H. P. Lovecraft : L’alchimiste

H. P. Lovecraft - El alquimista

Synopsis : L’Alchimiste (The Alchemist) est un conte de H. P. Lovecraft, publié en novembre 1916 dans le magazine The United Amateur. L’histoire est racontée par Antoine, le dernier descendant d’une ancienne et ruinée lignée de nobles français marquée par un mystérieux malédiction qui condamne ses membres à mourir jeunes. Depuis son enfance, le protagoniste grandit isolé dans un château en ruines, entouré de solitude, de livres et de sombres présages sur sa lignée. En enquêtant sur l’origine de la tragédie familiale, il découvre d’anciens documents qui le relient à un passé plein de secrets, d’alchimie et d’une sombre menace qui semble défier le temps.

H. P. Lovecraft - El alquimista

L’alchimiste

H. P. Lovecraft
(Nouvelle complète)

Tout en haut d’une colline verdoyante, aux flancs plantés des arbres noueux d’une forêt des premiers âges, s’élève le vieux château de mes ancêtres. Pendant des siècles, il a servi de demeure et de fief à notre fière lignée, dont l’ancienneté dépasse celle des remparts moussus qui ont dominé, jadis, la rude et sauvage campagne environnante. Ses anciennes tours, qui portent les stigmates des bourrasques essuyées pendant des générations et qui s’effritent aujourd’hui sous l’inexorable et puissante pression du temps, faisaient partie, au Moyen Âge, de l’une des plus formidables et redoutables forteresses de France. Du haut de ses tours à mâchicoulis et de ses remparts, des barons, des comtes, et même des rois avaient été tenus en échec, et jamais ses spacieuses salles d’armes n’avaient retenti du pas de l’envahisseur.

Mais les choses ont bien changé depuis l’époque féodale. L’austérité a remplacé les fastes d’antan. Trop fiers de leur nom pour se livrer au commerce, mes aïeux se sont petit à petit séparés de leurs biens. Même le château n’a pas été épargné : ses murs s’effritent, le parc est envahi par les herbes folles, les douves sont à sec et les tourelles menacent de s’effondrer. À l’intérieur, les planchers défoncés, les tapisseries passées, les lambris dévorés par les vers racontent notre lugubre histoire, celle d’une splendeur déchue.

Au fur et à mesure que les siècles passaient, l’une après l’autre les quatre grandes tours tombèrent en ruine, jusqu’au jour où il n’en resta plus qu’une, où s’abritaient les rares descendants des seigneurs autrefois tout-puissants de ces lieux. Ce fut dans l’une des grandes et lugubres pièces de cette dernière tour que moi, Antoine, le dernier des malheureux et maudits comtes de C…, je vis le jour, il y a de cela quatre-vingt-dix ans.

Les premières années de ma vie mouvementée, je les passai entre ces murs et dans ces forêts sombres, ainsi que dans les ravins et les grottes sauvages du flanc de la colline. Je n’ai jamais connu mes parents. Mon père avait été tué à l’âge de trente-deux ans, un mois avant ma naissance, par la chute d’une pierre qui s’était détachée de l’un des créneaux du château. Et ma mère était morte en me donnant le jour. Mon éducation fut confiée à un vieux serviteur très intelligent qui répondait au nom de Pierre. J’étais enfant unique, et ma solitude était encore aggravée par le fait que mon tuteur me tenait résolument à l’écart des enfants des paysans dont les demeures sont éparpillées dans la plaine, au pied de la colline.

À l’époque, Pierre me disait que cette règle s’imposait, parce que ma naissance me plaçait très au-dessus de cette compagnie plébéienne. Maintenant, je sais que son but véritable était de m’empêcher d’apprendre ce qui se racontait la nuit à voix basse au coin du feu, dans les chaumières, sur la terrible malédiction qui pesait sur notre famille. Isolé et livré à moi-même, je passai de longues heures de mon enfance à lire les anciens volumes qui remplissaient la bibliothèque poussiéreuse du château, et à errer dans les bois fantomatiques de la colline. Très tôt, je devins mélancolique. Seul, ce qui avait trait à la nature mystérieuse et à l’occultisme m’intéressait.

Je ne parvins pas à connaître grand-chose de ma famille, mais le peu que j’en appris m’affecta profondément. Peut-être devais-je ce trait curieux aux réticences manifestes de Pierre à parler des miens, mais toujours est-il que je ne pouvais entendre prononcer le nom de ma lignée sans trembler d’effroi.

