Isaac Asimov : Le crime suprême

Isaac Asimov : Le crime suprême

Le crime suprême (1976) est une histoire d’Isaac Asimov tirée de More Tales of the Black Widowers. L’action se déroule lors d’un des dîners mensuels du club exclusif des Veuves noires, où la conversation tourne autour de Sherlock Holmes et de son ennemi juré, le professeur Moriarty. Un invité, membre des Baker Street Irregulars, pose une énigme littéraire intrigante liée au traité fictif de Moriarty, The Dynamics of an Asteroid (La dynamique d’un astéroïde). La soirée se transforme en un brillant échange d’idées où les membres du club explorent des théories qui relient la science, la littérature et l’esprit criminel, révélant la fascinante ingéniosité collective du groupe.

Isaac Asimov : Le crime suprême

Le crime suprême

Isaac Asimov
( Nouvelle complète )

— Les Irréguliers de Baker Street, dit Roger Halsted, sont une organisation de fans de Sherlock Holmes. Si vous ignorez cela, vous ne savez rien du tout.

Il regarda Thomas Trumbull par-dessus son verre, avec un sourire narquois et l’air le plus supérieur qui pût exister : celui de la commisération.

Le niveau de la conversation pendant l’apéritif qui précédait le banquet mensuel des Veufs Noirs était demeuré celui d’un murmure poli, mais Trumbull, tout en fronçant les sourcils, haussa la voix à ce moment-là et il rétablit les choses à un niveau de non-convenances plus habituel en ces occasions.

Il dit : « Quand j’étais adolescent, j’ai lu les histoires de Sherlock Holmes avec un certain plaisir primaire, mais je ne suis plus un adolescent. Je m’aperçois qu’il n’en est pas de même pour tout le monde. »

Emmanuel Rubin, regardant fixement, comme un hibou, à travers les verres épais de ses lunettes, hocha la tête. « Il ne s’agit pas là d’adolescence, Tom. Les récits sur Sherlock Holmes ont valu au roman policier d’être reconnu comme une branche supérieure de la littérature. Il arriva que ce qui était précédemment une chose réservée aux adolescents et aux romans à quatre sous devint un divertissement d’adulte. »

Geoffrey Avalon, regardant avec austérité du haut de son mètre quatre-vingt-huit Rubin et son mètre soixante-deux, dit :

« En fait, Sir Arthur Conan Doyle n’était pas, à mon avis, un auteur policier de toute première force. Agatha Christie est bien meilleure.

— C’est un point de vue », dit Rubin qui, en tant qu’auteur policier lui-même, était beaucoup moins tranchant et didactique dans ce domaine que dans les myriades d’autres branches de l’effort humain dans lesquelles il se considérait comme une autorité. Christie avait l’avantage d’avoir lu Doyle et d’avoir appris quelque chose de lui. N’oubliez pas, également, que les premiers travaux de Christie étaient assez affreux. Et puis… »

À présent, il s’échauffait.

« …Agatha Christie n’a jamais abandonné ses préjugés conservateurs et xénophobes. Ses Américains sont ridicules. Ils s’appelaient tous Hiram et tous parlaient une variété d’anglais inconnue de l’humanité. Elle était ouvertement antisémite et par la bouche de ses personnages, elle projetait sans arrêt ses doutes sur quiconque était étranger. »

Halsted dit : « Pourtant, son détective était belge.

— Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, dit Rubin. J’aime Hercule Poirot. Je pense qu’il vaut une douzaine de Sherlock Holmes. Je fais simplement remarquer que nous pouvons noter des imperfections chez chacun. En fait, tous les écrivains policiers anglais des années vingt et trente étaient conservateurs et tournés vers la classe supérieure de la société. On peut parler du type d’énigme qu’ils offraient : baronnets poignardés dans les bibliothèques de leur manoir, propriétés terriennes, richesse personnelle. Même les détectives étaient souvent des gentlemen :  Peter Wimsey, Roderick Alleyn, Albert Campion…

— Dans ce cas, dit Mario Gonzalo qui venait juste d’arriver et avait entendu de l’escalier, les histoires policières ont évolué dans le sens de la démocratie. A présent, nous avons affaire à des flics ordinaires, au regard du privé alcoolique, aux proxénètes, aux prostituées et à toutes les autres lumières importantes de la société moderne. » Il se servit lui-même un verre et dit : « Merci, Henry. Comment en sont-ils venus à parler de ça ? »

Henry dit : « Le nom de Sherlock Holmes a été mentionné, Monsieur.

— A propos de vous, Henry ? » Gonzalo paraissait content de lui.

— Non, Monsieur. A propos des Irréguliers de Baker Street.

Gonzalo eut l’air ignorant : «Qu’est-ce que… »

Halsted dit : « Laissez-moi vous présenter mon invité de la soirée, Mario. Il vous racontera : Ronald Mason, Mario Gonzalo. Ronald est membre des IBS, comme moi d’ailleurs. Continuez, Ron, parlez-lui de ça. »

Ronald Mason était un gros homme, franchement gros, avec un crâne chauve et brillant et une moustache noire fournie. Il dit : « Les Irréguliers de Baker Street sont un groupe de fans de Sherlock Holmes. Ils se rassemblent une fois l’an en janvier, un vendredi proche de la date de la naissance du grand homme, et tout au long de l’année, ils s’engagent dans d’autres activités sherlockiennes.

