantureux dîner, copieusement arrosé, mes pensées fussent quelque peu désordonnées, mais j’étais fort perplexe à cause de ces réminiscences fantastiques, si curieusement précises, qui envahissaient mon esprit, et j’étais interloqué non seulement des souvenirs qui se présentaient, mais surtout de ceux qui m’échappaient. Je m’arrêtai devant la vitrine d’un naturaliste, me mettant le cerveau à la torture pour retrouver ce qui pouvait bien m’intéresser là. Un omnibus passa avec un tintamarre qui ressemblait de façon extraordinaire au roulement d’un train.

– Ah ! j’y suis ! – fis-je à la fin. – Je dois venir chercher ici, demain, trois grenouilles à disséquer. N’est-ce pas curieux que j’aie oublié ?

Quand j’étais enfant, on me donna pour jouet un kaléidoscope. Les dessins se chassaient les uns les autres et se superposaient : c’est de la même manière que cette série de sensations nouvelles s’efforçait de se substituer à celles de mon ordinaire individu.

Toujours perplexe et un peu effrayé, je gagnai Tottenham Court Road par Euston Road, sans remarquer quel chemin je prenais, car, d’habitude, je coupais à travers le réseau de petites rues environnantes. En tournant dans University Street, je constatai que j’avais oublié le numéro de ma maison. Il me fallut un violent effort de mémoire pour être certain que c’était le 11, et, même alors, j’eus l’impression qu’un inconnu me l’avait soufflé. J’essayai de raffermir mes idées en évoquant les incidents du dîner, et, quoi que je fisse, il me fut impossible de me rappeler les traits de mon hôte. Je ne le voyais qu’en contours vagues, comme on s’aperçoit dans une vitre. À sa place, je distinguais, devant une table, une image de moi-même, rouge, loquace et les yeux brillants.

– Ça devient insupportable. Il faut que je prenne cette autre poudre, – pensai-je.

Je cherchais mon chandelier et les allumettes du côté du vestibule où il n’y avait aucun meuble, et je ne savais plus à quel étage je demeurais.

– Je suis ivre, c’est certain, – marmottai-je, et je trébuchai maladroitement contre la première marche, ce qui corrobora mon assertion.

Au premier coup d’œil, l’aspect de ma chambre me parut bizarre.

– Est-ce bête ! – grommelai-je, en regardant tout autour de moi.

Je repris cette fois possession de moi-même, et les visions fantastiques s’effacèrent devant l’aspect familier de la mansarde. La vieille glace était toujours là, avec mes notes sur les albuminoïdes fixées dans un coin du cadre, et mes vêtements de tous les jours gisaient épars sur le plancher. Et cependant, tout cela n’était pas indubitablement réel. La conviction tentait de s’imposer à mon esprit que je me trouvais dans un train qui s’arrêtait, et que je cherchais à distinguer par la portière le nom de la station inconnue. J’empoignai fermement les barreaux du lit pour me rassurer.

– C’est sans doute un phénomène de double vue. Il faudra que je le communique à la Société des Recherches Psychiques, – me dis-je.

Je posai le rouleau pesant sur la table, m’assis sur le pied du lit et commençai à retirer mes bottines. On eût dit que mes sensations présentes se traçaient sur un dessin ancien qui reparaissait.

– Sacrebleu ! – grondai-je. – Est-ce que je perds la tête, ou serais-je en deux endroits à la fois ?

À demi déshabillé, je versai la poudre dans un verre ; l’eau bouillonna et prit une couleur ambrée. J’avalai le breuvage et, avant même d’être au lit, j’avais recouvré ma tranquillité. Je sentis l’oreiller frais sous ma joue et je ne dus pas tarder à m’endormir.