À mesure que je grandissais, je pus placer bout à bout les fragments de renseignements que j’avais péniblement réussi à arracher des lèvres de mon vieux précepteur. Son récit faisait état de circonstances qui m’avaient toujours semblé étranges, mais que je trouvais, maintenant, inquiétantes. Je veux parler de l’âge précoce auquel tous les comtes de notre lignée avaient trouvé la mort. J’avais jusqu’alors pensé que nous étions une famille d’hommes à la vie particulièrement brève, mais je me mis à réfléchir à ces décès prématurés et à établir des liens entre eux et les divagations du vieillard, qui parlait souvent de la malédiction qui, depuis des siècles, avait empêché les tenants du titre de dépasser trente-deux ans.

Le jour de mon vingt et unième anniversaire, le brave Pierre me remit un manuscrit qui, me dit-il, avait été transmis de père en fils depuis de nombreuses générations. Son contenu m’apparut très inquiétant et l’examen de ce document confirma mes plus horribles appréhensions. À cette époque-là, ma croyance dans le surnaturel était absolue ; sinon, comment expliquer que je n’aie pas rejeté avec dédain cette incroyable histoire ?

Le parchemin était daté du XIIIe siècle, quand le vieux château était au summum de sa puissance. Il évoquait le portrait d’un personnage qui avait jadis habité nos terres. C’était un homme de grand mérite, quoique sa condition le plaçât à peine au-dessus d’un paysan. Il s’appelait Michel, mais on l’avait surnommé le « Mauvais » à cause de sa sinistre réputation. Il connaissait, en effet, les terribles secrets de la magie noire et de l’alchimie. Et comme il avait étudié bien au-delà de ce que lui permettait son état, ses recherches sur la pierre philosophale ou l’élixir de vie éternelle terrorisaient les villageois. Michel le Mauvais avait un fils, Charles, un garçon aussi versé que lui dans les sciences occultes et qui répondait au sobriquet de « Sorcier ». Les deux hommes vivaient complètement en marge du village et on les soupçonnait de se livrer aux pratiques les plus odieuses. On disait, par exemple, que le vieux Michel avait brûlé sa femme en sacrifice au diable et l’enlèvement inexpliqué de plusieurs enfants de paysans leur était imputé. Pourtant, dans la sombre nature du père et du fils, il y avait un rayon rédempteur d’humanité. Le vieil homme adorait son fils et le jeune homme avait pour son père un amour mystique.

Une nuit, le château connut une grande animation, à la suite de la disparition du jeune Godfrey, le fils du comte Henri. À la tête de son escorte, le père désespéré conduisait lui-même les recherches. Il arriva ainsi chez les sorciers, où il trouva Michel le Mauvais penché au-dessus d’un large chaudron en ébullition. Aveuglé par le désespoir, furieux, perdant complètement le contrôle de ses nerfs, il saisit violemment le vieillard par le col. Quand il relâcha son étreinte, sa victime avait cessé de vivre. Au même moment, ses serviteurs lui annoncèrent dans la joie que le jeune Godfrey venait d’être retrouvé dans l’une des chambres désaffectées du château. Mais il était trop tard pour le pauvre Michel, qui était mort pour rien.

Tandis que le comte et ses hommes s’éloignaient de l’humble demeure de l’alchimiste, la silhouette de Charles le Sorcier apparut derrière les arbres. Il apprit ainsi, par les bavardages des serfs attirés par cette agitation, ce qui venait de se passer. Il parut tout d’abord indifférent au destin de son père, puis s’avançant lentement à la rencontre du comte, il prononça d’une voix terne, et pourtant terrifiante, cette épouvantable malédiction :

« Que jamais aucun noble de ta race meurtrière ne vive jusqu’à un âge plus avancé que le tien », dit-il.

À ces mots, il tira de sa tunique une fiole d’un liquide incolore qu’il lança au visage du meurtrier de son père. Puis il disparut derrière le rideau d’encre de la nuit.

