Italo Calvino : Le jardin des chats obstinés

Italo Calvino : Le jardin des chats obstinés

Synopsis : Le jardin des chats obstinés est un conte d’Italo Calvino, publié en 1963 dans Marcovaldo ou Les saisons en ville. L’histoire suit Marcovaldo, un humble travailleur qui, lors de ses promenades solitaires, commence à observer le monde secret des chats urbains. En suivant un chat tigré, il découvre une ville cachée entre les murs et les toits, un territoire félin qui survit dans les interstices de la modernité. Sa curiosité le conduit jusqu’à un jardin mystérieux, dernier refuge des animaux dans une ville en constante transformation, où les humains et les chats semblent livrer une bataille silencieuse pour l’espace et le temps.

Italo Calvino : Le jardin des chats obstinés

Le jardin des chats obstinés

Italo Calvino
( Nouvelle complète )

La ville des chats et la ville des hommes sont l’une dans l’autre, mais ce n’est pas la même ville. Peu de chats se souviennent encore du temps où il n’y avait pas de différence : les rues et les places des hommes étaient aussi les rues et les places des chats, et les pelouses, et les cours, et les balcons, et les fontaines ; on vivait dans un espace vaste et varié. Mais à présent et depuis plusieurs générations, les félins domestiques sont prisonniers d’une ville inhabitable : les rues sont constamment en proie au trafic mortel des voitures écraseuses de chats ; sur chaque mètre carré de terrain, là où se voyait un jardin ou un terrain vague, ou des restes de démolitions, se dressent aujourd’hui des immeubles en copropriété, des H.L.M., des gratte-ciel flambant neufs ; chaque recoin déborde des voitures qu’on y a garées ; les cours sont cimentées l’une après l’autre et transformées en garages, ou en cinémas, ou en entrepôts, ou en ateliers. Et là où s’étendait comme un haut plateau onduleux de toits bas, de cimaises, de terrasses, de réservoirs d’eau, de balcons, de lucarnes, d’avant-toits de tôle, se voit à présent la surélévation générale de toute surface vide susceptible d’être surélevée : les dénivellations intermédiaires entre le sol très bas de la rue et le sommet très élevé des duplex de grand luxe disparaissent ; le chat des nouvelles nichées cherche en vain l’itinéraire de ses pères, le point d’appui pour le souple saut de la balustrade à la corniche, à la gouttière, pour l’agile escalade des tuiles.

Mais dans cette ville verticale, dans cette ville comprimée où tous les vides tendent à se remplir et tout bloc de ciment à se fondre avec d’autres blocs de ciment, s’ouvre une espèce de contre-ville, de ville négative faite d’espaces vides entre un mur et un autre, de distances minimales, prescrites par le plan régulateur, entre deux constructions, entre l’arrière et l’arrière de deux bâtisses.

C’est une ville d’intervalles, de soupiraux, de conduits d’aération, de passages charretiers, de placettes intérieures, d’escaliers de sous-sols ; c’est comme un réseau de canaux à sec sur une planète de plâtre et d’asphalte. Et c’est à travers ce réseau que court encore, en rasant les murs, l’ancien peuple des chats.

Quelquefois, pour passer le temps, Marcovaldo suivait un chat. C’était entre une heure et trois heures, alors que tout le personnel, sauf Marcovaldo, était rentré chez lui pour déjeuner. Marcovaldo emportait son repas dans une serviette, mettait le couvert sur le coin d’une des caisses du magasin, mangeait tranquillement, fumait un mezzo toscano et flânait çà et là, seul et oisif, en attendant de reprendre le travail. Durant ces heures-là, un chat qui passait le nez par une fenêtre était toujours une compagnie bienvenue et un guide pour de nouvelles explorations. Il avait fait amitié avec un chat tigré, bien nourri, ruban bleu clair autour du cou, logeant sûrement chez des personnes aisées. Ce chat avait en commun avec Marcovaldo l’habitude de faire un tour aussitôt après déjeuner : il en naquit naturellement une amitié.