Je m’éveillai brusquement d’un cauchemar où figuraient des bêtes féroces : j’étais couché sur le dos. Tout le monde connaît ces rêves horribles et angoissants d’où l’on s’échappe, éveillé sans doute, mais étrangement penaud. J’avais dans la bouche un goût bizarre ; j’éprouvais dans les membres une fatigue inaccoutumée, un malaise général. Je demeurai immobile, la tête sur l’oreiller, espérant que cette sensation d’étrangeté et de terreur ne tarderait pas à se dissiper, et que je pourrais me rendormir. Mais, au lieu de cela, ces sensations anormales s’accrurent. D’abord, je ne remarquai rien d’insolite. Dans la chambre, un jour trouble, si faible qu’on l’eût pu confondre avec les ténèbres, permettait d’entrevoir les meubles comme des taches d’obscurité plus épaisse. J’écarquillai les yeux, au-dessus des couvertures, pour mieux me reconnaître. J’eus l’idée que quelqu’un entrait pour me dérober mon rouleau d’or, mais, après être resté immobile quelques instants encore, en respirant avec régularité pour simuler le sommeil, je me rendis compte que ce n’était qu’une illusion. Néanmoins, la certitude qu’il se passait quelque chose d’inquiétant m’étreignait de plus en plus. Avec un effort je soulevai ma tête et regardai autour de moi. J’examinai les formes vagues, les taches d’obscurité plus ou moins épaisse qui indiquaient les tentures, la table, la cheminée, les rayons de la bibliothèque. Alors, je perçus quelque chose d’inhabituel dans ces ténébreuses silhouettes. Avait-on changé le lit de côté ?… Ceci devait être la bibliothèque, là-bas, où se dressait une masse enveloppée et grisâtre, qui ne ressemblait pas du tout à des rayons chargés de livres. Et cela certainement paraissait beaucoup trop grand pour être ma chemise jetée sur un dossier de chaise.

Surmontant une terreur puérile, je rejetai les couvertures et passai une jambe hors du lit. À l’ordinaire, quand je sortais de mon grabat, mon pied posait immédiatement sur le plancher, et c’est à peine si maintenant il atteignait le bord du matelas. Je me glissai davantage en avant et m’assis les jambes pendantes. Là, tout auprès, sur un tabouret boiteux, se trouvaient certainement le bougeoir et les allumettes. J’étendis la main… rien ! J’agitai mon bras dans les ténèbres, et je rencontrai une épaisse tenture, d’une étoffe lourde et soyeuse ; je la palpai et tirai dessus : c’était bien un rideau suspendu à la tête du lit.

J’étais, à présent, tout à fait éveillé, et je commençais à comprendre que j’occupais une autre chambre que la mienne. Je ne savais que m’imaginer. J’essayai de me rappeler les événements, et ils me revinrent à l’esprit avec une singulière netteté : le dîner, les petits paquets, mon étonnement à me sentir ivre, mon retour, ma lenteur à me déshabiller, la fraîcheur de l’oreiller contre mes joues brûlantes…

J’éprouvai une soudaine inquiétude. Était-ce la veille ou l’avant-veille ? En tout cas, cette chambre n’était pas la mienne, et je ne concevais pas de quelle façon j’avais pu m’y introduire. La silhouette grisâtre qui avait déjà attiré mon attention devenait plus pâle et je reconnus une fenêtre contre laquelle se découpait le miroir ovale d’une table de toilette. Un petit jour blafard filtrait à travers le store baissé. Je voulus me mettre debout, et je fus étonné d’éprouver une faiblesse et une instabilité curieuses. J’étendis en avant mes mains qui tremblaient et je me dirigeai lentement vers la fenêtre, me cognant en route le genou contre un siège. En tâtonnant de chaque côté du miroir orné de candélabres, je cherchai, dans l’embrasure, le cordon du store. Je n’en trouvai pas. Par hasard, je tirai sur une frange, et, avec le déclic d’un ressort, le store s’envola.

Le décor que je contemplai m’était tout à fait étranger. Sous le ciel couvert, à travers les masses moutonnantes des nuages, perçait la demi-clarté de l’aube. À l’horizon, la coupole du ciel reposait sur une bordure de traînées rouges ; au-dessous, tout était sombre et indistinct. Dans le lointain, un vague profil de collines ; plus près, un amoncellement d’édifices avec tourelles et clochers, des bouquets d’arbres semblables à des taches d’encre et, sous la fenêtre, un réseau de massifs sombres et d’allées grises. Tout cela m’était si peu familier qu’un instant je crus que je rêvais. Je touchai la table de toilette : elle me parut d’un bois poli, et garnie d’accessoires nombreux, de flacons de cristal taillé et de brosses. Il y avait aussi, dans une soucoupe, un bizarre petit objet en forme de fer à cheval avec des saillies irrégulières et lisses.

Impossible de découvrir ni bougeoir ni allumettes.

