Synopsis : La mort et la boussole est une nouvelle de Jorge Luis Borges, publiée en mai 1942 dans le magazine Sur. Elle raconte l’enquête du détective Erik Lönnrot sur une série de crimes apparemment rituels qui semblent suivre une logique cabalistique complexe. L’histoire commence par le meurtre d’un rabbin dans un hôtel, que Lönnrot relie à un contexte mystique et symbolique. Au fur et à mesure que les crimes se déroulent, le détective entre dans un labyrinthe d’indices qui mettent sa sagacité à rude épreuve et le conduisent à un résultat inattendu.
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La mort et la boussole
Jorge Luis Borges
( Nouvelle complète )
À Mandie Molina Vedia.
Des nombreux problèmes qui exercèrent la téméraire perspicacité de Lönnrot, aucun ne fut aussi étrange – aussi rigoureusement étrange, dirons-nous — que la série périodique de meurtres qui culminèrent dans la propriété de Triste-Le-Roy, parmi l’interminable odeur des eucalyptus. Il est vrai qu’Erik Lönnrot ne réussit pas à empêcher le dernier crime, mais il est indiscutable qu’il l’avait prévu. Il ne devina pas non plus l’identité du malheureux assassin de Yarmolinsky, mais il devina la secrète morphologie de la sombre série et la participation de Red Scharlach, dont le second surnom est Scharlach le Dandy. Ce criminel (comme tant d’autres) avait juré sur son honneur la mort de Lönnrot, mais celui-ci ne s’était jamais laissé intimider. Lönnrot se croyait un pur raisonneur, un Auguste Dupin, mais il y avait en lui un peu de l’aventurier et même du joueur.
Le premier crime eut lieu à l’Hôtel du Nord – ce prisme élevé qui domine l’estuaire dont les eaux ont la couleur du désert. Dans cette tour (qui réunit très notoirement la haïssable blancheur d’une clinique, la divisibilité numérotée d’une prison et l’apparence générale d’une maison close), arriva le 3 décembre le délégué de Podolsk au Troisième Congrès Talmudique, le professeur Marcel Yarmolinsky, homme à la barbe grise et aux yeux gris. Nous ne saurons jamais si l’Hôtel du Nord lui plut ; il l’accepta avec l’antique résignation qui lui avait permis de tolérer trois ans de guerre dans les Karpathes et trois mille ans d’oppression et de pogroms. On lui donna une chambre à l’étage R, en face de la « suite » qu’occupait, non sans éclat, le Tétrarque de Galilée. Yarmolinsky dîna, remit au jour suivant l’examen de la ville inconnue, rangea dans un « placard » ses nombreux livres et ses rares vêtements et, avant minuit, éteignit la lumière. (Cela, d’après le « chauffeur » du Tétrarque, qui dormait dans la pièce contiguë.) Le 4, à onze heures trois minutes du matin, il fut appelé au téléphone par un rédacteur de la Yiddische Zeitung, le professeur Yarmolinsky ne répondit pas ; on le trouva dans sa chambre, le visage déjà légèrement noir, presque nu sous une grande cape anachronique. Il gisait non loin de la porte qui donnait sur le couloir ; un coup de poignard profond lui avait ouvert la poitrine. Quelques heures plus tard, dans la même pièce, le commissaire Treviranus et Lönnrot débattaient calmement le problème au milieu des journalistes, des photographes et des gendarmes.
— Pas besoin de chercher midi à quatorze heures, — disait Treviranus, en brandissant un cigare impérieux. Nous savons tous que le Tétrarque de Galilée possède les plus beaux saphirs du monde. Pour les voler quelqu’un aura pénétré ici par erreur. Yarmolinsky s’est levé ; le voleur a été obligé de le tuer. Qu’en pensez-vous ?