En suivant son ami chat, Marcovaldo s’était mis à tout regarder comme au travers des yeux ronds de l’animal et, même s’il s’agissait des alentours familiers de la S.B.A.V., il les voyait sous un jour différent, comme des décors d’histoires de chats que ne pouvaient seulement parcourir que des pattes feutrées et légères. Bien que le quartier semblât pauvre en chats, chaque jour, lors de ses promenades, Marcovaldo faisait connaissance de quelque nouveau museau. Et il suffisait d’un miaulement, d’un ébrouement, d’un pelage se hérissant sur une échine arquée pour lui faire deviner les liens, les intrigues et les rivalités qui étaient les leurs. Dans ces moments-là, il croyait être déjà dans le secret de la société des félins : et voilà qu’il se sentait surveillé par des pupilles qui devenaient des fentes, guetté par des moustaches dressées ; et tous les chats qui l’entouraient se tenaient assis, impénétrables comme des sphinx, le triangle rose du nez convergeant sur le triangle noir des lèvres ; la seule chose qui bougeait était le bout des oreilles, avec un frémissement pareil à celui d’un radar. On finissait par arriver au fond d’un très étroit passage entre des murs aveugles : et, en regardant autour de lui, Marcovaldo s’apercevait que tous les chats qui l’avaient amené jusque-là, y compris son ami tigré, avaient disparu, tous ensemble, on ne savait de quel côté, le laissant seul. Leur royaume avait des territoires, des rites, des coutumes qu’il ne lui était pas permis de connaître.

En compensation, de la ville des chats s’ouvraient des horizons insoupçonnés sur la ville des hommes : et, un jour, ce fut justement le chat tigré qui lui fit découvrir le grand Restaurant Biarritz.

Qui voulait voir le Restaurant Biarritz n’avait qu’à prendre la taille d’un chat, ou du moins marcher à quatre pattes. Le chat et l’homme tournaient de la sorte autour d’une coupole, au bas de laquelle se voyaient de petites fenêtres rectangulaires. C’étaient des lucarnes à vasistas, ouvertes, et qui aéraient et éclairaient une grande salle luxueuse. À l’exemple du chat, Marcovaldo regarda en bas. Au son des violons tziganes, des perdrix et des cailles dorées valsaient sur des plateaux d’argent tenus en équilibre par les mains gantées de blanc des serveurs en habit. Ou, plus exactement, au-dessus des perdrix et des faisans valsaient les plateaux, et au-dessus des plateaux, les gants blancs avec le parquet miroitant en équilibre instable sur les escarpins vernis des serveurs, le parquet miroitant d’où pendaient des palmiers nains en pot, des nappes, des cristaux, des seaux de vermeil pareils à des cloches avec une bouteille de champagne pour battant : tout cela vu à l’envers parce que, par crainte d’être vu, Marcovaldo ne voulait pas passer la tête à la fenêtre et se contentait de regarder la salle reflétée à l’envers dans la vitre inclinée.

Mais, plus que les lucarnes de la grande salle, ce qui intéressait surtout le chat c’étaient celles des cuisines : en regardant dans la salle on y voyait de loin et comme transfiguré ce qui, dans les cuisines, était – bien réel et à portée de patte – un oiseau plumé ou un poisson frais. Et c’était justement du côté des cuisines que le chat cherchait à entraîner Marcovaldo, soit qu’il y fût poussé par un sentiment désintéressé d’amitié, soit plutôt qu’il comptât sur le concours de l’homme pour une de ses expéditions. Marcovaldo, au contraire, ne voulait pas quitter son observatoire : d’abord parce qu’il était fasciné par le luxe de la grande salle, ensuite parce que, là, quelque chose avait attiré son attention. Tant et si bien que, vainquant sa peur d’être vu, il passait constamment la tête par la lucarne pour regarder en bas.

Dans le milieu de la salle, juste sous cette lucarne, il y avait un petit vivier de verre, une espèce d’aquarium, dans lequel nageaient de grosses truites. Un client de marque vêtu de noir, barbe noire, crâne chauve et brillant, s’en approcha. Un vieux serveur en habit le suivait, qui tenait à la main un petit filet comme s’il allait à la chasse aux papillons. Le monsieur en noir regarda les truites d’un air grave, fort attentivement ; puis il leva la main et, d’un geste lent et solennel, en désigna une. Le serveur plongea le petit filet dans le vivier, poursuivit la truite en question, la captura, et se dirigea vers les cuisines, portant devant lui comme une lance le filet où le poisson se débattait. Le monsieur en noir, grave comme un magistrat qui vient de prononcer une sentence capitale, alla s’asseoir, dans l’attente que la truite revienne sous forme de truite meunière.