Le comte mourut instantanément, sans un mot. Il fut enterré le jour suivant. Il avait à peine plus de trente-deux ans. Bien que des bandes de paysans eussent sillonné les bois voisins et les prairies alentour, on ne retrouva jamais la trace du Sorcier. Puis le temps estompa le souvenir de cette malédiction dans l’esprit de la famille du comte Henri. Lorsque Godfrey, cause involontaire de cette tragédie et porteur du titre, fut tué au cours d’une partie de chasse, par une flèche, à l’âge de trente-deux ans, personne ne fit le moindre rapprochement entre sa fin et la prédiction de Charles. Mais quand, quelques années plus tard, son jeune fils Robert fut trouvé mort sans cause apparente dans un champ voisin, les vieux paysans ne manquèrent pas de noter cette coïncidence troublante : il avait, lui aussi, trente-deux ans. Louis, le fils de Robert, fut retrouvé noyé dans un fossé au même âge fatidique. L’inquiétante nécrologie se poursuivait ainsi jusqu’à nos jours. Les Henri, les Robert, les Antoine et les Armand, tous furent arrachés à leurs vies heureuses et vertueuses à l’âge qu’avait leur malheureux ancêtre lorsqu’il fut assassiné.

Si j’en croyais cette chronique, il me restait donc tout au plus onze ans d’existence. Ma vie, qui me paraissait sans intérêt jusqu’alors, me devint à chaque jour passé à explorer les sortilèges de la magie noire, plus précieuse. Coupé du monde comme je l’étais, la science moderne n’avait exercé sur moi aucune influence. Je passais tous mes loisirs, ainsi qu’avaient dû le faire, au Moyen Âge, le vieux Michel et son fils Charles, à acquérir la science démonologique et alchimique. J’avais beau lire tous les documents que je pouvais compulser, nulle part je ne trouvais trace de l’incroyable malédiction qui pesait sur ma famille. Dans mes rares moments de lucidité, j’allais même jusqu’à invoquer une cause naturelle pour expliquer tous ces décès, attribuant la mort prématurée de mes ancêtres aux descendants du sinistre Charles le Sorcier. Mais renseignements pris, l’alchimiste ne semblait pas avoir eu d’héritier. Je me remis donc à mes études, cherchant désespérément une formule magique qui libérerait ma race de cette infernale fatalité. De toute façon, une chose était certaine : je ne me marierais pas. Comme j’étais le dernier membre vivant de notre maison, la malédiction finirait ainsi avec moi. Lorsque j’atteignis l’âge de trente ans, le vieux Pierre fut rappelé dans l’autre monde. Seul, je l’ensevelis sous les pierres de la cour, là où il avait tant aimé se promener. Devenu l’unique occupant de cette grande bâtisse, mes craintes s’apaisèrent progressivement. Mon esprit cessa ses vaines protestations contre un sort inéluctable, et j’en vins même à ne plus craindre la fin qui avait été celle de tous mes aïeux.

À partir de ce moment-là, je passai le plus clair de mon temps à explorer les salles et les tours abandonnées du château, ce que, par crainte, je n’avais jamais fait dans ma jeunesse. Certaines de ces pièces n’avaient pas reçu de visite d’un être humain depuis plus de quatre siècles. J’y découvris de nombreux et curieux objets, des meubles couverts d’une poussière séculaire, pourris par l’humidité, et des toiles d’araignée en quantité incroyable. D’énormes chauves-souris aux ailes osseuses étaient les seules occupantes de la demeure. Je me mis à tenir un compte minutieux de mon âge en jours et en heures. Chacun des mouvements du balancier de la massive pendule de la bibliothèque m’ôtait une seconde de vie. J’approchais ainsi du moment que j’appréhendais depuis si longtemps. Comme la plupart de mes ancêtres avaient été emportés un peu avant d’atteindre l’âge du comte Henri lors de sa mort, je m’attendais à tout instant à rencontrer le trépas. Quelle serait ma mort ? Sous quelle forme la malédiction se présenterait-elle ? Je l’ignorais, bien sûr, mais je n’étais pas décidé à la subir passivement. Elle ne trouverait pas en moi une lâche victime. En attendant, je me remis avec ardeur à fouiller les recoins du vieux château. Ce fut au cours de la plus longue de mes investigations, moins d’une semaine avant l’heure de ma fin, d’après mes calculs, que se produisit l’événement qui devait être pour moi le plus important de ma vie.