— Possible, mais sans intérêt – répondit Lönnrot. Vous répliquerez que la réalité n’est pas forcée le moins du monde d’être intéressante. Je vous répliquerai que la réalité peut faire abstraction de cette obligation, mais nullement une hypothèse. Dans celle que vous avez improvisée, intervient copieusement le hasard. Voici un rabbin mort ; je préférerais une explication purement rabbinique, aux imaginaires tribulations d’un imaginaire voleur.
Treviranus répliqua avec humeur :
— Les explications rabbiniques ne m’intéressent pas ; ce qui m’intéresse c’est la capture de l’homme qui poignarda cet inconnu.
— Pas si inconnu que ça – corrigea Lönnrot. Voici ses œuvres complètes. – Il montra dans le « placard » une rangée de grands volumes : une Défense de la cabale ; un Examen de la Philosophie de Robert Fludd ; une traduction littérale du Sepher Yezirah ; une Biographie du Baal Shem ; une Histoire de la secte des Hasidim ; une monographie (en allemand) sur le Tetragrammaton ; une autre sur la nomenclature divine du Pentateuque. Le commissaire les regarda avec crainte, presque avec répugnance. Puis, il se mit à rire.
— Je suis un pauvre chrétien, répondit-il. Emportez tous ces bouquins, si vous voulez ; je n’ai pas de temps à perdre à des superstitions juives.
— Peut-être ce crime appartient-il à l’histoire des superstitions juives, murmura Lönnrot.
— Comme le christianisme – se risqua à compléter le rédacteur de la Yiddische Zeitung. Il était myope, athée et très timide.
Personne ne lui répondit. Un des agents avait trouvé dans la petite machine à écrire une feuille de papier avec cette phrase inachevée : « La première lettre du Nom a été articulée. »
Lönnrot s’abstint de sourire. Brusquement bibliophile ou hébraïste, il fit empaqueter les livres du mort et les emporta dans son appartement. Indifférent à l’enquête de la police, il se mit à les étudier. Un grand in-octavo lui révéla les enseignements d’Israël Baal Shem Tobh, fondateur de la secte des Dévots ; un autre, les vertus et terreurs du Tétragrammaton, c’est-à-dire l’ineffable Nom de Dieu ; un autre, la thèse selon laquelle Dieu a un nom secret, dans lequel est résumé (comme dans la sphère de cristal que les Perses attribuent à Alexandre de Macédoine) son neuvième attribut, l’éternité – c’est à dire la connaissance immédiate de toutes les choses qui seront, qui sont et qui ont été dans l’univers. La tradition énumère quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu ; les hébraïstes attribuent ce nombre imparfait à la crainte magique des nombres pairs ; les Hasidim estiment que ce hiatus indique un centième nom – le Nom Absolu.
Peu de jours plus tard, il fut distrait de ces recherches érudites par l’apparition du rédacteur de la Yiddische Zeitung. Celui-ci voulait parler de l’assassinat ; Lönnrot préféra parler des divers noms de Dieu ; le journaliste déclara en trois colonnes que l’investigateur Erik Lönnrot s’était mis à étudier les noms de Dieu pour trouver le nom de l’assassin. Lönnrot, habitué aux simplifications du journalisme, ne s’indigna pas. Un de ces boutiquiers qui ont découvert que n’importe quel homme se résigne à acheter n’importe quel livre, publia une édition populaire de l’Histoire de la secte des Hasidim.
