Octavia E. Butler : Enfants de sang

Octavia E. Butler : Enfants de sang

Résumé : Enfants de sang (Bloodchild) est une nouvelle d’Octavia E. Butler, publiée en juin 1984 dans Asimov’s Science Fiction Magazine. Butler, publié en juin 1984 dans Asimov’s Science Fiction Magazine. L’histoire suit Gan, un jeune Terran qui vit dans une réserve gouvernée par les Tlics, une espèce extraterrestre dont le bien-être dépend des humains. Gan a grandi sous la protection de T’Gatoi, une influente dirigeante tlic liée à sa famille depuis sa naissance. Cependant, cette coexistence cache un pacte inquiétant qui mettra à l’épreuve les croyances et la volonté de Gan.

Octavia E. Butler : Enfants de sang

Enfants de sang

Octavia E. Butler
(Nouvelle complète)

MA DERNIÈRE NUIT D’ENFANT COMMENÇA PAR UNE VISITE. Les sœurs de T’Gatoi nous avaient attribué deux œufs stériles. Le premier, T’Gatoi le donna à ma mère, mon frère et mes sœurs ; l’autre, elle tenait à ce que je le mange en entier. Peu importait. Il y en avait assez pour que tout le monde se sente bien à la fin. Presque tout le monde. Ma mère ne voulait pas y toucher. Elle restait assise là, à nous regarder planer et rêver sans elle. La plupart du temps, elle me regardait, moi.

Couché contre le long ventre velouté de T’Gatoi, je sirotais mon œuf en me demandant pourquoi ma mère se refusait un plaisir aussi inoffensif. Elle aurait eu moins de cheveux gris si elle se l’était accordé de temps en temps. Les œufs prolongeaient la vie et la force. Mon père, qui n’avait jamais dit non à aucun, était parvenu à un âge au moins deux fois plus avancé que la normale. Et, sur le tard, quand il aurait dû se trouver ralenti, il avait épousé ma mère et lui avait fait quatre enfants.

Elle, vieillir plus tôt que nécessaire lui plaisait manifestement. Elle se détourna en voyant T’Gatoi m’enlacer plus étroitement avec quelques-uns de ses membres : la visiteuse aimait assez notre chaleur corporelle pour en profiter dès que possible. Dans ma petite enfance, quand j’étais plus souvent à la maison, ma mère essayait de m’expliquer comment me conduire avec T’Gatoi – comment lui témoigner mon respect et mon indéfectible obéissance, parce que c’était la représentante du gouvernement tlic qui s’occupait de la Réserve, donc le membre le plus important de son espèce à être en relation directe avec les Terriens. À en croire les déclarations maternelles, notre famille était honorée que quelqu’un de pareil ait choisi de s’y intégrer. Ma mère n’était jamais si cérémonieuse ni sévère que quand elle mentait.

J’ignorais totalement pourquoi et même en quoi. L’appartenance de T’Gatoi à notre famille nous faisait honneur, ce qui n’avait rien de neuf. Ma mère et T’Gatoi étant amies depuis l’enfance de la première, la seconde n’avait aucune envie d’être traitée en invitée de marque dans ce qu’elle considérait comme son second foyer. Elle arrivait, elle s’installait sur un de ses sofas spéciaux et elle m’appelait pour que je vienne lui tenir chaud, tout simplement. Il m’était impossible de me montrer cérémonieux allongé contre elle, à écouter ses sempiternelles récriminations au sujet de ma maigreur.

« Tu es mieux en chair, dit-elle cette fois en me palpant avec six ou sept membres. Tu prends enfin du poids. C’est dangereux d’être mince. »

La palpation se modifia subtilement, virant aux caresses.

« Il est toujours trop maigre », lança ma mère d’un ton sec.

T’Gatoi souleva du sofa la tête et peut-être un mètre de corps. On aurait cru qu’elle s’asseyait. Elle considéra ma mère, et ma mère, aussi ridée qu’une vieille femme, se détourna.

« Lien ? J’aimerais que tu manges ce qui reste de l’œuf de Gan, dit T’Gatoi.

– Les œufs sont pour les enfants, répondit ma mère.

– Ils sont pour la famille. Prends-le, s’il te plaît. »

Obéissante, elle tendit la main à contrecœur. La coquille élastique de l’œuf s’était ratatinée sur les dernières gouttes de son contenu, mais elle porta à sa bouche cette enveloppe flétrie, la pressa pour achever de la vider et avala. Quelques secondes plus tard, certaines de ses rides de stress commencèrent à s’estomper.

« C’est bon, murmura-t-elle. Il m’arrive d’oublier à quel point c’est bon.