Après avoir passé la plus grande partie de la matinée à monter et descendre les escaliers d’une tour en ruine, j’explorai dans l’après-midi les niveaux inférieurs, qui me conduisirent dans ce qui aurait pu aussi bien être une remise médiévale qu’un dépôt plus récent de munitions. En traversant lentement le passage recouvert de salpêtre, au pied du dernier escalier, je découvris, à la lueur tremblante de ma torche, un mur lisse et humide qui m’obstruait le chemin. J’allais retourner sur mes pas, lorsque mon regard tomba sur une trappe garnie d’un anneau, juste devant moi. Pris de curiosité, je réussis non sans difficultés à soulever la pièce de bois, qui s’ouvrit sur un trou noir d’où s’exhalèrent des vapeurs si malsaines, qu’elles firent vaciller mon brandon. Dès que la flamme, que j’abaissai vers les ténèbres, se remit à brûler normalement, j’aperçus le sommet d’un escalier de pierre dans lequel je m’engageai. Les marches étaient nombreuses et menaient vers un étroit passage qui devait être situé très bas sous terre. Le couloir, assez long, se terminait par une massive porte de chêne toute suintante d’humidité, et qui résista fermement à tous les efforts que je fis pour l’ouvrir. De guerre lasse, j’interrompis mes infructueux essais. J’avais à peine fait quelques pas vers l’escalier que soudain j’éprouvai l’un des chocs les plus violents et les plus bouleversants qui se puissent imaginer. Au moment où je m’y attendais le moins, la lourde porte s’ouvrit lentement derrière moi, en grinçant affreusement sur ses gonds rouillés. Sur le coup, je fus absolument incapable d’analyser mes réactions, tant je tremblais de frayeur. Quand enfin je me tournai vers l’endroit d’où était venu le bruit, mes yeux jaillirent presque de leurs orbites au spectacle qui s’offrit à eux. Là, dans l’embrasure de l’ancienne porte gothique, se tenait un être humain. Il était vêtu d’une longue tunique sombre et d’une calotte comme on en portait au Moyen Âge. Sa barbe abondante était d’un brun intense et son front beaucoup plus haut que la moyenne. Ses joues creuses étaient marquées de profonds sillons de rides et ses longues mains noueuses, semblables à des griffes, étaient d’une blancheur de marbre, comme je n’en avais encore jamais vu chez un homme.

La silhouette, d’une maigreur squelettique, était étrangement voûtée, et comme perdue dans les plis volumineux de l’anachronique vêtement. Mais le plus étrange de tout, c’étaient les yeux, deux abîmes d’obscurité, parfaitement semblables, qui exprimaient une profonde intelligence, mais dont la cruauté paraissait inhumaine. Et ces yeux étaient maintenant fixés sur moi, transperçant mon âme de leur haine, et me clouant sur place. Enfin, l’homme se mit à parler d’une voix sépulcrale qui me glaça jusqu’à l’os. La langue qu’il employait était une forme de bas latin utilisée par les hommes les plus instruits de l’époque féodale. Celle-ci ne m’était pas étrangère, en raison de mes recherches poussées sur les travaux des alchimistes et des démonologistes anciens. La singulière créature évoqua la malédiction qui planait sur ma race et m’apprit ma fin prochaine. Après avoir retracé le crime commis par mon ancêtre sur la personne du vieux Michel le Mauvais, elle s’appesantit longuement sur la vengeance de Charles le Sorcier. Elle me raconta comment, après s’être échappé à la faveur de la nuit, le jeune Charles était revenu bien des années plus tard pour tuer l’héritier Godfrey, à l’aide d’une flèche, juste avant qu’il n’atteigne l’âge où son père avait péri. À l’insu de tous, il était retourné vivre dans la propriété et s’était installé ici même, dans cette vieille chambre souterraine abandonnée. Robert, le fils de Godfrey, il l’avait terrassé dans un champ en le forçant à avaler du poison. Puis il avait tué le fils de Robert, et aussi le fils du fils de Robert, et ainsi de suite, jusqu’à ce jour. Depuis des siècles, il veillait scrupuleusement à ce que fussent remplis les termes cruels de sa malédiction vengeresse.