Je tournai mes regards vers la chambre. Maintenant que le store était relevé, le mobilier surgissait moins confusément des ténèbres. Au milieu se dressait un lit drapé de vastes tentures, et, au pied, une large cheminée blanche qui avait les reflets du marbre. Je m’appuyai contre la table, fermai les yeux, les rouvris et m’efforçai de penser. Tout cela était beaucoup trop réel pour que je pusse croire à un rêve. Je songeai qu’il devait y avoir, dans ma mémoire, quelque hiatus, effet de l’étrange liqueur que j’avais bue. Peut-être étais-je entré en possession de mon héritage, et avais-je perdu tout souvenir depuis l’annonce de ma bonne fortune.

Dans un instant tout redeviendrait clair. Pourtant, le dîner avec le vieil Elvesham me paraissait à présent tout à fait récent ; le champagne, les garçons attentifs, la poudre rosée et les liqueurs, – j’aurais parié ma vie que tout cela s’était passé il y avait quelques heures.

Alors, il se produisit quelque chose de si trivial et cependant de si terrible pour moi que je frissonne encore en y pensant. Je me demandai à haute voix :

– Comment diable suis-je venu ici ?

La voix que j’entendis n’était pas la mienne.

Ce n’était pas ma voix ! C’était une voix grêle, cassée, d’une résonance tout à fait différente. Pour me rassurer, je frottai mes mains l’une sur l’autre et je sentis des mains osseuses, à la peau flasque, les mains d’un vieillard.

– Assurément, – fis-je, de cette horrible voix, qui, sans que je pusse deviner comment, s’était installée dans mon gosier, – assurément tout ceci doit être un rêve !

Presque aussi vite que si je l’eusse fait involontairement, je mis mes doigts dans ma bouche : je n’avais plus de dents ! L’extrémité de mes doigts se promenait sur des gencives racornies. Je fus écœuré de dégoût et de consternation.

J’éprouvai alors un désir passionné de me voir, d’envisager tout de suite, dans sa pleine horreur, le hideux changement qui s’était fait en moi : d’un pas chancelant, j’allai jusqu’à la cheminée et je cherchai des allumettes. Un accès de toux me saisit à la gorge et je serrai autour de moi l’épaisse chemise de flanelle dont j’étais revêtu. Il n’y avait pas d’allumettes sur la cheminée et je m’aperçus, tout à coup, que mes pieds et mes mains étaient glacés. Éternuant et toussant, gémissant aussi malgré moi, je regagnai mon lit.

– C’est certainement un rêve ! – pleurnichai-je en me hissant sur le matelas. – C’est certainement un rêve ! – répétai-je avec une sénile persistance.

Je tirai les couvertures sur mes épaules, par-dessus mes oreilles ; je glissai sous le traversin ma main desséchée et résolus de me rendormir. Évidemment, c’était un rêve ! Au matin, je me réveillerais jeune, fort et vigoureux, pour reprendre mes études… Je fermai les yeux, respirai régulièrement, et, pour aider le sommeil à venir, je me mis à calculer les multiples de trois.

Mais le sommeil s’obstinait à me fuir. La conviction de l’inexorable réalité du changement qui s’était opéré en moi grandissait à chaque minute. Bientôt, je me retrouvai les yeux ouverts, ne pensant plus aux multiples de trois, et promenant les doigts sur mes gencives décharnées. J’étais vraiment transformé en vieillard. De quelque manière inexplicable, j’avais franchi toute mon existence pour arriver à la vieillesse : sans que je susse comment, j’avais été frustré du meilleur de ma vie, de l’amour, de la force, de la lutte, de l’espoir ! J’enfonçai ma tête dans l’oreiller, essayant de me persuader que de pareilles hallucinations sont possibles. Lentement, imperceptiblement l’aube devenait plus claire.

À la fin, désespérant de me rendormir, je me mis sur mon séant pour examiner la pièce. Elle était spacieuse et bien meublée, mieux meublée qu’aucune des chambres que j’avais jusqu’alors occupées. Je distinguai un bougeoir et des allumettes sur une petite table dans une encoignure. Je rejetai les couvertures, et, frissonnant à la fraîcheur du matin, bien qu’on fût en été, je me levai et allumai la bougie. Puis, tremblant affreusement, à tel point que l’éteignoir tambourinait sur son support, je trottinai jusqu’à la glace et aperçus… le visage d’Elvesham ! Bien que j’eusse déjà redouté cette conclusion, ce n’en était pas moins terrifiant !