Le deuxième crime eut lieu dans la nuit du 3 janvier, dans le plus abandonné et le plus vide des faubourgs déserts de l’ouest de la ville. À l’aube, un des gendarmes qui surveillent à cheval ces solitudes vit sur le seuil d’une vieille boutique de marchand de couleurs un homme étendu, enveloppé dans un poncho. Le visage dur était comme masqué de sang ; un coup de poignard profond lui avait déchiré la poitrine. Sur le mur, au-dessus des losanges jaunes et rouges, il y avait quelques mots à la craie. Le gendarme les épela… Cet après-midi-là, Treviranus et Lönnrot se dirigèrent vers le lointain théâtre du crime. À gauche et à droite de l’automobile, la ville se désintégrait ; le firmament croissait et les maisons perdaient de leur importance au profit d’un four en briques ou d’un peuplier. Ils arrivèrent au pauvre terme de leur voyage : un cul-de-sac final aux murs roses en torchis qui semblaient refléter en quelque sorte le gigantesque coucher de soleil. Le mort avait déjà été identifié. C’était Daniel Simon Azevedo, homme renommé dans les anciens faubourgs du Nord, qui de charretier avait été promu au rang de bravache électoral, pour dégénérer ensuite en voleur, et même en délateur. (Le style singulier de sa mort leur parut adéquat ; Azevedo était le dernier représentant d’une génération de bandits qui connaissait le maniement du poignard, mais non du revolver.) Les mots à la craie étaient les suivants :
« La deuxième lettre du Nom a été articulée. »
Le troisième crime eut lieu la nuit du 3 février. Peu avant une heure, le téléphone retentit dans le bureau du commissaire Treviranus. Un homme à la voix gutturale parla avec d’avides précautions ; il dit qu’il s’appelait Ginzbert (ou Ginzburg) et qu’il était disposé à communiquer, moyennant une rémunération raisonnable, les faits des deux sacrifices d’Azevedo et de Yarmolinsky. Une discorde de coups de sifflets et de coups de trompettes étouffa la voix du délateur. Puis, la communication fut coupée. Sans repousser encore la possibilité d’une plaisanterie (tout compte fait on était en carnaval), Treviranus découvrit qu’on lui avait parlé de Liverpool House, cabaret de la rue de Toulon – cette rue saumâtre où se côtoient le cosmorama et la laiterie, le bordel et les marchands de bibles. Treviranus parla avec le patron. Celui-ci (Black Finnegan, ancien criminel irlandais, accablé et presque annulé par l’honnêteté) lui dit que la dernière personne qui s’était servie du téléphone de la maison était un locataire, un certain Gryphius, qui venait de sortir avec des amis. Treviranus alla immédiatement à Liverpool House. Le patron lui communiqua ce qui suit : huit jours auparavant Gryphius avait pris une pièce dans les combles du bar. C’était un homme aux traits anguleux, à la nébuleuse barbe grise, habillé pauvrement de noir ; Finnegan (qui destinait cette chambre à un usage que devina Treviranus) lui demanda un prix de location sans doute excessif ; Gryphius paya immédiatement la somme stipulée. Il ne sortait presque jamais ; il dînait et déjeunait dans sa chambre ; à peine connaissait-on son visage, dans le bar. Cette nuit-là, il était descendu pour téléphoner dans le bureau de Finnegan. Un coupé fermé s’était arrêté devant le cabaret. Le cocher n’avait pas quitté son siège ; quelques clients se rappelèrent qu’il avait un masque d’ours. Deux arlequins étaient descendus du coupé ; ils étaient de petite taille ; et personne ne put manquer de s’apercevoir qu’ils étaient fort ivres. À grand renfort de bêlements de trompettes, ils avaient fait irruption dans le bureau de Finnegan ; ils avaient embrassé Gryphius qui eut l’air de les reconnaître, mais qui leur répondit froidement ; ils avaient échangé quelques mots en yiddish – lui à voix basse, gutturale, eux avec des voix de fausset, aiguës – et ils étaient montés dans la pièce du fond. Au bout d’un quart d’heure, ils étaient redescendus tous les trois, très contents ; Gryphius, vacillant, paraissait aussi ivre que les autres. Grand et vertigineux, il marchait au milieu, entre les arlequins masqués. (Une des femmes du bar se rappela les losanges jaunes, rouges et verts.) Il avait trébuché deux fois ; deux fois les arlequins l’avaient retenu. Les trois hommes étaient montés dans le coupé et avaient disparu en prenant la direction du bassin voisin, à l’eau rectangulaire. Déjà sur le marchepied du coupé, le dernier arlequin avait griffonné un dessin obscène et une phrase sur une des ardoises des arcades.