— Par exemple ?

— Eh bien, ils. … »

Henry annonça le dîner et Mason hésita : «Y a-t-il une place particulière que je doive occuper ?

— Non, non, dit Gonzalo. Asseyez-vous près de moi, nous pourrons causer.

— Bien. » Le large visage de Mason se fendit en un grand sourire. « C’est exactement ce pourquoi je suis ici. Rog Halsted a dit que vous autres pourriez faire quelque chose pour moi.

— À propos de quoi ?

— Des activités sherlockiennes. » Mason déchira un petit pain en deux et le beurra énergiquement avec son couteau. « Voyez-vous, le fait est que Conan Doyle a écrit de nombreuses histoires de Sherlock Holmes aussi vite qu’il pouvait, parce qu’il détestait cela…

— Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi…

— Pourquoi les écrivait-il ? Pour l’argent, voilà pourquoi.

Depuis la toute première histoire, Une étude en rouge, le monde s’est enthousiasmé pour Sherlock Holmes. Il est devenu un personnage de renommée mondiale et on ne saurait dire combien de gens de par le monde pensent qu’il a vraiment existé. Un nombre incalculable de lettres lui ont été envoyées à son adresse du 221 bis à Baker Street et des milliers de gens sont venus avec des problèmes à résoudre.

 « Conan Doyle fut surpris comme n’importe qui le serait certainement en de telles circonstances. Il écrivit d’autres histoires et le prix qu’on les lui payait monta régulièrement. Il n’était pas content. Il s’imaginait devenir un écrivain de grands romans historiques et le fait d’être devenu mondialement célèbre en tant qu’écrivain policier lui était désagréable, en particulier quand le détective imaginaire était de loin plus célèbre que l’auteur. Au bout de six ans, il écrivit le Problème final où il tuait délibérément Holmes. Cela déclencha une clameur mondiale et au bout de plusieurs autres années, Doyle fut obligé de trouver une manière de ressusciter le détective, puis il continua d’écrire de nouvelles histoires.

 « Outre la valeur des ventes comme histoires policières et le caractère fascinant de Sherlock Holmes en tant que tel, les récits sont un reflet diversifié de la Grande-Bretagne dans les dernières années de l’ère victorienne. Se plonger dans les écrits sacrés, c’est vivre dans un monde où l’on est toujours en 1895. »

Gonzalo dit : «Et qu’est-ce que c’est qu’une activité sherlockienne ?

— Eh bien, je vous ai dit que Doyle n’aimait pas particulièrement écrire sur Holmes. Quand il écrivait les différents récits, il les rédigeait rapidement et il se souciait fort peu de leur cohésion globale. Il y a donc de nombre uses lacunes, des fils dénoués, de petits trous, ainsi de suite, et le jeu consiste à ne jamais admettre qu’une chose n’est qu’une erreur ou une coquille. En fait, pour un vrai sherlockien, Doyle existe à peine… C’est le docteur John H.Watson qui écrivait les histoires. 

James Drake, qui écoutait tranquillement, placé de l’autre côté de Mason, dit : « Je comprends ce que vous voulez dire. J’ai rencontré une fois un fan de Holmes – c’était peut-être même un Irrégulier de Baker Street  – qui m’a dit travailler sur un article qui prouverait que Sherlock Holmes et le docteur Watson étaient tous deux de fervents catholiques : et j’ai dit : « Mais Doyle n’était-il pas lui-même catholique ? » , ce qu’il était, naturellement. Mon ami me regarda d’un œil glacial et dit : « Qu’est-ce que cela a à voir avec ça ? » 

— Exactement, dit Mason. Exactement. La mieux considérée de toutes les activités sherlockiennes est celle de démontrer votre idée à l’aide de citations tirées des histoires et par un raisonnement prudent. Des gens ont écrit des articles, par exemple, qui sont censés prouver que Watson était une femme, ou que Sherlock Holmes avait une liaison avec sa logeuse. Ou bien on a tenté de relever des détails concernant les premières années de la vie de Holmes, l’endroit exact où Watson avait reçu sa blessure de guerre, et ainsi de suite.

 «  En principe, chaque membre des Irréguliers de Baker Street devrait écrire un article sherlockien pour être admis dans la confrérie, mais ce n’est pas une condition absolue. Je n’ai pas encore écrit un tel article, pourtant j’aimerais le faire. »

Mason eut un regard un peu désenchanté. « Je ne peux pas me considérer réellement comme un véritable Irrégulier jusqu’à ce que je le fasse. »

Trumbull se pencha sur la table. Il dit : « J’essaie, à travers le monologue dont Rubin nous régale de ce côté, de saisir ce que vous dites. Vous avez mentionné le 221 bis Baker Street.

— Exact, dit Mason, c’est là où Holmes vivait.

— Et est-ce la raison pour laquelle le club est celui des Irréguliers de Baker Street ? »

Mason dit : « C’est le nom que Holmes avait donné à un groupe de gamins des rues qui jouaient le rôle d’espions et étaient une source d’informations. C’étaient ses troupes irrégulières pour les distinguer de la police.

— Ah ! bien, dit Trumbull, je suppose que tout cela est inoffensif.     