« Si je trouvais moyen de jeter une ligne d’ici et de faire mordre une de ces truites, se dit Marcovaldo, on pourrait pas m’accuser de vol, tout au plus de pêche non autorisée. »

Et sans prêter attention aux miaulements qui l’appelaient du côté de la cuisine, il alla chercher son matériel de pêche.

Personne, dans la grande salle bondée du Restaurant Biarritz, ne vit le mince et long fil, que complétaient un hameçon et un appât, descendre, descendre jusque dans le vivier. Mais les poissons, à coup sûr, virent l’appât et se jetèrent dessus. Dans la mêlée, une truite réussit à mordre l’asticot : elle commença aussitôt à monter, monter, sortit de l’eau dans un frétillement argenté, voltigea au-dessus des tables dressées, des chariots de hors-d’œuvre, de la flamme bleu clair des fourneaux à crêpes Suzette, et disparut par la lucarne.

Marcovaldo avait tiré sur sa canne à pêche avec la rapidité d’un pêcheur éprouvé, si bien que le poisson rebondit sur ses épaules. La truite avait à peine touché terre que, déjà, le chat s’élançait. Et c’est entre les dents du félin qu’elle perdit le peu de vie qui lui restait encore. Marcovaldo, qui venait de lâcher sa canne à pêche pour courir ramasser le poisson, se le vit emporté sous le nez avec l’hameçon et tout. Il mit aussitôt le pied sur la canne à pêche, mais la secousse fut si violente qu’il ne lui resta seulement que ladite canne à pêche, cependant que le chat s’enfuyait avec le poisson qui traînait derrière lui le fil de la ligne. Saleté de matou ! Il avait disparu.

Mais cette fois, il ne lui échapperait pas : il y avait ce long fil qui le suivait et indiquait le chemin qu’il avait pris. Bien qu’ayant perdu le chat de vue, Marcovaldo suivait le bout du fil : voilà qu’il montait le long d’un mur, passait par-dessus un balcon, serpentait sous une porte cochère et disparaissait dans un sous-sol… Marcovaldo, à mesure qu’il avançait, découvrait des lieux et des endroits de plus en plus faits pour les chats, grimpait sur des appentis, enjambait des balustrades, parvenant toujours à repérer du coin de l’œil – peut-être une seconde avant qu’elle disparaisse – cette trace mobile qui lui indiquait le chemin qu’avait pris le voleur.

Maintenant le fil serpente le long d’un trottoir, au milieu des passants ; et Marcovaldo, courant derrière lui, est sur le point de s’en saisir. Il se jette à plat ventre, et voilà qu’il l’attrape ! Il réussit à prendre le bout du fil avant qu’il ne glisse entre les barreaux d’une grille.

Derrière cette grille à moitié rouillée et deux bouts de murs envahis de plantes grimpantes, il y avait un jardinet inculte avec, au fond, une petite villa qui semblait abandonnée. Un tapis de feuilles mortes recouvrait l’allée, et d’autres feuilles mortes encore s’entassaient sous les branches de deux platanes, formant des petites montagnes sur les parterres. Une couche de feuilles flottait sur l’eau verte d’un bassin. Tout autour du jardin s’élevaient des édifices énormes, des gratte-ciel avec des milliers de fenêtres pareilles à autant d’yeux regardant d’un air réprobateur ce petit carré de deux arbres, quelques tuiles et tellement de feuilles mortes, qui avait survécu au beau milieu d’un quartier bruyant où le trafic était intense.

Et dans ce jardin, perchés sur des colonnes, étendus sur les feuilles mortes des parterres, grimpés sur des troncs d’arbre ou des gouttières, immobiles sur leurs quatre pattes, avec la queue en point d’interrogation, assis et occupés à se laver le museau, il y avait des chats : des chats tigrés, des chats noirs, des chats blancs, des chats tachetés, des angoras, des persans, des chats comme il faut et des chats errants, des chats parfumés et des chats teigneux. Marcovaldo comprit qu’il était finalement arrivé au cœur du royaume des chats, dans leur île secrète. Et, d’émotion, il en avait presque oublié son poisson.