Le savant m’avait paru affaibli et pitoyable, mais, à le voir maintenant, vêtu seulement d’une chemise de flanelle déboutonnée qui découvrait le cou fibreux, à le voir maintenant comme étant mon corps à moi, je ne saurais décrire sa désolante décrépitude. Des joues creuses, des mèches éparses de cheveux gris, des yeux humides et chassieux, des lèvres tremblantes et flétries, dont l’inférieure pendante laissait entrevoir les muqueuses pâlies et les hideuses gencives noirâtres… Vous qui possédez ensemble votre esprit et votre corps, le nombre véritable de vos années, vous ne pouvez vous imaginer ce que cet infernal emprisonnement signifiait pour moi. Être jeune et plein des désirs et de l’énergie de la jeunesse, et se laisser prendre, se laisser anéantir dans ce corps qui n’était plus qu’une ruine branlante !…

Mais je m’éloigne de mon récit. Pendant un certain temps, je dus rester abasourdi de ce changement. Il faisait grand jour quand je repris suffisamment conscience de moi-même pour être capable de penser. Donc, j’avais été changé, sans que je pusse m’expliquer de quelle manière. Si ce n’était de la magie, je n’arrivais pas à imaginer comment ce miracle avait pu s’accomplir. En réfléchissant ainsi je compris la diabolique ingéniosité d’Elvesham. Il m’apparut absolument clair que, puisque je me trouvais dans sa carcasse, il devait, lui, être en possession de mon avenir.

Mais comment le prouver ?

Plus j’y songeais, plus la chose devenait incroyable ; la tête me tourna, et je dus me pincer, tâter mes gencives édentées, me regarder dans la glace, toucher les objets qui m’entouraient, avant de pouvoir à nouveau affronter les faits. L’existence n’était-elle plus qu’une hallucination ? Étais-je vraiment Elvesham, et lui était-il moi ? Avais-je rêvé d’un certain étudiant nommé Eden ? Existait-il même un Eden ?…

Mais si j’étais Elvesham, je devrais savoir ce que je faisais le matin précédent, le nom de la ville dans laquelle j’habitais, tout ce qui était arrivé avant que ce rêve commençât. Je me débattais au milieu de ces pensées. Je me rappelai la bizarre dualité de mes souvenirs de la veille. Mais à présent mon esprit était clair ; il ne restait plus l’ombre d’autres souvenirs que ceux qui appartenaient en propre à Eden l’étudiant.

– Tout cela ressemble fort à la folie ! – m’écriai-je de ma petite voix grêle.

Je traînai mes membres lourds et pesants jusqu’à la table de toilette, et je plongeai ma tête grise dans une cuvette d’eau froide. Je m’essuyai et recommençai. Cela ne servit à rien. Je sentais de la façon la plus catégorique que j’étais bien Eden et non Elvesham.

À une autre époque, j’aurais pu accepter mon destin avec enchantement. Mais, en notre siècle sceptique, les miracles n’ont pas cours. Il y avait ici quelque artifice de psychologie. Ce qu’une drogue et un regard fixe avaient fait, une drogue ou un regard fixe, ou tel autre traitement similaire, sauraient le défaire. Ce n’est pas la première fois que des hommes ont perdu la mémoire. Mais échanger sa mémoire comme on échange son parapluie !… J’éclatai de rire, non pas d’un rire sonore, hélas ! mais d’un gloussement sénile et asthmatique. J’aurais pu croire que c’était le vieil Elvesham qui riait de ma mésaventure, et un accès de colère pétulante, fort extraordinaire de ma part, fit place à tout autre sentiment. Je me mis à revêtir précipitamment les vêtements que je ramassais çà et là sur les meubles et le plancher, et c’est seulement quand je fus habillé que je me rendis compte que j’avais endossé un frac. J’ouvris la garde-robe, où je trouvai des effets plus ordinaires, un pantalon de molleton et une robe de chambre démodée. Je posai sur ma tête une vénérable calotte, et, toussotant après tous ces efforts, je m’acheminai vers le palier.

Il était alors environ six heures moins le quart ; les stores étaient baissés partout et la maison absolument silencieuse. Sur le palier, des plus spacieux, aboutissait un large escalier, richement tapissé, qui surgissait des ténèbres du vestibule d’en bas. Devant moi, une porte entrouverte me laissa voir un bureau, une bibliothèque tournante, le dossier d’un fauteuil, et des rangées de livres reliés et bien en ordre.

