H. P. Lovecraft : La Musique d’Erich Zann

H. P. Lovecraft : La Musique d'Erich Zann

Synopsis : « La Musique d’Erich Zann » (The Music of Erich Zann) est une nouvelle de H. P. Lovecraft, publiée en mars 1922 dans le magazine The National Amateur. L’histoire suit un jeune étudiant en métaphysique qui, à la recherche d’un logement bon marché, s’installe dans une pension délabrée de la rue d’Auseil, une rue escarpée et étrangement inaccessible. Il y fait la connaissance d’Erich Zann, un violoniste muet qui vit dans le grenier le plus haut. Fasciné par la musique inquiétante qu’il entend chaque nuit depuis sa chambre, le narrateur tente de se rapprocher du mystérieux musicien, sans se rendre compte que chaque note cache une réalité étrangère et terrifiante.

H. P. Lovecraft : La Musique d'Erich Zann

La Musique d’Erich Zann

H. P. Lovecraft
(Nouvelle complète)

J’ai examiné des plans de la ville avec le plus grand soin et pourtant jamais je n’ai pu retrouver la rue d’Auseil. Mes recherches ne se sont pas limitées aux plans actuels, car je sais que les noms changent. Au contraire, j’ai plus que longuement interrogé tous les témoignages anciens sur la ville, et j’ai personnellement exploré tous les quartiers, quels que fussent leurs noms, qui pouvaient receler une rue d’Auseil. Mais malgré tous mes efforts, il me faut humblement avouer que je n’ai pu, que je ne peux retrouver ni la maison, ni la rue, ni le quartier de cette ville, où, pendant les derniers mois de ma précaire existence d’étudiant en métaphysique à l’université, j’entendis la musique d’Erich Zann.

Que ma mémoire soit défaillante, je ne m’en étonne pas ; car mon équilibre, physique et mental, subit de rudes coups pendant toute l’époque de mon séjour rue d’Auseil, et je sais fort bien que je n’ai fait venir en cet endroit aucune des rares personnes que je connais. Mais le fait que je ne puisse pas retrouver cet endroit est à la fois curieux et inquiétant, car il se trouvait à moins d’une demi-heure de marche de l’université, et se distinguait par des traits si particuliers que toute personne l’ayant vu une fois était incapable de l’oublier. Je n’ai jamais rencontré une seule personne qui connût la rue d’Auseil.

La rue d’Auseil se trouvait de l’autre côté d’un fleuve sombre, bordé d’immenses entrepôts de brique aux fenêtres opaques, et franchi par un lourd pont de pierre noirâtre. L’air était toujours gris et presque obscur près de ce fleuve, comme si la fumée des usines proches y empêchait en permanence le soleil de percer. Ce fleuve émettait aussi une odeur chargée de relents douteux que je n’ai jamais sentis autre part, et qui pourront peut-être un jour me permettre de le retrouver car je les reconnaîtrais immédiatement. Au-delà du pont, d’étroites ruelles pavées, longées de grilles. Et on montait ensuite, doucement d’abord, puis très vite : on était arrivé à la rue d’Auseil.

Je n’ai jamais vu de rue aussi étroite et aussi raide que la rue d’Auseil. C’était presque une escalade ; elle était fermée à tous véhicules, coupée d’escaliers par endroits, et bouchée à son sommet par un mur élevé et couvert de lierre. Son revêtement changeait en cours de route : par endroits de vastes dalles ; en d’autres des pavés ; en d’autres encore une terre battue à laquelle s’accrochait comme elle pouvait une végétation d’un vert grisâtre. Les maisons qui bordaient la rue étaient hautes, avec des toits pointus, incroyablement vieilles, et toutes penchaient de la façon la plus fantasque qui fût, en avant, en arrière ou de côté. Par endroits, deux maisons se faisant face s’inclinaient l’une vers l’autre formant une sorte de pont au-dessus de la rue, ce qui l’empêchait naturellement d’être bien claire. Il y avait aussi quelques passerelles jetées à hauteur d’étage d’une maison à l’autre.