— Et cela nous procure beaucoup de plaisir, assura Mason avec sérieux. Sauf que cette obligation m’inflige à présent des angoisses. »

Ce fut à ce moment- là, peu après que Henry eut apporté le veau « cordon-bleu », que la voix de Rubin monta d’un ton : Évidemment, dit-il, on ne peut pas nier que Sherlock Holmes était un épigone. Toute la technique holmésienne de détection a été inventée par Edgar Alan Pœ ; et son détective, Auguste Dupin, est le Sherlock originel. Pourtant, Pœ n’a écrit que trois histoires sur Dupin et ce fut Holmes qui captiva vraiment l’imagination du monde.

 « En fait, mon sentiment personnel, c’est que Sherlock Holmes a réussi le tour de force remarquable d’être le premier être humain, qu’il soit réel ou imaginaire, à jamais devenir une idole dans le monde entier à cause de son type de personnage doué de raison. Ce ne furent pas ses victoires militaires, son charisme politique, son pouvoir spirituel, mais seulement son pouvoir de juger froidement. Il n’y avait rien de mystique chez Holmes. Il rassemblait les faits et en tirait des déductions. Ses déductions n’étaient pas toujours justes ; Doyle pipait donc les dés en sa faveur, mais tout écrivain fictionnesque fait cela. Je le fais moi- même. »

Trumbull dit : « Ce que vous faites ne prouve rien. »

Cela n’interrompit pas Rubin. « Il fut également le premier véritable super-héros de la littérature moderne. On le décrivait toujours mince et beau, mais le fait qu’il parvenait à ses succès en utilisant la puissance de son cerveau ne doit pas masquer qu’il est aussi toujours décrit comme étant d’une force virtuellement surhumaine. Quand un visiteur, en une menace implicite envers Holmes, plie un tisonnier pour prouver sa force, Holmes le redresse avec désinvolture : tâche encore plus difficile.  

Mason hocha la tête dans la direction de Rubin et dit à Gonzalo : « M.Rubin a l’air lui-même d’être un Irrégulier de Baker Street… »

Gonzalo répondit : « Je ne crois pas. Il sait tout, simplement… Mais ne lui dites pas que j’ai dit cela.

— Peut-être qu’il pourra me fournir quelques renseignements sherlockiens, alors ?

        — Peut-être, mais si cela vous préoccupe, la personne qui peut vraiment vous aider, c’est Henry.

— Henry ? » Le regard de Mason parcourut le tour de la table comme pour s’efforcer de se souvenir des noms.

— Notre garçon, dit Gonzalo. C’est notre  Sherlock Holmes.

— Je ne pense pas… commença Mason d’un air dubitatif.

— Attendez la fin du dîner. Vous verrez.


Halsted tapota son verre et dit : « Messieurs, nous allons tenter ce soir une nouvelle expérience. M.Mason a un problème qui comporte la préparation d’un article sherlockien ; cela signifie qu’il souhaiterait nous présenter une énigme purement littéraire, une énigme qui n’a pas le moindre rapport avec la réalité… Ron, expliquez. »

Mason, à l’aide de sa petite cuillère, ramassa un peu de la glace fondue dans son assiette à dessert, il la mit dans sa bouche en guise d’adieu définitif au repas, et dit : « Je dois préparer cet article parce que c’est une question de respect de moi-même. Je suis très heureux d’être un Irrégulier de Baker Street, mais il m’est difficile de garder la tête haute quand tout le monde ici en sait davantage que moi sur les textes sacrés et quand des garçons de treize ans écrivent des articles qui sont applaudis pour leur ingéniosité.

 « La difficulté vient de ce que je n’ai pas beaucoup d’imagination, ou de l’espèce de fantaisie nécessaire à cette tâche. Mais je sais ce que je veux faire. Je veux écrire un article sur le professeur Moriarty.

— Ah oui ! dit Avalon. Le traître de la pièce.

Mason acquiesça : « Il n’apparaît pas dans beaucoup d’histoires, mais il est la contrepartie de Holmes. C’est le Napoléon du crime, le rival intellectuel de Holmes et le plus dangereux antagoniste du grand détective. De même que Holmes est le prototype populaire du détective de roman, Moriarty est le prototype populaire du traître en chef. En fait, c’est Moriarty qui a tué Holmes et qui a été lui-même tué, dans la lutte du Problème final. Moriarty n’est pas revenu à la vie. »

Avalon dit : « Et sur quel aspect de Moriarty désirez-vous faire un article ? » Il sirota pensivement son cognac.

Mason attendit que Henry remplisse sa tasse et dit : « Eh bien, c’est son rôle en tant que mathématicien qui m’intrigue.

Voyez-vous, ce n’est que le sens moral morbide de Moriarty qui fait de lui un maître du crime. Il se plaît à manipuler les vies humaines et à servir d’agent de destruction. S’il avait voulu plier son grand talent à des buts légitimes, toutefois, il aurait pu être mondialement célèbre – à vrai dire, il fut mondialement célèbre dans l’univers sherlockien – en tant que mathématicien.

 «  Il n’y a que deux de ses prouesses mathématiques qui soient spécifiquement mentionnées dans les textes sacrés. Il fut l’auteur, d’une part, d’un complément du théorème du binôme ; d’autre part, dans le roman la Vallée de la peur, Holmes mentionne que Moriarty a écrit une thèse intitulée la dynamique d’un astéroïde qui était remplie de données mathématiques si complexes qu’il n’y eut pas un seul savant en Europe capable de discuter du sujet.