– Mon cabinet, – bredouillai-je, en traversant le palier. Alors, au son de ma voix, une pensée m’arrêta et je rentrai dans la chambre pour chercher mon râtelier. Il se plaça avec toute l’aisance d’une habitude ancienne.

– C’est mieux comme cela. – me dis-je en faisant claquer et grincer l’une contre l’autre les fausses mâchoires.

Je revins dans le cabinet de travail. Les tiroirs du bureau étaient fermés : fermé aussi le couvercle articulé du dessus. Nulle part, je n’aperçus de clefs, et il n’y en avait pas non plus dans la poche du pantalon. Je me traînai jusqu’à la chambre encore une fois, explorai les poches de l’habit, puis celles de tous les autres vêtements que je pus découvrir. Je procédai à ces recherches avec un acharnement tel qu’on aurait pu s’imaginer que des cambrioleurs avaient saccagé la pièce. Non seulement je ne trouvai aucune clef, mais pas une pièce de monnaie non plus, ni le moindre bout de papier, à l’exception de la note acquittée du dîner de la veille.

Une singulière fatigue m’envahit. Je m’assis et contemplai ces nippes jetées dans tous les coins, avec leurs poches retournées. La première ardeur de ma frénésie s’était épuisée. De minute en minute, je me rendais compte davantage de la prodigieuse perspicacité avec laquelle mon ennemi avait combiné ses plans, et de la situation inextricable où il m’avait acculé. Avec un nouvel effort, je me levai et, traînant la jambe, j’allai encore dans la bibliothèque. Sur le palier, une servante relevait les stores. Elle parut interdite par l’expression de mon visage. Je fermai derrière moi la porte, et, saisissant un tisonnier, j’attaquai le bureau. C’est au cours de cette opération que je fus surpris. Le couvercle du meuble était défoncé, la serrure forcée, les lettres et les papiers des casiers éparpillés par terre. Dans ma rage sénile, j’avais lancé au loin des plumes et les autres accessoires et renversé l’encrier. En outre, sur la cheminée, j’avais cassé un grand vase, sans même m’en apercevoir. Je ne trouvai ni carnet de chèques, ni argent, ni la moindre indication qui pût me permettre de recouvrer mon corps véritable. Je fracassais les tiroirs à grands coups de tisonnier, quand le valet de chambre, flanqué de deux servantes, pénétra dans la pièce…

Telle est l’histoire de mon changement.

Personne ne veut croire à mes frénétiques affirmations. On me traite comme un dément et, en ce moment même, on me tient emprisonné. Mais je suis sain d’esprit, absolument sain, et c’est pour le prouver que je me suis mis à relater par le menu comment tout cela m’est arrivé. J’en appelle au lecteur : y a-t-il dans le style et la disposition de l’histoire qu’il vient de lire la moindre trace de trouble cérébral ?

Je suis un jeune homme séquestré dans le corps d’un vieillard. Mais ce simple fait est incroyable pour ceux à qui je l’expose. Naturellement, je parais fou à ceux qui ne veulent pas ajouter foi à mon histoire. Naturellement, j’ignore les noms de mes secrétaires, des docteurs qui viennent me voir, de mes serviteurs et de mes voisins, le nom même de cette ville où je me trouve. Naturellement, je me perds dans ma propre maison et subis des avanies de toutes sortes. Naturellement, je pose les questions les plus saugrenues. Naturellement, je me lamente, je me désole et j’arrive à des paroxysmes de désespoir. Je n’ai ni argent ni carnet de chèques. La banque refuse de reconnaître ma signature, car je suppose que mon écriture est encore celle d’Eden, déformée sans doute par le tremblement de mes vieux doigts. Ces gens qui me gardent ne veulent pas me laisser aller à la banque en personne. Il semble, d’ailleurs, qu’il n’y ait pas de banque dans cette ville et que mon argent soit déposé à Londres. Il paraît qu’Elvesham avait laissé ignorer à tout son personnel le nom de son solicitor. Je ne puis rien savoir de certain sur ces sujets-là. Comme Elvesham s’adonnait à l’étude des sciences mentales, toutes mes déclarations concernant les faits de la cause ont pour résultat de confirmer la théorie que ma folie provient d’un surmenage cérébral dans ces études psychologiques : des chimères à propos d’identité personnelle, voilà tout.