Les habitants de cette rue me firent une impression profonde. Au début, je pensai que c’était parce qu’ils paraissaient tous silencieux et secrets, mais plus tard je compris que c’était parce qu’ils étaient tous très vieux. Je suis incapable de dire ce qui m’a amené à vivre dans une pareille rue : je n’étais pas moi-même lorsque j’y emménageai. J’avais vécu jusqu’alors dans des endroits misérables d’où mon manque d’argent m’avait toujours fait partir : je finis par tomber sur cette bâtisse chancelante de la rue d’Auseil tenue par Blandot le paralytique. C’était la troisième maison à partir du bout de la rue, et de loin la plus haute de toutes.

Ma chambre se trouvait au cinquième étage ; la seule qui y fut occupée, car la maison était presque vide. La nuit de mon arrivée, j’entendis, venant des mansardes au-dessus de moi, une étrange musique, et le lendemain j’interrogeai le vieux Blandot. Il me répondit que c’était un vieil Allemand qui jouait de la viole, un homme muet, étrange, qui signait du nom de Erich Zann et qui le soir faisait partie d’un pauvre orchestre d’opéra ; et il ajouta que Zann, ayant la manie de jouer la nuit après son retour du théâtre, avait choisi cette mansarde isolée, dont l’unique fenêtre, ménagée dans le toit, était le seul endroit d’où l’on pouvait voir, par-dessus l’énorme mur se dressant au bout de la rue, l’autre versant de la colline et le panorama qui s’étendait au-delà.

Par la suite, j’entendis Zann chaque nuit, et, bien qu’il m’empêchât de dormir, je me sentis progressivement hanté par la bizarrerie de sa musique. Quoique ignorant presque tout de cet art, j’étais convaincu qu’aucune de ses harmonies ne pouvait entretenir le moindre rapport avec une musique déjà entendue ; et j’en conclus que le vieil homme était un compositeur hautement original. Plus j’écoutais, plus j’étais fasciné, et finalement, au bout d’une semaine, je me décidai à faire la connaissance du vieux musicien.

Un soir qu’il revenait de son travail, je lui adressai la parole dans le couloir : je lui dis que j’aimerais le connaître et l’écouter jouer. C’était un vieil homme mince, petit, courbé en deux, avec des vêtements râpés, des yeux bleus, une tête caricaturale qui faisait penser à celle d’un satyre, et un crâne presque chauve ; à mes premiers mots, il parut à la fois furieux et effrayé. Mais mon bon vouloir était si évident qu’il finit par se radoucir ; et, grognant vaguement, il me fit signe de le suivre dans l’escalier noir, craquant, branlant, qui menait chez lui. Sa chambre – il n’y en avait que deux sous ce toit pointu – donnait sur l’ouest, dans la direction du haut mur sur lequel se terminait la rue. Déjà très grande, son extraordinaire abandon, sa nudité presque totale la faisaient paraître immense. En fait de mobilier, il n’y avait qu’un lit de fer étroit, un nécessaire de toilette ébréché, une petite table, une grande bibliothèque, un pupitre à musique métallique, et trois fauteuils vieillots. Sur le plancher, en désordre, des cahiers de musique. Les murs étaient faits de planches nues qui sans doute n’avaient jamais connu le crépi ; la poussière omniprésente, les innombrables toiles d’araignées évoquaient un endroit désert et inhabité. L’univers esthétique d’Erich Zann hantait de toute évidence les lointains cosmos de l’imagination.

Me faisant signe de m’asseoir, le muet ferma la porte, poussa le gros verrou de bois et alluma une bougie, en plus de celle qu’il tenait à la main. Puis il sortit sa viole de son étui dévoré par les mites, et, finalement, son instrument en main, il s’installa dans le moins inconfortable des fauteuils. Il ne se servit pas de son pupitre, et, sans me proposer de choix et jouant de tête, il me ravit pendant plus d’une heure avec des morceaux que je n’avais jamais entendus ; des morceaux qui devaient être de sa propre invention. Les décrire avec exactitude est impossible à une personne ignorant tout de la musique. C’était une sorte de fugue avec des reprises véritablement merveilleuses, mais je remarquai surtout l’absence totale de ces accords bizarres que j’avais entendus de ma chambre les autres nuits.