Il était resté pendu par la ligne à la branche d’un arbre, le poisson, hors de portée des sauts des chats ; il avait dû tomber de la bouche de son voleur par suite d’un mouvement maladroit de celui-ci pour le défendre des autres, ou peut-être bien pour l’exhiber comme une proie extraordinaire ; le fil s’était accroché, et Marcovaldo, malgré toutes les secousses qu’il lui donnait, ne parvenait pas à le dégager. Pendant ce temps, une furieuse bagarre avait éclaté parmi les chats pour attraper ce poisson impossible à atteindre ou, plutôt, pour avoir le droit d’essayer de l’attraper. Chacun voulait empêcher les autres de sauter : ils fonçaient l’un contre l’autre, se battaient en l’air, roulaient agrippés l’un à l’autre, avec des sifflements, des gémissements, des ébrouements, des miaulements atroces. Et finalement une bataille générale se déchaîna dans un tourbillonnement de feuilles mortes crépitantes.

Marcovaldo, après de nombreuses secousses inutiles, sentait maintenant que la ligne s’était dégagée, mais il se gardait bien de tirer : la truite serait tombée au beau milieu de cette mêlée de félins enragés.

Ce fut à ce moment que commença de se déverser du haut des murs du jardin une étrange pluie : arêtes, têtes et queues de poissons, et même des morceaux de mou et de fressure. Aussitôt les chats oublièrent la truite toujours accrochée et se jetèrent sur ces nouveaux morceaux. Pour Marcovaldo, c’était le bon moment pour tirer le fil et récupérer le poisson. Mais, avant même qu’il ait eu le temps de bouger, de derrière une persienne de la villa sortirent deux mains jaunes et sèches : l’une brandissait une paire de ciseaux, l’autre une poêle ; la main qui tenait les ciseaux se leva, s’approchant de la truite, la main qui tenait la poêle se plaça sous elle. Les ciseaux coupèrent le fil, la truite tomba dans la poêle, les mains, les ciseaux, la poêle disparurent ; la persienne se referma : le tout en l’espace d’une seconde. Marcovaldo n’y comprenait plus rien.

— Vous aussi, vous êtes un ami des chats ?

Une voix derrière lui le fit se retourner. Il était entouré de femmes, certaines très, très âgées, portant des chapeaux démodés ; d’autres plus jeunes, l’air de vieilles filles, toutes ayant à la main ou dans leur sac des pochettes de papier contenant des restes de viande ou de poisson ; quelques-unes ayant même apporté du lait dans des petits récipients.

— Pouvez-vous m’aider à jeter ce paquet de l’autre côté de la grille, pour ces pauvres petites bêtes ?

Toutes les amies des chats se retrouvaient à cette heure-là, autour du jardin aux feuilles mortes, pour donner à manger à leurs protégés.

— Mais, dites voir, pourquoi que ces chats y restent tous ici ? demanda Marcovaldo.

— Où voulez-vous qu’ils aillent ? Il n’y a plus que ce jardin ! Même les chats des autres quartiers viennent ici, dans un rayon de plusieurs kilomètres…

— Et même les oiseaux, ajouta une autre. Ils en sont réduits à vivre par centaines et centaines sur ces quelques arbres…

— Et les grenouilles, elles sont toutes dans ce bassin et, la nuit, elles coassent, elles coassent… On les entend même du septième étage des maisons voisines.

— Mais à qui elle est cette petite villa ? demanda Marcovaldo.

Maintenant, devant la grille, il n’y avait plus seulement ces femmes mais aussi d’autres personnes : le pompiste d’en face, des gars d’une usine, le facteur, le marchand de fruits et légumes, quelques passants. Et tous, hommes et femmes, ne se firent pas prier pour lui répondre : chacun voulait donner son opinion, comme toujours quand il s’agit d’un sujet mystérieux et très discuté.

— C’est à une marquise. Elle y habite, mais on la voit jamais…

— Les promoteurs lui ont offert des millions et des millions pour ce petit bout de terrain, mais elle veut pas vendre…

— Qu’est-ce que vous voulez qu’elle en fasse, des millions, une petite vieille comme elle et qu’est seule au monde. Elle aime mieux garder sa maison, même si elle tombe en ruine, plutôt que de déménager…

— C’est la seule surface non bâtie du centre de la ville… Elle augmente de valeur chaque année… Ils lui ont fait de ces offres !…

— Pas que des offres, non ? Tout le reste aussi : intimidations, menaces, persécutions… Vous savez, les promoteurs !…

— Et elle cède pas, elle cède pas : elle résiste depuis des années…

— C’est une sainte… Où qu’elles iraient sans elle, ces pauvres petites bêtes ?