Treviranus vit la phrase. Elle était presque prévisible. Elle disait :
« La dernière des lettres du Nom a été articulée. » Il examina ensuite la petite chambre de Gryphius-Ginzberg. Il y avait par terre une brusque étoile de sang ; dans les coins, des restes de cigarettes de marque hongroise ; dans une armoire, un livre en latin — le Philologus Hebraeo-graecus (1739) de Leusden – avec plusieurs notes manuscrites. Treviranus le regarda avec indignation et fit chercher Lönnrot. Celui-ci, sans ôter son chapeau, se mit à lire, pendant que le commissaire interrogeait les témoins contradictoires de l’enlèvement possible. À quatre heures, ils sortirent. Dans la tortueuse rue de Toulon, quand ils foulaient les serpentins morts de l’aube, Treviranus dit :
— Et si l’histoire de cette nuit était un simulacre ? Erik Lönnrot sourit et lui lut très gravement un passage (qui était souligné) de la trente-troisième dissertation du Philologus : « Dies Judaeorum incipit a solis occasu usque ad solis occasum diei sequentis. » Ce qui veut dire, ajouta-t-il : Le jour hébreu commence au coucher du soleil et dure jusqu’au coucher de soleil suivant.
L’autre essaya une ironie :
— C’est le renseignement le plus précieux que vous ayez recueilli cette nuit ?
— Non. Plus précieux est un mot dit par Ginzberg.
Les journaux du soir ne négligèrent pas ces disparitions périodiques. La Croix de l’Épée les opposa à l’admirable discipline et à l’ordre du dernier Congrès Érémitique ; Ernst Palast, dans Le Martyr, réprouva « les lenteurs intolérables d’un pogrom clandestin et frugal qui a besoin de trois mois pour liquider trois juifs » ; la Yiddische Zeitung repoussa l’hypothèse horrible d’un complot antisémite, « bien que beaucoup d’esprits pénétrants n’admettent pas d’autre solution au triple mystère » ; le plus illustre des manieurs de pistolet du Sud, Dandy Red Scharlach, jura que, dans son district, de tels crimes ne se produiraient jamais et accusa de négligence coupable le commissaire Franz Treviranus.
Dans la nuit du premiers mars, celui-ci reçut une imposante enveloppe timbrée. Il l’ouvrit ; l’enveloppe contenait une lettre signée Baruj Spinoza et un plan minutieux de la ville, visiblement arraché à un Baedecker. La lettre prophétisait que, le 3 mars, il n’y aurait pas de quatrième crime, car la boutique du marchand de couleurs de l’ouest, le cabaret de la rue de Toulon et l’Hôtel du Nord étaient « les sommets parfaits d’un triangle équilatéral et mystique » ; le plan démontrait à l’encre rouge la régularité de ce triangle. Treviranus lut avec résignation cet argument more geometrico et envoya la lettre et le plan chez Lönnrot, qui méritait indiscutablement ces folies.
Erik Lönnrot les étudia. Les trois lieux, en effet, étaient équidistants. Symétrie dans le temps (3 décembre, 3 janvier, 3 février) ; symétrie dans l’espace, aussi… Il sentit, tout à coup, qu’il était sur le point de déchiffrer le mystère. Un compas et une boussole complétèrent cette brusque intuition. Il sourit, prononça le mot « Tetragrammaton » (d’acquisition récente) et téléphona au commissaire. Il lui dit :
— Merci de ce triangle équilatéral que vous m’avez envoyé hier soir. Il m’a permis de résoudre le problème. Demain vendredi les criminels seront en prison ; nous pouvons être tranquilles.
— Alors, ils ne projettent pas un quatrième crime ?