— Justement, dit Rubin, l’un des plus grands mathématiciens vivant à l’époque était un Américain, Josiah Willard Gibbs, qui…

— La question n’est pas là, dit précipitamment Mason. Dans l’univers sherlockien, seule compte l’Europe quand il s’agit de science. Le fait est que rien n’est dit sur le contenu de la Dynamique d’un astéroide ; rien du tout ; et aucun sherlockien n’a jamais écrit un article relevant la chose. J’ai vérifié cela et je le sais. »

Drake dit : « Et vous, vous voulez écrire un article de ce genre ?

— Je le désire ardemment, dit Mason, mais je ne suis pas, à la hauteur. Je possède des connaissances de profane en astronomie. Je sais ce qu’est un astéroïde. C’est l’une des petites planètes qui gravitent autour du Soleil entre les orbites de Mars et de Jupiter. Je sais ce qu’est la dynamique : c’est l’étude du mouvement d’un corps et des modifications dans son mouvement quand des forces y sont appliquées. Mais cela ne me mène nulle part. Qu’est-ce que la dynamique d’un astéroïde ? »

Drake dit pensivement : « C’est tout ce sur quoi vous vous appuyez, Mason ? Simplement le titre ? N’existe-t-il pas une référence à quelque chose qui se trouve dans la thèse elle-même ?

— Aucune référence nulle part. Il n’y a que le titre, plus l’indication qu’il s’agit de mathématiques hautement supérieures. »

Gonzalo plaça le croquis d’un Mason hilare au visage dessiné selon un cercle géométrique parfait, sur le mur à côté des autres et dit : « Si vous devez écrire sur la manière dont les planètes se meuvent, vous avez besoin d’une bonne dose de maths, je pense.

— Non, dit Drake avec âpreté. Laissez-moi m’en occuper, Mario. Je ne suis peut-être qu’un humble chercheur en chimie organique, mais je connais également un peu l’astronomie. Le fait est que toutes les données mathématiques nécessaires à la manipulation de la dynamique des astéroïdes furent élaborées vers 1680 par Isaac Newton.

 « Le mouvement d’un astéroïde dépend entièrement des influences gravitationnelles auxquelles il est sujet, et l’équation de Newton permet, de calculer la force de cette influence entre deux corps quelconques si la masse de chaque corps est connue et si la distance qui les sépare est également connue.

Évidemment, quand beaucoup de corps sont impliqués et quand les distances entre eux varient constamment, les mathématiques deviennent alors fastidieuses, non pas difficiles mais fastidieuses.

 « La principale influence gravitationnelle d’un astéroïde est évidemment celle qu’exerce le Soleil. Chaque astéroïde se meut autour du Soleil selon une orbite elliptique, et si le Soleil était tout ce qui existât, l’orbite pourrait être, calculée, exactement, par l’équation de Newton. Comme d’autres corps existent, leurs influences gravitationnelles, beaucoup plus faibles que celle du Soleil, doivent être prises en considération comme productrices de bien plus petits effets. En général, nous parvenons très près de la vérité si nous ne tenons compte que du Soleil. »

Avalon dit : « Je crois que vous simplifiez à l’excès, Jim. Pour être aussi humble que vous, je ne suis peut-être qu’un simple juriste, et je ne voudrais pas prétendre m’y connaître en astronomie, mais n’ai-je pas entendu dire qu’il n’y a aucun moyen de résoudre l’équation gravitationnelle avec plus de deux corps ?

— En effet, dit Drake, si vous voulez dire par là une solution générale pour tous les cas comprenant plus de deux corps. Il n’y a pas de telle solution. Newton calcula la solution générale pour le problème de deux corps, mais personne, à ce jour, n’a réussi à résoudre le cas de trois corps, sans parler d’un plus grand nombre de corps. Le fait est, pourtant, que seuls des théoriciens sont intéressés par le cas des trois corps.

Les astronomes étudient le mouvement d’un corps en calculant d’abord l’influence gravitationnelle dominante puis en la corrigeant un petit peu en introduisant l’une après l’autre d’autres influences gravitationnelles moindres. Cela marche assez bien. » Il s’appuya à son dossier d’un air satisfait.

Gonzalo dit : « Eh bien, si seuls des théoriciens portent de l’intérêt au cas des trois corps et si Moriarty fut un mathématicien de haut niveau, il doit s’agir exactement du contenu du traité. »

Drake alluma de nouveau une cigarette et s’arrêta pour tousser. Puis il dit : « Il pourrait s’agir de la vie amoureuse des girafes, si vous voulez, mais il nous faut respecter le titre. Si Moriarty avait résolu le cas des trois corps, il aurait appelé le traité quelque chose comme Une analyse du cas des trois corps, ou la Généralisation de la loi de la gravitation universelle. Il n’aurait pas  appelé cela la dynamique d’un astéroïde. »

Halsted dit : « Qu’en est- il des effets planétaires ? J’ai entendu quelque chose là-dessus. Ce ne sont pas des trous dans l’espace ou il n’y a pas d’astéroïdes ?