– Tu devrais en manger davantage, déclara T’Gatoi. Pourquoi es-tu si pressée de vieillir ? » Seul le silence lui répondit. « J’aime venir ici, cette maison est un refuge grâce à toi, mais tu persistes à te négliger. »

À l’extérieur, T’Gatoi subissait un véritable harcèlement. Son peuple aurait voulu que nous soyons plus nombreux à disposition. Seule la faction politique qu’elle dirigeait nous séparait des hordes auxquelles l’existence de la Réserve était incompréhensible – auxquelles il était incompréhensible que les Tlics ne puissent pas courtiser, payer, enrôler, utiliser le moindre Terrien. Mais peut-être comprenaient-elles ; simplement, dans leur désespoir, peu leur importait. T’Gatoi nous répartissait entre ces avides ; elle nous vendait aux riches et aux VIP pour engranger les soutiens politiques. Ainsi étions-nous des nécessités, des symboles de statut et un peuple indépendant. Elle supervisait la conjonction des familles afin de détruire les derniers restes du système d’autrefois, qui brisait les familles terriennes pour complaire aux familles tlic impatientes. J’avais vécu à l’extérieur en sa compagnie. J’avais subi les regards ardents, désespérés. C’était un peu effrayant de se dire qu’elle seule nous séparait de ce désespoir, qui pouvait si facilement nous engloutir. Il arrivait à ma mère de me dire, sans la quitter des yeux :

« Prends soin d’elle. »

Je me rappelais alors que ma mère était allée à l’extérieur, elle aussi, qu’elle avait subi les mêmes regards.

T’Gatoi se servit de quatre de ses membres pour m’écarter puis me faire descendre à terre.

« Va, Gan. Assieds-toi là, près de tes sœurs, et profite de ta non-sobriété. Tu as mangé l’essentiel de l’œuf. Lien ? Viens me réchauffer.  »

Ma mère hésita, sans raison, à mes yeux. Un de mes premiers souvenirs me la montre, allongée contre T’Gatoi, discutant de choses pour moi incompréhensibles ; elle me soulève de terre et m’assied sur un segment de la visiteuse. À l’époque, elle mange sa part des œufs. Quand avait-elle arrêté, et pourquoi ?

Elle se coucha le long de T’Gatoi, dont tous les membres de la rangée gauche se refermèrent autour d’elle, étreinte solide quoique lâche. J’avais toujours aimé cette position, mais j’étais le seul de la famille, avec ma sœur aînée. Les autres disaient qu’ils se sentaient prisonniers.

T’Gatoi emprisonnait ma mère à dessein. Son objectif atteint, elle bougea légèrement la queue avant de lancer :

« Tu manques d’œufs, Lien. Il fallait prendre celui-là quand on te l’a confié. Tu en as grand besoin, maintenant. »

Sa queue remua, une fois de plus, coup de fouet si rapide que je l’aurais manqué si je ne m’y étais pas attendu. Son aiguillon ne tira qu’une unique goutte de sang à la jambe nue de ma mère.

Laquelle poussa un cri – de surprise, sans doute. La piqûre n’est pas douloureuse. Le cri fut suivi d’un soupir, tandis que le corps de ma mère se détendait. Elle adopta avec des mouvements languissants une position plus confortable dans la cage de membres.

« Pourquoi tu as fait ça ? »

Marmonnement somnolent.

« Je ne supportais plus de te regarder souffrir sans rien faire. »

Léger haussement d’épaules – un accomplissement.

« Demain.

– Oui, demain, tes souffrances reprendront – si tu y tiens. Mais ici et maintenant, reste allongée à me réchauffer et laisse-moi te faciliter les choses, ne serait-ce qu’un peu.

– Il m’appartient toujours, tu sais, dit brusquement ma mère. Rien ne peut me l’acheter. »

Sobre, elle ne se serait pas permis de faire allusion à ce genre de choses.

« Rien », acquiesça T’Gatoi, pour lui faire plaisir.

« Tu croyais que je le vendrais en échange des œufs ? D’une longue vie ? Mon fils ?

– Pour rien au monde », répondit T’Gatoi en jouant avec les longs cheveux grisonnants de sa captive.

J’aurais aimé être en contact avec ma mère, partager ce moment avec elle. Si je la touchais, elle me prendrait la main. Libérée par l’œuf et la piqûre, elle sourirait. Peut-être même des choses depuis longtemps enfermées en elle sortiraient-elles. Mais, demain, elle se souviendrait de cette scène comme d’une humiliation. Je ne voulais pas faire partie d’une humiliation ressouvenue. Il valait mieux me tenir tranquille, conscient de l’amour maternel dissimulé sous son sens du devoir, sa fierté, sa souffrance.

« Xuan Hoa ? appela T’Gatoi. Enlève-lui ses chaussures. Je ne vais pas tarder à la piquer une seconde fois ; elle va s’endormir. »

L’aînée de notre fratrie obéit. Elle vacillait en se levant, comme ivre. Sa tâche accomplie, elle s’assit à côté de moi et me prit la main. Nous avions toujours été unis, elle et moi.

Ma mère appuya l’arrière du crâne contre le ventre de T’Gatoi et, sous cet angle de vision impossible, chercha à regarder le gros visage rond.

« Tu vas me piquer une autre fois ?

– Oui, Lien.