— C’est précisément parce qu’ils projettent un quatrième crime que nous pouvons être tranquilles. Lönnrot raccrocha. Une heure plus tard, il était dans un train des Chemins de Fer du Midi, et roulait vers la propriété abandonnée de Triste-le-Roy. Au sud de la ville de mon récit, coule un ruisseau aveugle aux eaux fangeuses, outragé de tanneries et d’ordures. De l’autre côté, il y a un faubourg usinier où, sous la protection d’un chef de bande barcelonais, prospèrent les manieurs de pistolet. Lönnrot sourit en pensant que le plus renommé – Red Scharlach – aurait donné n’importe quoi pour connaître cette visite clandestine. Azevedo avait été le compagnon de Scharlach. Lönnrot envisagea la lointaine possibilité que la quatrième victime fût Scharlach. Puis, il la rejeta… Virtuellement, il avait déchiffré le problème ; les pures circonstances, la réalité (noms, arrestations, visages, voies judiciaires et pénales) l’intéressaient à peine maintenant. Il voulait se promener, il voulait se reposer de trois mois d’enquête sédentaire. Il réfléchit : l’explication des crimes tenait dans un triangle anonyme et dans un poussiéreux mot grec. Le mystère lui parut presque cristallin ; il eut honte de lui avoir consacré cent jours.
Le train s’arrêta dans une silencieuse gare de marchandises. Lönnrot descendit. C’était un de ces après-midi déserts, à l’apparence d’aubes. L’air de la plaine trouble était humide et froid. Lönnrot s’en alla à travers la campagne. Il vit des chiens, il vit un fourgon sur une voie morte, il vit l’horizon, il vit un cheval argenté qui buvait l’eau crapuleuse d’une mare. La nuit tombait quand il vit le mirador rectangulaire de la villa de Triste-le-Roy, presque aussi haut que les noirs eucalyptus qui l’entouraient. Il pensa qu’à peine une aurore et un couchant (une vieille lueur à l’orient et une autre à l’occident) le séparaient de l’heure anxieusement attendue par les chercheurs du Nom.
Une grille rouillée définissait le périmètre irrégulier de la propriété. Le portail principal était fermé. Lönnrot, sans grand espoir d’entrer, en fit tout le tour. De nouveau devant le portail infranchissable, il avança la main entre les barreaux, presque machinalement, et trouva la targette. Le grincement du fer le surprit. Avec une passivité laborieuse, le portail tout entier céda.
Lönnrot avança entre les eucalyptus, marchant sur des générations confondues de feuilles raides déchirées. Vue de près, la propriété de Triste-le-Roy abondait en symétries inutiles et en répétitions maniaques : à une Diane glaciale dans une niche sombre correspondait une autre Diane dans une seconde niche ; un balcon se reflétait dans un autre balcon ; un perron double s’ouvrait en une double balustrade. Un Hermès à deux faces projetait une ombre monstrueuse. Lönnrot fit le tour de la maison comme il avait fait le tour de la propriété. Il examina tout ; sous le niveau de la terrasse, il vit une étroite persienne. Il la poussa : quelques marches de marbre descendaient dans une cave. Lönnrot, qui avait déjà l’intuition des préférences de l’architecte, devina que dans le mur opposé de la cave, il y avait d’autres marches. Il les trouva, monta, éleva les mains et ouvrit la trappe de sortie.
Une lueur le guida à une fenêtre. Il l’ouvrit : une lune jaune et circulaire définissait dans le jardin triste deux fontaines obstruées. Lönnrot explora la maison. Par des offices et des galeries, il sortit dans des cours semblables et à plusieurs reprises dans la même cour. Il monta par des escaliers poussiéreux à des antichambres circulaires ; il se multiplia à l’infini dans des miroirs opposés ; il se fatigua à ouvrir et à entrouvrir des fenêtres qui lui révélaient, au-dehors, le même jardin désolé, vu de différentes hauteurs et sous différents angles ; à l’intérieur, des meubles couverts de housses jaunes et des lustres emballés dans de la tarlatane. Une chambre à coucher l’arrêta ; dans cette chambre, une seule fleur et une coupe de porcelaine : au premier frôlement, les vieux pétales s’effritèrent. Au second étage, le dernier, la maison lui parut infinie et croissante : La maison n’est pas si grande, pensa-t-il. Elle est agrandie par la pénombre, la symétrie, les miroirs, l’âge, mon dépaysement, la solitude.