Ces notes ensorcelantes, je m’en souvenais, et je me les étais souvent fredonnées et sifflotées, pour autant que j’en avais été capable, si bien que lorsque le musicien posa son archet, je lui demandai s’il voulait bien m’en rejouer quelques passages. À ma question, les traits de mon hôte à la tête de satyre perdirent subitement le calme quelque peu indifférent qu’ils avaient revêtu pendant tout le récital, et parurent trahir ce curieux mélange de colère et de frayeur que je leur avais vu lorsque j’avais abordé le vieillard pour la première fois. Pendant un moment, peu respectueux des sautes d’humeur de la vieillesse, je voulus insister, et j’essayai même de piquer cet hôte au tempérament instable en lui sifflant un des airs que j’avais entendus la nuit précédente. Mais je ne m’entêtai pas longtemps dans cette voie ; dès que le vieux musicien eut reconnu ce que je sifflais, ses traits se déformèrent brutalement, possédés par un sentiment défiant l’analyse, en même temps qu’il levait sa longue main froide et osseuse pour me fermer la bouche et imposer silence à cette imitation maladroite. Et le regard craintif qu’il jeta en direction de la fenêtre solitaire, aveuglée par un rideau, comme s’il redoutait l’arrivée d’un intrus, me donna une preuve supplémentaire de sa bizarrerie ; c’était doublement absurde puisque la mansarde était bien plus haute que les toits des maisons voisines, par conséquent inaccessible, le seul endroit, le concierge me l’avait dit, d’où il était possible d’apercevoir ce qu’il y avait de l’autre côté du mur fermant la rue.

Ce regard jeté par le vieil homme me remit à l’esprit cette remarque de Blandot, et, non sans une certaine malice, je voulus aller contempler le vaste et vertigineux panorama des toits baignés par la lune, de la ville illuminée, que l’on devait découvrir de l’autre côté de la colline et que, seul de tous les habitants de la rue d’Auseil, ce vieux musicien grincheux pouvait voir. J’allai à la fenêtre et j’en aurais tiré les rideaux anonymes si le vieillard, dans une rage terrorisée comme je ne lui en avais pas encore vue, ne s’était précipité sur moi. Empoignant mes vêtements pour me faire reculer, il me fit clairement comprendre qu’il entendait me mettre à la porte. Dégoûté de cet hôte impossible, je lui demandai sèchement de me lâcher, ajoutant que j’allais partir sur-le-champ. Il me laissa aussitôt, et, voyant que j’étais blessé et furieux, sa propre colère parut s’apaiser. Il posa à nouveau la main sur moi, cette fois-ci dans un geste amical, et m’obligea à m’asseoir dans un fauteuil ; puis, avec une sorte d’expression songeuse, il alla s’asseoir à la table encombrée et, armé d’un crayon, se mit à couvrir une page d’un français laborieux.

Le papier qu’il me tendit finalement était un appel à ma tolérance et à mon oubli des offenses. Zann me disait qu’il était âgé, solitaire, et sujet à d’étranges terreurs et à des troubles nerveux non sans rapport avec son art et avec d’autres choses aussi. Il était très heureux que je fisse venu l’écouter, espérait que je reviendrais, et que je consentirais à oublier ses excentricités. Mais il ne pouvait pas jouer à une personne étrangère les harmonies qui m’avaient frappé, et il ne pouvait pas supporter que quelqu’un d’autre lui en parlât ; de même, il ne pouvait supporter qu’une autre personne touchât aucun objet dans cette chambre. Il ne s’était pas rendu compte, jusqu’au moment où je l’avais abordé dans le couloir, que je pouvais l’entendre jouer de ma chambre, et il me demandait si je voulais bien prier Blandot de me donner une autre chambre à un étage inférieur, d’où je ne pourrais pas l’entendre pendant la nuit. Il était disposé, avait-il enfin écrit, à me défrayer des dépenses supplémentaires.

Au fur et à mesure que je lisais avec peine ce français exécrable, je sentis ma mauvaise humeur à l’égard du vieil homme s’apaiser. Il était atteint de troubles physiques et mentaux, comme moi ; et mes études en métaphysique m’avaient enseigné la tolérance. Dans le silence qui régnait alors, on entendit un léger bruit venant de la fenêtre – le vent nocturne qui, sans doute, faisait battre le volet ; mais, pour une raison ou pour une autre, je sursautai presque aussi violemment qu’Erich Zann. Dès que j’eus terminé son message, je lui donnai une poignée de main et le quittai, en ami.