— Vous pensez si elle s’en fiche de ces petites bêtes, cette vieille radine !… Est-ce que vous l’avez jamais vue leur donner quelque chose à manger ?

— Mais qu’est-ce que vous voulez qu’elle leur donne, aux chats, puisqu’elle a rien pour elle ? C’est la dernière descendante d’une grande famille qu’est tombée dans la misère.

— Elle a horreur des chats ! Je l’ai vue les poursuivre à coups de parapluie.

— Parce qu’ils piétinaient les fleurs de ses parterres !

— Des fleurs ? Ce jardin, je l’ai toujours vu plein de mauvaises herbes !

Marcovaldo se rendit compte que les opinions concernant la vieille marquise divergeaient profondément : d’aucuns la voyaient comme une créature angélique ; d’autres comme une personne avare et égoïste.

— Et c’est pareil même pour les petits oiseaux : elle leur donne jamais une miette de pain !

— Elle leur donne l’hospitalité, comme aux autres : ça vous paraît peu ?

— Elle la donne aussi aux moustiques. Ils viennent tous d’ici, de ce bassin. L’été, ces moustiques, ils vous dévorent littéralement, et c’est la faute de cette sacrée marquise !

— Et les rats ? Cette villa, c’est un vrai nid à rats. Ils font leurs trous sous les feuilles mortes ; et la nuit, ils sortent…

— Pour ce qui est des rats, les chats s’en chargent…

— Oh ! vos chats ! Si on doit compter sur eux…

— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous avez à leur reprocher aux chats ?

Ici la discussion dégénéra en une querelle générale.

— L’autorité devrait intervenir, saisir la villa ! criait l’un.

— De quel droit ? protestait un autre.

— Dans un quartier moderne comme le nôtre, un taudis pareil… Ça devrait être interdit.

— Mais, moi, mon appartement, je l’ai justement choisi parce qu’il donnait sur ce petit coin de verdure…

— Allons donc ! Pensez un peu au beau gratte-ciel qu’ils pourraient y bâtir !

Marcovaldo aussi avait quelque chose à dire, mais il n’en trouvait pas l’occasion. Finalement, il s’exclama tout d’un trait :

— La marquise m’a volé une truite.

Cette nouvelle inattendue fournit de nouveaux arguments aux détracteurs de la vieille dame, mais ses partisans y virent au contraire la preuve de l’indigence dans laquelle se trouvait la malheureuse aristocrate. Les uns et les autres furent d’accord sur le fait que Marcovaldo devait aller frapper à sa porte et lui demander des explications.

On ne comprenait pas bien si la grille était ouverte ou fermée à clé ; quoi qu’il en soit, elle s’ouvrait en poussant, avec un grincement lamentable. Marcovaldo se fraya un chemin entre les feuilles et les chats, gravit les marches du perron, et frappa très fort à la porte.

La persienne d’une des fenêtres – la même d’où était sortie la poêle – s’écarta un tout petit peu, et Marcovaldo entrevit un œil rond et bleu, une touffe de cheveux teints d’une couleur indéfinissable et une main sèche, sèche. Une voix disait : « Qui est là ? Qui frappe ? », et il l’entendit en même temps que lui parvenait une odeur d’huile frite.

— Moi, madame la marquise, je suis le monsieur de la truite, expliqua Marcovaldo. Je voudrais pas vous déranger : c’était seulement pour vous dire que la truite, des fois que vous le sauriez pas, c’est à moi que ce chat l’avait volée, vu que c’était moi que je l’avais pêchée. Du reste, la ligne…

— Les chats, toujours les chats ! dit d’une voix perçante et un peu nasillarde la marquise cachée derrière la persienne. Tous mes malheurs viennent des chats ! Personne ne peut imaginer ce que c’est ! Prisonnière, nuit et jour, de ces sales bêtes ! Et avec toutes les saletés que les gens jettent par-dessus le mur pour me faire enrager…

— Mais ma truite…

— Votre truite ! Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache, moi, de votre truite ? dit la marquise en criant presque – comme si elle voulait couvrir le grésillement de l’huile dans la poêle qui sortait de la fenêtre avec une bonne odeur de poisson frit. – Comment voulez-vous que je puisse comprendre quelque chose avec tout ce qui me tombe dessus à la maison ?