— Bien sûr, dit Drake, nous pourrons trouver les références dans l’Encyclopédie Columbia si Henry l’apporte.    

— Aucune importance, dit Halsted. Dites-nous simplement ce que vous savez à ce sujet et nous pourrons vérifier les références plus tard, si cela est nécessaire. »

Drake dit : « A présent, voyons. » Il était visiblement ravi de mener la réunion. Sa moustache grise, pauvrement fournie, tremblotait, et ses yeux, entourés de rides légères, semblaient pétiller.

Il dit : « Il y avait un astronome américain du nom de Kirkwood et dont le prénom était, je crois, Daniel. Vers le milieu du XIXe siècle, il remarqua que les orbites des astéroïdes semblaient se rassembler par groupes. A l’époque, on en connaissait deux douzaines, toutes situées entre les orbites de Mars et de Jupiter, mais  – comme Kirkwood le remarqua – elles n’étaient pas régulièrement réparties. Il démontra qu’il y avait des trous dans lesquels aucun asté roïde ne tournait. Aux alentours de 1866 ou à peu près – je suis pratiquement sûr que c’était en 1866 – il en trouva la raison. Tout astéroïde qui aurait eu son orbite dans ces trous aurait tourné autour du Soleil durant une période correspondant à une fraction simple de la période Jupiter.

— S’il n’y a aucun astéroïde à cet endroit-là, dit Gonzalo, comment pouvez-vous dire le temps qu’il lui faudrait pour tourner autour du Soleil ?

— En fait, c’est très simple. Kepler a découvert cela en 1619 et cela s’appelle la Troisième Loi de Kepler. Puis-je continuer ?

— Ce ne sont que des mots, dit Gonzalo, qu’est-ce que la Troisième Loi de Kepler ? »

Mais Avalon dit : « Croyons Jim sur parole, Mario. Je ne suis capable de parler ni de l’un ni de l’autre, mais je suis sûr que des astronomes connaissent ça par cœur. Continuez, Jim. »

Drake dit : « Un astéroïde dans un trou pourrait avoir ne période orbitale de six années, ou de quatre années, disons, quand Jupiter a une période de douze années. Cela signifie qu’un astéroïde, toutes ses deux ou trois révolutions, passerait devant Jupiter dans les mêmes conditions de positions relatives. La force d’attraction – toujours la même – de Jupiter s’exerce chaque fois dans une direction particulière, soit par l’avant, soit par l’arrière, et l’attraction augmente. Si l’attraction se fait par l’arrière, le mouvement de l’astéroïde est ralenti graduellement de telle sorte qu’il s’approche plus près du Soleil et se trouve hors du trou Si l’attraction se fait par l’avant, le mouvement astéroïdal est accéléré et l’astéroïde s’écarte du Soleil, sortant de nouveau hors du trou. Quel que soit le cas, rien ne demeure dans les trous appelés aujourd’hui « trous de Kirkwood ». Vous avez le même phénomène avec les anneaux de Saturne. Là aussi, il y a des trous. »

Trumbull dit : « Vous dites que Kirkwood a trouvé cela en 1866 ?

— Oui.

— Et quand est-ce que Moriarty a soi-disant écrit sa thèse ? »

Mason intervint : » Aux alentours de 1875, si nous travaillons par déductions sur les histoires concernant Holmes. »

Mason dit, mal à l’aise : « Cela serait-il suffisant ? Quelle est l’importance du travail de Kirkwood ? Quelle difficulté ? »

Drake haussa les épaules : « Ce fut une contribution appréciable, mais ce n’était qu’une application de la physique newtonienne. Un bon travail de second ordre ; pas de première classe. »

Mason hocha la tête. « Pour Moriarty, cela devait être obligatoirement de première classe.

— Attendez un moment ! » La barbe clairsemée de Rubin tremblota dans une agitation grandissante. « Peut-être que Moriarty n’avait rien à voir avec Newton. Peut-être qu’il s’est approché d’Einstein. Einstein a corrigé la théorie de la gravitation.

— Il l’a développée, dit Drake, dans la théorie de la relativité générale qui date de 1916.

— Exact. Quarante ans après l’article de Moriarty. Cela doit être ça. Supposons que Moriarty ait anticipé Einstein… »

Drake dit : « En 1875 ? Cela serait donc antérieur à l’expérience de Michelson-Morley. Je ne pense pas que cela eût été possible.

— Bien sûr que si, dit Rubin, si Moriarty était assez intelligent – et il l’était. »

Mason dit : « Oh, oui. Dans l’univers sherlockien, le professeur Moriarty était plutôt doué en tout. Il peut sûrement avoir anticipé Einstein. La seule chose, c’est que, s’il l’a effectivement fait, est-ce qu’il n’aurait pas modifié du tout au tout l’histoire scientifique ?

— Pas si l’article a été interdit, dit Rabin, claquant presque des dents sous l’effet de la surexcitation. Tout cela concorde. L’article a été interdit et le grand progrès fut perdu jusqu’à ce que Einstein le redécouvre.

— Qu’est-ce qui vous fait dire que l’article a été interdit ? demanda Gonzalo.

— Il existe pas, n’est-ce pas ? dit Rubin. Si nous suivons les vues des Irréguliers de Baker Street sur l’univers, le professeur Moriarty a vraiment existé et le traité a été écrit, et il a vraiment  anticipé la théorie de la relativité générale.