Il y a deux jours j’étais un jeune homme plein de santé, avec toute une vie devant moi. Maintenant je suis un vieillard exaspéré, désespéré et misérable, errant dans une vaste maison luxueuse qu’il ne connaît pas, un être qu’on épie, qu’on craint et qu’on évite comme un dangereux maniaque. Et, à Londres, Elvesham recommence une existence, dans un corps vigoureux, avec toute la sagesse et les connaissances accumulées pendant soixante-dix ans. Il m’a volé ma vie !

Qu’est-il arrivé au juste ? Je n’en sais rien. Dans le cabinet de travail, il y a des volumes de notes manuscrites ayant trait principalement à la psychologie de la mémoire, et des fragments de calculs, des formules symboliques qui sont absolument indéchiffrables pour moi. Certains passages indiquent qu’il s’occupa aussi de la philosophie des mathématiques. J’en conclus que l’ensemble de ses souvenirs, l’accumulation de la science qui compose sa personnalité, il a tout transféré de son vieux cerveau flétri dans le mien, et pareillement qu’il a transporté ma personnalité dans l’habitacle usé dont il ne voulait plus ; c’est-à-dire qu’en réalité il nous a fait changer de corps. Mais par quel moyen un changement de ce genre est possible, c’est là un point qui dépasse mon entendement. Depuis que je suis capable de penser, j’ai accepté des idées matérialistes, mais, ici, je me trouve en présence d’un cas indiscutable qui prouve que l’esprit peut se détacher de la matière.

Je vais tenter bientôt une expérience désespérée. Quand j’aurai fini d’écrire, je tâcherai d’amener le dénouement de ce mystère. Ce matin, avec l’aide d’un couteau de table que j’avais subtilisé pendant le petit déjeuner, j’ai réussi à fracturer un tiroir secret, assez apparent d’ailleurs, dans ce bureau défoncé. Je n’ai découvert autre chose qu’un petit flacon de cristal vert contenant une poudre blanche. Autour du col, une étiquette porte ce seul mot : « Délivrance. » C’est peut-être, c’est vraisemblablement du poison. Je ne serais pas étonné qu’Elvesham eût placé du poison à ma portée, et je soupçonnerais même qu’il est entré dans ses intentions de se débarrasser ainsi du seul témoin vivant qui pût le gêner… Mais alors, il n’aurait pas dissimulé le flacon dans cette cachette…

Cet homme a pratiquement résolu le problème de l’immortalité. À moins d’accidents imprévus, il vivra dans mon corps jusqu’à ce qu’il l’ait usé, et alors, rejetant cette carcasse, épuisée à son tour, il se revêtira de la force et de la jeunesse d’une autre victime. Quand on pense à l’impitoyable cruauté avec laquelle il a agi, on s’imagine avec terreur ce qu’il acquerra d’expérience toujours perfectionnée…

Depuis combien de siècles même bondit-il ainsi de corps nouveau en corps nouveau ?… Mais je suis las d’écrire… La poudre blanche paraît soluble dans l’eau. Le goût n’en est pas désagréable…


Ici se termine le récit qu’on trouva sur le sous-main de M. Elvesham. Son cadavre gisait entre le bureau et le fauteuil que, dans ses dernières convulsions, il avait repoussé de côté. L’histoire était relatée au crayon, d’une écriture incohérente, tout à fait différente de ses caractères ordinairement menus.

Il ne reste que deux faits curieux à enregistrer. Sans aucun doute, il existait entre Eden et Elvesham un rapport quelconque, puisque la totalité des biens du vieux savant était léguée au jeune homme. Mais l’étudiant n’en hérita jamais. Quand Elvesham se suicida, Eden était déjà mort. Vingt-quatre heures auparavant, il avait été renversé par un cab et tué sur le coup au carrefour de Gower Street et d’Euston Road. De sorte que le seul individu capable de donner quelques éclaircissements sur ce fantastique récit n’était plus en état de répondre aux questions de l’enquête, et, sans autre commentaire, je laisse à la sagacité du lecteur le soin de décider sur la véracité de cette histoire.

H. G. Wells : L’histoire de feu M. Elvesham
  • Auteur : H. G. Wells
  • Titre : L’histoire de feu M. Elvesham
  • Titre original : The Story of the Late Mr. Elvesham
  • Publié dans : The Idler, mai 1896

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