Par un escalier en spirale, il arriva au mirador. La lune ce soir-là traversait les losanges des fenêtres ; ils étaient jaunes, rouges et verts. Il fut arrêté par un souvenir stupéfiant et vertigineux.
Deux hommes de petite taille, féroces et trapus, se jetèrent sur lui et le désarmèrent ; un autre, très grand, le salua gravement et lui dit :
— Vous êtes bien aimable. Vous nous avez épargné une nuit et un jour.
C’était Red Scharlach. Les hommes lièrent les mains de Lönnrot. Celui-ci, à la fin, retrouva sa voix :
— Scharlach, vous cherchez le Nom Secret ?
Scharlach était toujours debout, indifférent. Il n’avait pas participé à la courte lutte, c’est à peine s’il avait allongé la main pour recevoir le revolver de Lönnrot. Il parla ; Lönnrot entendit dans sa voix une victoire lasse, une haine à l’échelle de l’univers, une tristesse qui n’était pas moindre que cette haine.
— Non, dit Scharlach. Je cherche quelque chose de plus éphémère et de plus périssable, je cherche Erik Lönnrot. Il y a trois ans, dans un tripot de la rue de Toulon, vous-même avez arrêté et fait emprisonner mon frère. Dans un coupé, mes hommes m’arrachèrent à la fusillade avec une balle de policier dans le ventre. Neuf jours et neuf nuits j’agonisai dans cette symétrique propriété désolée ; j’étais abattu par la fièvre, l’odieux Janus à deux fronts qui regarde les couchants et les aurores rendait horribles mes rêves et mes veilles. J’en arrivai à prendre mon corps en abomination. J’en arrivai à sentir que deux yeux, deux mains, deux poumons sont aussi monstrueux que deux visages. Un Irlandais essaya de me convertir à la foi de Jésus ; il me répétait la maxime des « goim » : Tous les chemins mènent à Rome. La nuit, mon délire se nourrissait de cette métaphore ; je sentais que le monde était un labyrinthe d’où il était impossible de s’enfuir puisque tous les chemins, bien qu’ils fissent semblant d’aller vers le nord ou vers le sud, allaient réellement à Rome, qui était aussi la prison quadrangulaire où agonisait mon frère et la propriété de Triste-le-Roy. Au cours de ces nuits-là je jurai sur le dieu à deux faces et sur tous les dieux de la fièvre et des miroirs d’ourdir un labyrinthe autour de l’homme qui avait fait emprisonner mon frère. Je l’ai ourdi et il est solide : les matériaux en sont un hérésiologue mort, une boussole, une secte du XVIIIe siècle, un mot grec, un poignard, les losanges d’une boutique de marchand de couleurs.
Le premier terme de la série me fut donné par le hasard. J’avais tramé avec quelques collègues – parmi lesquels Daniel Azevedo – le vol des saphirs du Tétrarque. Azevedo nous trahit : il se saoula avec l’argent que nous lui avions avancé et entreprit l’affaire la veille. Il se perdit dans l’énorme hôtel ; vers deux heures du matin, il fit irruption dans la chambre de Yarmolinsky. Celui-ci, traqué par l’insomnie, s’était mis à écrire. Vraisemblablement, il rédigeait quelques notes ou un article sur le Nom de Dieu ; il avait déjà écrit les mots « La première lettre du Nom a été articulée ». Azevedo lui intima l’ordre de garder le silence. Yarmolinsky tendit la main vers le timbre qui réveillerait toutes les forces de l’hôtel ; Azevedo lui donna un seul coup de poignard dans la poitrine. Ce fut presque un réflexe ; un demi-siècle de violence lui avait appris que le plus facile et le plus sûr est de tuer… Dix jours plus tard, j’appris par la Yiddische Zeitung que vous cherchiez dans les écrits de Yarmolinsky la clé de la mort de Yarmolinsky. Je lus l’Histoire de la secte des Hasidim ; je sus que la crainte respectueuse de prononcer le Nom de Dieu avait donné naissance à la doctrine suivant laquelle ce Nom est tout-puissant et caché. Je sus que quelques Hasidim, en quête de ce Nom secret, en étaient arrivés à faire des sacrifices humains… Je compris que vous conjecturiez que les Hasidim avaient sacrifié le rabbin ; je m’appliquai à justifier cette conjecture.