Le jour suivant, Blandot me donna une chambre moins économique au troisième étage, entre l’appartement d’un vieil usurier et la chambre d’un tapissier respectable. Personne n’habitait au quatrième étage.

Mais au bout de peu de temps, je me rendis compte que Zann était loin d’éprouver un désir aussi réel de me voir qu’il avait paru le manifester lors qu’il m’avait supplié de quitter son étage. Non seulement il ne me demanda pas d’aller lui rendre visite, mais, lorsque je le fis, il sembla mal à l’aise et joua d’un air distrait. Ceci se passa naturellement la nuit – le jour, il dormait et ne recevait personne. Ma sympathie pour lui évidemment ne s’en trouva pas renforcée, et pourtant cette mansarde et cette étrange musique semblaient exercer sur moi une fascination curieuse, mais de plus en plus marquée. J’éprouvais un désir presque insurmontable d’aller regarder par cette fenêtre, par-dessus le mur, le versant invisible de la colline, les toits et les flèches luisantes qui devaient s’y trouver. Un jour, je montai à la chambre solitaire à l’heure du théâtre, en l’absence de Zann, mais sa porte était fermée à clef.

Je réussis néanmoins à surprendre le jeu solitaire et nocturne du vieil homme muet. Au début, je montai sur la pointe des pieds jusqu’à mon ancien cinquième étage. Ensuite, mon audace s’accentuant, je m’avançai jusqu’aux dernières marches de l’escalier grinçant qui menait à la mansarde. Là, dans ce couloir étroit, devant cette porte bloquée, le trou de la serrure bouché, j’entendis plus d’une fois des bruits qui me remplissaient d’une anxiété indéfinissable – crainte d’un mystère vague, d’une trouble énigme ; non pas que ces sons fussent désagréables à l’oreille ; ils ne l’étaient pas mais ils étaient animés de vibrations qui ne rappelaient absolument rien de connu sur terre, et à certains moments, assumaient une qualité réellement symphonique que, même par l’imagination, je ne pouvais mettre sur le compte du musicien seul. Il n’y avait aucun doute, Erich Zann était un génie exceptionnel. Tandis que les semaines s’écoulaient, le jeu devenait toujours plus sauvage, et le vieux musicien faisait preuve d’absences toujours plus nettes en même temps que d’une pitoyable volonté de passer inaperçu. Il refusait systématiquement de me recevoir, et se détournait de moi chaque fois que nous nous croisions dans l’escalier.

Puis, une nuit, alors que j’écoutais à sa porte, j’entendis la viole insensée porter ses harmonies jusqu’à un déferlement chaotique : c’était un pandémonium qui aurait pu me faire douter de ma précaire santé mentale, si ne m’était parvenue de derrière cette porte condamnée la preuve atroce que le drame était bien réel – ce pleur épouvantable, inarticulé, ce sanglot que seul un muet peut émettre, et qu’il ne pousse que dans les moments de terreur ou d’angoisse les plus effrayants. Je frappai fébrilement au vantail mais ne reçus aucune réponse. Je restai à attendre dans ce couloir obscur, tremblant de froid et de crainte ; mais je perçus enfin les tristes efforts du musicien qui essayait de se relever en s’aidant d’un des fauteuils. Pensant qu’il venait de reprendre conscience après s’être évanoui, je recommençai à frapper à la porte tout en lui criant mon nom pour le rassurer. J’entendis Zann tituber jusqu’à la fenêtre, fermer les volets et la vitre, puis revenir, péniblement, à la porte, et, enfin, d’une main tremblante, m’ouvrir. Cette fois, la joie qu’il montrait à me voir était authentique ; son visage encore crispé s’éclaira en me reconnaissant ; il agrippa les pans de ma veste, comme un enfant les jupes de sa mère.

Agité de frissons pathétiques, le vieil homme m’obligea à m’asseoir dans un fauteuil tandis qu’il se laissait tomber dans un autre ; sa viole et son archet gisaient à terre, abandonnés. Il resta assis un long moment, sans rien faire, hochant bizarrement la tête, et, curieusement, comme s’il était en train d’écouter quelque chose, avec autant d’intensité que de crainte. Il parut enfin satisfait de ce qu’il entendit, ou n’entendit pas, et, s’installant dans le fauteuil qui faisait face à la table, il m’écrivit quelques lignes sur une feuille de papier qu’il me tendit, puis il retourna à la table et se remit à écrire, d’une main fébrile et pressante. La note qu’il m’avait passée m’implorait au nom de la pitié humaine, et de ma propre curiosité, d’attendre qu’il eût fini d’écrire : il me ferait un compte rendu détaillé en allemand de toutes les merveilles et de toutes les horreurs qui l’obsédaient. J’attendis ; le crayon du vieil homme courait sur le papier.