Mais il y avait là un mystère que je ne comprenais pas. Comment Charles le Sorcier, qui avait dû mourir il y avait plusieurs centaines d’années, avait-il pu frapper aussi régulièrement tous mes ascendants ? L’homme, pendant ce temps-là, parlait avec complaisance des recherches alchimiques très poussées que les deux sorciers, le père et le fils, surtout Charles d’ailleurs, avaient effectuées sur un élixir qui devait assurer à celui qui l’absorberait la vie et la jeunesse éternelles. Son enthousiasme était tel que, pendant un moment, son terrible regard noir perdit de sa cruauté. Mais d’un seul coup, ses yeux brillèrent d’une façon hallucinante, et, avec un sifflement comparable à celui d’un serpent, l’étranger brandit une fiole de verre avec l’évidente intention de m’assassiner ainsi que, six cents ans plus tôt, Charles le Sorcier l’avait fait pour mon ancêtre. Poussé par l’instinct de conservation, je rompis brusquement le charme qui me tenait immobile et lançai, avec force, ma torche vers la créature menaçante. La fiole se brisa sur la pierraille tandis que la tunique du meurtrier s’embrasait avec rapidité en jetant une lueur fantomatique sur l’horrible scène. Le cri de terreur et de rage impuissante qui s’échappa des lèvres du mourant dépassa en abomination ce que mes nerfs ébranlés pouvaient supporter. Et je m’écroulai, sans connaissance, sur le sol fangeux.

Lorsque je revins à moi, l’obscurité était totale ; tremblant de peur au souvenir de ce que je venais de voir, j’hésitai à pousser plus avant mes investigations, mais finalement, la curiosité l’emporta sur la terreur. Qui donc, me demandai-je, pouvait être ce diabolique personnage ? Comment avait-il réussi à pénétrer dans la tour ? Pourquoi essayait-il de venger avec tant d’ardeur la mort de Michel le Mauvais ? Et surtout, comment, depuis la mort de Charles le Sorcier, s’était exercée à travers les siècles la terrible malédiction ?

Sachant que celui que je venais d’abattre était l’homme qui devait me faire disparaître, je me sentis complètement délivré de mes craintes passées. Mais maintenant que j’étais libéré, je brûlais du désir d’en apprendre davantage sur le destin cruel qui avait poursuivi ma famille, et qui avait fait de ma jeunesse un cauchemar sans fin. Je trouvai dans mes poches un briquet à silex avec lequel j’allumai la seconde torche que je portais sur moi. Sa pâle lumière me révéla d’abord la silhouette déformée et sombre du mystérieux étranger. Ses yeux terrifiants étaient à présent clos. M’en détournant, je poussai la lourde porte gothique pour entrer dans la pièce. J’y découvris une espèce de laboratoire d’alchimiste. Il y avait dans un coin un tas de métal jaune, scintillant avec éclat à la lueur de la torche. Peut-être était-ce de l’or, mais encore sous le coup de l’émotion, je remis cet examen à plus tard. À l’autre bout de la pièce, je trouvai une ouverture qui débouchait dans l’un des nombreux ravins de la forêt. C’était par là que l’inconnu avait pénétré dans le château. En revenant sur mes pas, je passai près de l’étranger, lorsqu’il me sembla entendre un faible gémissement. Médusé, je me tournai pour examiner le corps calciné et tout recroquevillé sur le sol. Alors, brusquement, les yeux épouvantables, plus noirs encore que le visage brûlé dans lequel ils brillaient, s’agrandirent démesurément avec une expression que je fus incapable d’interpréter. Les lèvres craquelées essayèrent de former des mots que j’avais du mal à saisir. Je distinguai pourtant le nom de Charles le Sorcier, les mots « année » et « malédiction » furent également prononcés par la bouche déformée, mais je n’arrivais pas encore à trouver un sens à ces mots incohérents. Comme, manifestement, je ne comprenais pas la signification des paroles prononcées, les yeux noirs me fixèrent à nouveau, diaboliquement. Désarmé par les efforts de mon adversaire, je restai devant lui, immobile, tremblant d’effroi. Tout à coup, ce misérable corps fut animé d’un dernier sursaut. Soulevant sa tête du sol humide et rocailleux, il recouvra la parole pour hurler, dans un dernier souffle, ces mots qui, depuis, hantent mes jours et mes nuits :

« Insensé ! vociféra-t-il. Tu n’as pas deviné mon secret ? N’as-tu pas suffisamment d’intelligence pour reconnaître la volonté qui a perpétré la terrible malédiction qui depuis six cents ans pèse sur ta famille ? Ne t’ai-je pas parlé de l’élixir de la vie éternelle ? Ni de nos secrètes découvertes en alchimie ? Je te le dis, c’est moi ! Moi ! Moi ! qui ai vécu six cents ans pour assouvir ma vengeance, car je suis Charles le Sorcier ! »

FIN

H. P. Lovecraft - El alquimista
  • Auteur : H. P. Lovecraft
  • Titre : L’alchimiste
  • Titre original : The Alchemist
  • Publié dans : The United Amateur, novembre 1916
  • Traduction : Paule Pérez

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