Marcel Yarmolinsky mourut la nuit du 3 décembre ; pour le second « sacrifice », je choisis celle du 3 janvier. Il mourut au Nord, il nous fallait un lieu de l’Ouest. Daniel Azevedo fut la victime nécessaire. Il méritait la mort ; c’était un impulsif, un traître ; sa capture pouvait anéantir tout le plan. Un des nôtres le poignarda ; pour rattacher son cadavre au précédent, j’écrivis au-dessus des losanges de la boutique du marchand de couleurs : « La seconde lettre du Nom a été articulée. »
Le troisième « crime » se produisit le 3 février. Ce fut, comme Treviranus le devina, un pur simulacre. Gryphius-Ginzberg-Ginsburg c’est moi. Je supportai (agrémenté d’une légère barbe postiche) une semaine interminable dans cette perverse chambre de la rue de Toulon, jusqu’au moment où mes amis m’enlevèrent. Du marchepied du coupé l’un d’eux écrivit sur un pilier : « La dernière lettre du Nom a été articulée. » Cette phrase proclamait que la série des crimes était « triple ». C’est ainsi que le comprit le public ; moi, cependant, j’intercalai des indices répétés pour que vous, le raisonneur Erik Lönnrot, vous compreniez qu’il était « quadruple ». Un prodige au Nord, d’autres à l’Est et à l’Ouest réclament un quatrième prodige au Sud ; le Tetragrammaton – le Nom de Dieu, JHVH – se compose de quatre lettres ; les arlequins et l’enseigne du marchand de couleurs suggèrent « quatre » termes. Je soulignai un certain passage dans le manuel de Leusden : ce passage manifeste que les Hébreux calculaient le jour de couchant à couchant ; ce passage donne à entendre que les morts eurent lieu le « quatre » de chaque mois. J’envoyai le triangle équilatéral à Treviranus. Je pressentis que vous y ajouteriez le point qui manquait. Le point qui déterminait un losange parfait, le point qui préfixait le lieu où une mort exacte vous attend. J’ai tout prémédité, Erik Lönnrot, pour vous attirer dans les solitudes de Triste-le-Roy.
Lönnrot évita les yeux de Scharlach. Il regarda les arbres et le ciel subdivisé en losanges confusément jaunes, verts et rouges. Il sentit un peu de froid et une tristesse impersonnelle, presque anonyme. Il faisait déjà nuit ; du jardin poussiéreux monta le cri inutile d’un oiseau. Lönnrot considéra pour la dernière fois le problème des morts symétriques et périodiques.
— Dans votre labyrinthe, il y a trois lignes de trop — dit-il enfin. – Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés qu’un pur détective peut bien s’y perdre. Scharlach, quand, dans un autre avatar, vous me ferez la chasse, feignez (ou commettez) un crime en A, puis un second crime en B, à 8 kilomètres de A, puis un troisième crime en C, à 4 kilomètres de A et de B, à mi-chemin entre les deux. Attendez-moi ensuite en D, à 2 kilomètres de A et de C, encore à mi-chemin. Tuez-moi en D, comme maintenant vous allez me tuer à Triste-le-Roy.
— Pour la prochaine fois que je vous tuerai – répliqua Scharlach – je vous promets ce labyrinthe, qui se compose d’une seule ligne droite et qui est invisible, incessant.
Il recula de quelques pas. Puis, très soigneusement, il fit feu.
1942.
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