Environ une heure plus tard, alors que j’attendais toujours, regardant les feuillets couverts d’une écriture fiévreuse s’empiler les uns sur les autres, je vis soudain Zann se contracter comme sous l’effet d’un choc très violent. Il n’y avait pas à en douter, il fixait bien la fenêtre obstruée par les rideaux, l’oreille tendue, en transes. Puis j’eus vaguement l’impression d’entendre moi-même un son. Rien d’horrible, mais bien plutôt comme une note musicale merveilleusement sombre, infiniment distante, comme en aurait pu lancer un musicien d’une des maisons voisines, ou d’une retraite située au– delà du grand mur par-dessus lequel je n’avais toujours pas pu regarder. Sur Zann en tout cas, l’effet fut terrible ; abandonnant son crayon, il se leva brusquement, s’empara de sa viole et commença à rompre le silence nocturne de la musique la plus folle qui me soit jamais parvenue aux oreilles pendant les nuits passées de l’autre côté de sa porte.

Il serait inutile d’essayer de décrire ce que fut le jeu d’Erich Zann pendant ces heures-là. Plus effrayant que tout ce que j’avais jamais entendu en cachette, car maintenant je pouvais voir l’expression de sa figure et je me rendis compte, cette fois-ci, qu’il était animé par la terreur la plus réelle. Il essayait de faire du bruit, de chasser quelque chose, de noyer quelque chose – mais quoi ? Je ne pouvais l’imaginer, mais ce devait être redoutable. Son jeu était fantastique, délirant, hystérique, et pourtant il conserva jusqu’à la fin ces qualités de génie suprême que je savais appartenir à cet étrange vieillard. Je reconnaissais l’air – une sorte de danse hongroise échevelée que l’on jouait beaucoup dans les théâtres, et je me dis, un moment, que pour la première fois j’entendais Zann jouer la musique d’un autre compositeur.

Toujours plus forte, toujours plus forte et plus sauvage montait la supplication de cette viole désespérée. Le joueur était en nage, inondé d’une transpiration inquiétante ; il se démenait comme un automate, fixant toujours fébrilement la fenêtre fermée. À travers cette musique indicible, je pouvais presque deviner des satyres et des bacchantes masqués qui dansaient, qui tourbillonnaient au sein d’abîmes insondables peuplés de nuées et sillonnés d’éclairs. Puis j’eus l’impression d’entendre une note plus haute et plus régulière, et qui, elle, ne provenait pas de la viole ; une note moqueuse, calme, volontaire, et qui venait de très loin vers l’ouest.

À ce moment précis, le volet se mit à battre sous l’effet d’une bourrasque qui venait de se lever dans la nuit, comme pour répondre à la musique folle jouée dans la chambre. La viole déchaînée de Zann se surpassa, émettant des sons dont je ne l’aurais jamais crue capable. Le volet battait toujours plus fort, il se déverrouilla et se mit à buter alternativement contre la fenêtre et contre le mur. Puis les vitres se fracassèrent sous ces ébranlements répétés et un vent glacé s’engouffra dans la pièce ; les bougies vacillèrent et s’envolèrent de la table les feuilles de papier sur lesquelles Zann avait commencé à me confier son horrible secret. Je me tournai vers lui et m’aperçus qu’il avait perdu connaissance. Ses yeux bleus sortaient de leurs orbites, vitreux, aveugles, et la mélodie hystérique n’était plus qu’une sorte d’orgie folle et mécanique dont aucun mot ne saurait donner le moindre aperçu.