Pourtant, on ne peut trouver cela nulle part dans la littérature scientifique et il n’existe pas le moindre signe de la vision relativiste dans la pensée scientifique avant Einstein. La seule explication, c’est que le traité a été interdit en raison du caractère diabolique de Moriarty. »      

Drake eut un ricanement : « Pas mal d’articles scientifiques auraient été interdits si leur caractère diabolique était une raison suffisante. Mais votre supposition ne tient pas de toute façon, Manny. Le traité ne pourrait sans doute pas concerner la relativité générale ; pas avec un titre pareil.

— Pourquoi pas ? demanda Rubin.

— Parce que le fait de revoir les calculs gravitationnels pour tenir compte de la relativité ne changerait pas grand-chose à la dynamique des astéroïdes, dit Drake. En fait, il n’y avait qu’un détail connu des astronomes en 1875 qui puisse être considéré, dans un sens, comme une énigme gravitationnelle.

— Hum, dit Rubin, je commence à voir où vous voulez en venir.

— Eh bien, moi pas, dit Avalon. Continuez, Jim. Quelle était l’énigme ? »

Drake dit : « Cela concernait la planète Mercure qui tourne autour du Soleil selon une orbite assez allongée. À un certain point de son orbite, elle se trouve au plus près du Soleil (plus près qu’aucune autre planète, évidemment, car elle est la plus proche du Soleil), et ce point est le « périhélie ». A chaque fois que Mercure accomplit une révolution autour du Soleil, ce périhélie se déplace très légèrement vers l’avant.

 « La raison de ce déplacement se trouve dans les petites influences gravitationnelles, les perturbations, des autres planètes sur Mercure. Mais, une fois prises en compte les influences gravitationnelles connues, le déplacement du périhélie n’est pas totalement expliqué. Cela a été découvert en 1843. Il reste un minuscule déplacement vers l’avant qui ne peut pas s’expliquer par la théorie gravitationnelle. Ce n’est rien – seulement 43 secondes d’arc de cercle par siècle – ce qui signifie que le périhélie se déplacerait d’une distance inexpliquée égale au diamètre de la pleine Lune, en quarante-deux siècles, ou ferait le tour complet du ciel… » (Il fit quelques calculs mentaux.) «… en trois millions d’années, environ.

 « Ce n’est pas grand-chose comme déplacement mais c’était suffisant pour menacer la théorie de Newton. Des astronomes pensèrent qu’il devait y avoir une planète inconnue de l’autre côté de Mercure, très près du Soleil, Son attraction n’était pas prise en compte car elle était inconnue, mais il était possible de calculer quelle masse et quelle orbite une planète devrait avoir pour expliquer le déplacement anormal du périhélie de Mercure. Le seul problème, c’était qu’on n’a jamais pu trouver cette planète.

 « Puis Einstein modifia la théorie de la gravitation de Newton, il la rendit plus universelle et montre que, lorsqu’on utilisait la forme modifiée des équations, le mouvement du périhélie de Mercure était expliqué exactement. Cela expliqua quelques autres bricoles. Mais cela ne nous concerne pas. »

Gonzalo dit : « Pourquoi est-ce que Moriarty ne pouvait pas calculer cela ? »

Drake dit : « Parce qu’alors il aurait appelé son traité la dynamique de Mercure. Il ne pouvait évidemment pas avoir découvert quelque chose qui résolvait ce sérieux paradoxe astronomique, qui avait confondu les astronomes durant trente ans, et nommé cela autrement. »

Mason semblait mécontent : « Alors, ce que vous dites, c’est qu’il n’existe rien que Moriarty ait pu écrire qui puisse s’intituler la dynamique d’un astéroïde et qui aurait pourtant représenté un travail mathématique de première importance ? »

Drake souffla un anneau de fumée. « Je crois que c’est ce que je suis en train de dire. Ce que je crois aussi pouvoir dire, c’est que Sir Arthur Conan Doyle ne connaissait pas suffisamment d’astronomie pour en apprendre à un âne, et qu’il ne savait pas ce qu’il disait quand il a inventé le titre. Mais je suppose qu’on n’a pas le droit de dire ce genre de choses.

— Non, dit misérablement Mason. Pas dans l’univers sherlockien. Alors, mon article s’arrête là.

— Pardonnez-moi, dit Henry de son poste près du buffet. Puis-je poser une question ?

Drake dit : « Vous savez bien que oui, Henry. Ne me dites pas que vous êtes astronome.

— Non, Monsieur. Du moins, pas au-delà des connaissances moyennes d’un Américain instruit. Voyons, je ne commets pas d’erreur en supposant qu’il y a un grand nombre d’astéroïdes connus ?

— On a calculé l’orbite de plus de mille sept cents d’entre eux, Henry, dit Draké.

— Et il y en avait plusieurs qui étaient connus à l’époque du professeur Moriarty, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Plusieurs douzaines.

— Dans ce cas, Monsieur, dit Henry, pourquoi est-ce que le titre du traité est la dynamique d’un astéroïde ?Pourquoi un  astéroïde ? »

Drake réfléchit un moment et : « C’est une bonne remarque. Je ne sais pas. Sans doute est-ce une autre indication que Doyle ne connaissait pas suffisamment…

— Ne dites pas cela, dit Mason.