— Oui, oui, mais la truite, vous l’avez prise ou vous l’avez pas prise ?

— Avec tous les dégâts que me font les chats ! Ah ! il faudrait voir ça ! Je ne réponds plus de rien ! Si je devais vous dire tout ce que j’ai perdu ! Avec tous ces chats qui occupent ma maison et mon jardin depuis des années ! Ma vie est à la merci de ces bêtes ! Allez donc trouver les propriétaires pour leur demander de rembourser tout ça, tous ces dégâts ! Des dégâts ? Pire : une vie détruite et, moi, prisonnière ici, sans seulement pouvoir faire deux pas !

— Mais, faites excuse, qu’est-ce qui vous oblige à rester ?

Dans l’entrebâillement de la persienne, on apercevait soit un œil rond et bleu, soit une bouche avec deux dents en avant. Et durant un instant, on vit tout le visage : Marcovaldo eut l’impression qu’il ressemblait vaguement à celui d’un chat.

— Ils me gardent prisonnière, les chats ! Oh ! comme je m’en irais ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour un petit appartement bien à moi, dans une maison moderne, propre ! Mais je ne peux pas sortir… Ils me suivent, ils se mettent en travers de mon chemin, ils me font tomber ! – La voix devint un murmure, comme si elle révélait un secret. – Ils ont peur que je vende le terrain… Ils ne me quittent pas… ils ne me permettent pas… Il faudrait les voir, les chats, quand les promoteurs viennent me faire une proposition ! Ils s’en mêlent, sortent leurs griffes, ils ont même fait fuir un notaire ! Une fois, j’avais un contrat et j’allais le signer : ils sont entrés en trombe par la fenêtre, ils ont renversé l’encrier et déchiré tout le contrat…

Marcovaldo se souvint brusquement de l’heure, du magasin, du chef magasinier. Il s’en alla, marchant sur les feuilles mortes sur la pointe des pieds, cependant que la voix continuait à s’entendre au travers des lattes de la persienne, comme enveloppée d’un nuage d’huile frite :

— Ils m’ont même griffée… J’ai encore la marque… Abandonnée, abandonnée, oui, à la merci de ces démons…

Vint l’hiver. Une floraison de flocons blancs ornait les branches, les chapiteaux des colonnes et la queue des chats. Sous la neige, les feuilles mortes devenaient de la boue. Les chats, on les voyait peu ; les amis des chats, moins encore ; les paquets d’arêtes n’étaient remis qu’au chat qui se présentait à domicile. Depuis un bon bout de temps, nul n’avait revu la marquise. Aucune fumée ne sortait plus de la cheminée de la petite villa.

Un jour où il avait neigé, des chats étaient revenus en grand nombre dans le jardin, comme si c’était le printemps, et ils miaulaient comme par une nuit de lune. Les voisins comprirent qu’il était arrivé quelque chose : ils allèrent frapper à la porte de la marquise. Elle ne répondit pas : elle était morte.

Au printemps, des promoteurs avaient ouvert un grand chantier sur l’emplacement du jardin. Les bulldozers avaient creusé à une grande profondeur pour faire place aux fondations ; le ciment coulait dans les armatures de fer ; une très grande grue apportait des traverses aux ouvriers qui construisaient les échafaudages. Mais comment pouvait-on travailler ? Les chats se promenaient sur tous les échafaudages, faisaient tomber des briques et des seaux de mortier, se battaient au milieu des tas de sable. Quand on allait dresser une armature, on trouvait un chat perché à son sommet, et qui soufflait de rage. Des matous plus sournois grimpaient sur le dos des maçons en ayant l’air de vouloir ronronner, et il n’y avait plus moyen de les chasser. Et les oiseaux continuaient à faire leur nid dans tous les treillis métalliques, la cabine de la grue ressemblait à une volière… Et on ne pouvait pas aller chercher un seau d’eau sans le rapporter plein de grenouilles qui coassaient et sautaient…

Italo Calvino : Le jardin des chats obstinés
  • Auteur : Italo Calvino
  • Titre : Le jardin des chats obstinés
  • Titre original : Il giardino dei gatti ostinati
  • Publié dans : Marcovaldo ovvero Le stagioni in città (1963)

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