Une rafale plus violente que les autres souleva le manuscrit et l’emporta vers la fenêtre. Dans un essai désespéré, je voulus me lancer à la poursuite des feuilles tourbillonnantes, mais elles avaient disparu dans la nuit avant que j’eusse pu atteindre la fenêtre béante. Il me revint alors en mémoire ma vieille envie de regarder par cette fenêtre, la plus haute de la plus haute maison de la rue d’Auseil, d’où l’on pouvait apercevoir le versant de l’autre côté du mur, et la ville endormie à ses pieds. Il faisait nuit, mais les lumières de la ville brûlaient encore à cette heure, et je m’attendais à les voir à travers la pluie et le vent. Pourtant, quand je regardai de cette mansarde aérienne, quand je regardai, le dos tourné aux bougies clignotantes et au hurlement vers la nuit de cette viole incroyable, je ne vis rien : pas de ville étalée en bas, pas de lumières familières dans des rues mille fois arpentées, rien ; seul l’infini d’un espace sans fond ; d’un espace inimaginable vibrant de musique et de mouvement, ne ressemblant à rien de ce qui pouvait exister sur cette terre. Et au moment même où je contemplais ce spectacle, empli d’une sainte terreur, le vent souffla les deux bougies, me laissant seul dans cette mansarde solitaire, au sein d’une obscurité sauvage et impénétrable, avec, devant moi, ce chaos, ce pandémonium, et, derrière moi, le délire démoniaque de la viole hurlant à la lune.

Je trébuchai à reculons dans le noir, n’ayant rien qui m’eût permis de rallumer les bougies, me cognai contre la table, renversai un fauteuil, cherchant à tâtons l’endroit d’où provenait la musique interdite. Nous sauver, Erich Zann et moi, je pouvais le tenter, quels que fussent les pouvoirs auxquels j’avais à faire face. Un moment, je crus sentir quelque chose de froid me frôler ; je hurlai, mais mon cri je ne l’entendis même pas moi-même par-dessus la viole en démence. Tout à coup, toujours dans l’obscurité, l’archet me frôla, et je compris que j’étais tout près du musicien. Avançant les bras, je rencontrai le dos du fauteuil de Zann, tâtonnai, trouvai son épaule, la secouai pour le faire revenir à lui.

Il ne réagit pas, et la viole continua à grincer, sans marquer de pause. Je posai ma main sur la tête de Zann, interrompis son branlement mécanique ; je criai dans l’oreille du vieillard qu’il nous fallait à tout prix fuir les choses inconnues qu’éveille la nuit. Mais il ne me répondit pas, ne ralentit pas le rythme de sa musique inexprimable, et pendant ce temps, d’étranges tourbillons d’air semblaient danser dans la nuit et l’orgie sonore. Lorsque ma main rencontra l’oreille de Zann, je frémis, sans comprendre pourquoi – jusqu’à ce que j’aie touché, palpé la tête impossible ; cette tête glacée, raide, immobile, dans laquelle des yeux vitreux saillaient dans le noir, fixés sur le vide. Puis, par une sorte de miracle, je trouvai la porte avec son verrou de bois, et je m’enfuis comme un fou loin de cette chose aux yeux vitreux, immobile dans le noir, et de la mélodie vampirique de cette viole maudite dont l’ardeur me parut croître encore au moment où je la quittai.

J’ai dévalé, quatre à quatre, sans rien voir, les interminables escaliers de cette bâtisse obscure ; dévalé sans m’en rendre compte cette rue étroite, antique, raide, coupée de marches, bordée de maisons chancelantes ; trébuché sur les pavés inégaux des rues basses, jusqu’au fleuve putride enserré entre ses murs aveugles ; j’ai couru enfin jusqu’à l’autre bout du pont immense confondu dans la nuit, jusqu’aux avenues, jusqu’aux boulevards larges et rassurants que nous connaissons ; ces souvenirs atroces traînent encore dans ma mémoire. Et je me rappelle aussi qu’il n’y avait pas de vent cette nuit-là, que la lune brillait et que toutes les lumières de la ville clignotaient.

Malgré toutes mes recherches, malgré toutes mes enquêtes, je n’ai jamais pu, depuis, retrouver la rue d’Auseil. Et je ne le regrette qu’à demi, qu’il s’agisse du fait en lui-même ou de la perte, dans d’impensables abîmes, des feuillets denses qui seuls pourraient expliquer la musique d’Erich Zann.

H. P. Lovecraft : La Musique d'Erich Zann
  • Auteur : H. P. Lovecraft
  • Titre : La Musique d’Erich Zann
  • Titre original : The Music of Erich Zann
  • Publié dans : The National Amateur, mars 1922

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