— Eh bien… disons alors que je ne sais pas. »

Gonzalo dit : « Peut-être que Moriarty avait simplement fait son étude sur un astéroïde, et c’est tout. »

Drake dit : « Alors, il aurait intitulé cela la Dynamique de Cérès  ou n’importe quel astéroïde qu’il aurait étudié. »

Gonzalo dit avec obstination : « Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne veux pas dire qu’il a travaillé sur un astéroïde particulier. Je veux dire qu’il a pris un astéroïde au hasard, ou simplement un astéroïde idéal, peut-être pas un astéroïde existant réellement. Puis il a étudié sa dynamique. »

Drake dit : «Ce n’est pas une mauvaise idée, Mario. Le seul problème c’est que, si Moriarty avait découvert la dynamique d’un astéroïde, le système mathématique de base, cela aurait été valable pour tous, et le titre de l’article serait la dynamique des astéroïdes.  De plus, quelle que fût sa découverte à cet égard, elle ne serait que newtonienne et non de première importance.

— Voulez-vous dire, dit Gonzalo, refusant d’abandonner, qu’aucun astéroïde n’a quelque chose de spécial en ce qui concerne son orbite ?

— Pas parmi ceux connus en 1875, dit Drake. Tous avaient leur orbite située entre celles de Mars et de Jupiter et tous suivaient la théorie de la gravitation très précisé ment.

 Aujourd’hui, nous connaissons des astéroïdes dont l’orbite est inhabituelle. Le premier astéroïde inhabituel a être découvert fut Eros dont l’orbite le rapproche du Soleil plus que Mars ne le fait jamais, et le conduit de temps en temps – à quelque vingt-deux millions de kilomètres de la Terre – plus près de la Terre qu’aucun autre corps aussi grand ou plus grand, sauf la Lune.

 « Cependant, cela ne fut pas découvert avant 1898. Puis, en 1906, on découvrit Achille. C’était le premier des astéroïdes troyens et ils sont inhabituels car ils tournent autour du Soleil sur l’orbite de Jupiter quoique situés très en avant ou très en arrière de cette planète. »

Gonzalo dit : « Est-ce que Moriarty n’aurait pas pu anticiper ces découvertes et étudier les orbites inhabituelles ?

— Même s’il les avait anticipées, les orbites ne sont inhabituelles que par leur position, pas par leur dynamique. Les astéroïdes troyens offrent des aspects théoriques intéressants, mais cela avait déjà été calculé par Lagrange un siècle auparavant. »

Il y eut un court silence puis Henry dit : « Le titre est pourtant si catégorique, Monsieur. Si nous acceptons la condition sherlockienne que cela doit avoir un sens, ce titre pourrait-il se référer à une époque où il n’y avait qu’un seul corps en orbite entre Mars et Jupiter ? »

Drake eut un large sourire. «N’essayez pas de faire l’ignorant, Henry. Vous parlez de la théorie de l’explosion à l’origine des astéroïdes. »

Pendant un instant, on put croire que Henry allait sourire.

Si l’envie existait, il la domina pourtant et dit : « J’ai trouvé, au cours de mes lectures, l’idée qu’il y avait eu autrefois une planète entre Mars et Jupiter et qu’elle avait explosé. »

Drake dit : « Ce n’est plus une théorie à la mode, mais elle a certainement eu son temps. En 1801, quand le premier astéroïde, Cérès, fut découvert, il se révéla qu’il n’avait que sept cent vingt-cinq kilomètres de diamètre, ce qui est étonnamment petit. Ce qui fut bien plus étonnant, cependant, ce fut qu’au cours des trois années suivantes trois autres astéroïdes furent découverts, avec des orbites très similaires. L’idée d’une planète ayant explosé fut immédiatement avancée. »

Henry dit : « Le professeur Moriarty ne pouvait-il pas s’être référé à cette planète avant son explosion quand il parle d’un astéroïde ? »

Drake dit : « Je suppose que si, mais pourquoi ne pas l’appeler planète ?

— S’agissait-il d’une grande planète ?

— Non, Henry. Si tous les astéroïdes étaient réunis ensemble, ils constitueraient une planète d’à peine mille six cents kilomètres de diamètre.   

— Cela ne serait-il pas alors plus proche de ce que nous considérons comme un astéroïde plutôt que de ce que nous considérons comme une planète ? Cela ne pourrait-il pas même avoir été plus vrai en 1875, quand les astéroïdes étaient connus en moins grand nombre ? Le corps originel n’aurait-il pas alors paru plus petit ? »

Drake dit : « Peut-être. Mais alors, pourquoi ne pas nommer cela l’astéroïde ?

— Peut-être que le professeur Moriarty jugea que pour son étude le titre la dynamique de l’astéroïde était trop précis. Peut-être qu’il a trouvé que la théorie de l’explosion n’était pas assez sûre pour qu’il soit possible de parler d’autre chose que d’un astéroïde. Même s’il était fort peu scrupuleux hors du domaine de la science, le professeur Moriarty était – nous devons le supposer – un mathématicien extrêmement précis et méticuleux. »

Mason souriait de nouveau : « Ça me plaît bien, Henry. C’est une idée fabuleuse. » Il dit à Gonzalo : « Vous aviez raison.

— Je vous l’avais dit », affirma Gonzalo.

Drake dit : « Continuons, voyons où cela nous mène.

Moriarty ne pouvait parler uniquement de la dynamique de l’astéroïde originel comme d’un monde tournant autour du Soleil car il ne ferait que suivre la théorie de la gravitation exactement comme le font tous ses descendants, les astéroïdes que nous connaissons.

 « II devait nécessairement parler de l’explosion. Il devait avoir analysé les forces qui, dans une structure planétaire, rendraient possible une explosiont. Il devait avoir examiné les conséquences de l’explosion, ce qui n’entrait pas dans les limites de la théorie de la gravitation. Il devait avoir calculé les événements de telle sorte que les forces explosives cèdent devant les effets de la gravitation et placent les fragments d’astéroïdes dans les orbites qu’ils ont aujourd’hui. »

Drake réfléchit, approuva de la tête et poursuivit : « Cela ne serait pas mal. Cela serait un problème mathématique digne du cerveau de Moriarty, et nous pourrions considérer que cela a représenté la première tentative d’un mathématicien de s’attaquer à un problème astronomique aussi compliqué. Oui, ça me plaît. »

Mason dit : « Cela me plaît aussi. Si je peux me souvenir de tout ce que vous avez dit, j’ai mon article. Seigneur, c’est merveilleux. »

Henry dit : « En tout état de cause, messieurs, je crois que cette hypothèse est même meilleure que M. Drake ne l’a fait apparaître. Je crois que M.Rubin a dit précédemment que nous pouvons supposer que le traité du professeur Moriarty a été interdit, car on ne peut le trouver dans les annales scientifiques. Eh bien, il me semble que si notre théorie peut également expliquer cet interdit, elle acquiert beaucoup plus de force.

— Certainement, dit Avalon, mais est-ce possible ?

— Réfléchissez, dit Henry, et une pointe de chaleur pénétra sa voix tranquille… qu’au-delà de la difficulté du problème, et par conséquent, du crédit qu’il y avait à gagner en le résolvant, il y avait dans ce problème un attrait particulier pour le professeur Moriarty, compte tenu de ce que nous savons de sa personnalité.

 « Après tout, nous traitons de la destruction d’un monde. Pour un maître du crime tel que le professeur Moriarty, dont le génie malade s’efforçait de provoquer le chaos sur la Terre, de briser et de corrompre l’économie et la société mondiales, il devait y avoir quelque chose d’absolument fascinant dans la vision de la destruction physique effective d’un monde.

 « Moriarty ne pouvait-il pas avoir imaginé que sur cet astéroïde originel un autre être, semblable à lui, avait pu exister, quelqu’un qui n’avait pas seulement puisé aux ressources perverses de relie humaine, mais qui avait été jusqu’à toucher aux forces dangereuses à l’intérieur d’une planète ? Moriarty pourrait avoir imaginé que ce super-Moriarty de l’astéroïde originel avait délibérément détruit son monde, et toute la vie qu’il abritait, y compris la sienne, pour le pur plaisir de la perversité, léguant les astéroïdes qui existent à présent comme autant de pierres tombales commémorant son action.

 « Moriarty ne pourrait-il pas avoir même envié l’exploit et tenté de découvrir l’action nécessaire qui aurait permis d’en faire autant sur Terre ? Les quelques mathématiciens en Europe qui pouvaient comprendre – ne fût-ce que partiellement – ce que Moriarty disait dans son traité ne pouvaient-ils pas avoir décelé que ce qu’il exposait, ce n’était pas seulement une description mathématique de l’origine des astéroïdes, mais le début d’une formule pour le crime suprême : celui de la destruction de la Terre elle même, de toute la vie, et de la création d’une ceinture d’astéroïdes beaucoup plus grande ?

 «  Il n’est pas étonnant, si tel était le cas, qu’une communauté scientifique effrayée ait fait disparaître l’ouvrage. »

Quand Henry eut terminé, il y eut un moment de silence, puis Drake applaudit. Les autres se joignirent aussitôt à lui.

Henry rougit : « Excusez-moi, murmura-t-il quand les applaudissements eurent cessé. Je crains de m’être laissé entraîner trop loin.

— Pas du tout, dit Avalon. C’était un étonnant jaillissement poétique que j’ai été heureux d’entendre. »

Halsted dit : « Franchement, je crois que c’est parfait. C’est exactement ce que Moriarty aurait fait et cela explique tout. Ne le pensez-vous pas aussi, Roll ?

— Je le pense et je le dirai, dit Mason, dès que je pourrai de nouveau parler. Je ne demande pas mieux que de préparer une étude sherlockienne basée sur l’analyse de Henry.

Mais comment puis-je m’arranger avec ma conscience pour m’approprier ses idées ? »

Henry dit : « Elles sont à vous, monsieur Mason, mon cadeau, pour m’avoir fait participer à une discussion très agréable. Voyez-vous, ça fait des années que je suis moi-même un fervent de Sherlock Holmes. »

Isaac Asimov : Le crime suprême
  • Auteur : Isaac Asimov
  • Titre : Le crime suprême
  • Titre original : The Ultimate Crime
  • Publié dans : More Tales of the Black Widowers (1976)

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