– Je vais dormir jusqu’à demain midi.

– Très bien. Tu en as besoin. Depuis quand n’as-tu pas dormi ? »

L’agacement maternel s’exprima par un son informe. Suivit d’un murmure :

« J’aurais dû te marcher dessus quand tu étais petite. »

C’était une vieille plaisanterie entre femme et Tlic. Elles avaient grandi ensemble, si l’on veut, mais jamais, du vivant de la femme, la Tlic n’avait été de taille assez modeste pour qu’une Terrienne lui marche dessus. T’Gatoi avait beau être maintenant presque trois fois plus âgée que ma mère, elle serait encore jeune quand cette dernière mourrait de vieillesse. Toutefois, elles avaient fait connaissance alors que T’Gatoi entrait dans une période de maturation rapide – une sorte d’adolescence tlic. Ma mère n’était alors qu’une enfant, mais elles s’étaient momentanément développées au même rythme en étant les meilleures amies du monde.

C’était d’ailleurs T’Gatoi qui avait présenté ma mère à l’homme qui allait devenir mon père. Mes parents, enchantés l’un de l’autre malgré leur grande différence d’âge, s’étaient mariés au moment où la Tlic entrait dans la branche d’activité de sa famille – la politique. Les deux amies se voyaient moins, mais, quelque temps avant la naissance de son aînée, ma mère avait promis à T’Gatoi un de ses enfants. Confrontée à l’obligation de donner l’un de nous, elle préférait le remettre à une Tlic qu’elle connaissait.

Les années passaient. T’Gatoi voyageait. Son influence s’étendait. La Réserve était sienne quand elle revint voir ma mère pour recueillir ce qu’elle considérait sans doute comme la juste récompense de son dur labeur. Ma sœur aînée éprouva pour elle une affection instantanée. Elle aurait aimé être l’élue, mais l’heure de ma naissance approchait. L’idée de choisir un nouveau-né, de le regarder grandir et de prendre part à toutes les phases de son développement plaisait à T’Gatoi. Il paraît que je me retrouvai emprisonné par ses multiples membres trois minutes seulement après ma venue au monde. Quelques jours plus tard, on me fit goûter un œuf pour la première fois. Je le raconte aux Terriens quand ils me demandent si j’ai jamais eu peur d’elle. Je le raconte aux Tlic quand T’Gatoi leur propose un enfant Terrien, mais que l’anxiété et l’ignorance les poussent à exiger un adolescent. Mon frère en personne, qui en est venu avec le temps à se méfier des Tlic et à les craindre, se serait probablement intégré sans problème à une de leurs familles s’il avait été adopté assez tôt. Il m’arrive de me dire qu’il aurait dû l’être, pour son bien. Je le regardai, allongé par terre à l’autre bout de la pièce, les yeux vitreux, quoique ouverts, car il rêvait son rêve d’œuf. Malgré les sentiments que lui inspiraient les Tlic, il exigeait toujours sa part des œufs.

« Lien ? Tu peux te lever ? demanda soudain T’Gatoi.

– Me lever ? Je croyais que j’allais dormir.

– Plus tard. Il y a du bruit dehors. Nous avons un problème. »

La cage disparut brusquement.

« Hein ?

– Debout, Lien ! »

Le ton de T’Gatoi poussa ma mère à se redresser, juste à temps pour éviter de tomber par terre quand sa prison disparut. La visiteuse souleva d’un seul élan ses trois mètres de corps, allongés sur le sofa, les lança vers la porte et sortit à toute allure. Elle avait un squelette – des côtes, une colonne vertébrale démesurée, un crâne, quatre jeux de membres par segment. N’empêche : quand elle remuait de cette manière, se contorsionnant, se jetant dans des chutes contrôlées, atterrissant courant, elle avait l’air dépourvue d’ossature, une chose quasi aquatique. On aurait dit qu’elle nageait dans l’air comme d’autres créatures dans l’eau. J’adorais la regarder bouger.

Décidé à la suivre, je m’éloignai de ma sœur. Tant pis si je ne tenais pas très bien debout. J’aurais préféré rester assis à rêver, et encore plus trouver une fille avec qui partager un rêve éveillé. À l’époque où les Tlic ne voyaient guère en nous que de gros animaux à sang chaud bien pratiques, nous étions parqués par groupes mixtes, hommes et femmes mélangés, et nourris d’œufs, exclusivement. Les Tlic avaient donc la certitude que nous nous reproduirions, autant que nous cherchions à nous retenir. Heureusement pour nous, ça n’avait pas duré. Quelques générations de plus, et nous n’aurions plus guère été que de gros animaux bien pratiques.

« Gan ? Tiens la porte ouverte, m’ordonna T’Gatoi de l’extérieur. Et dis à la famille de rester à l’écart.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un N’tlic. »

Je m’affaissai contre le battant.

« Ici ? Tout seul ?

– Je suppose qu’il cherchait à atteindre une borne d’appel. »

Elle passa près de moi, chargée d’un homme inconscient, plié sur un de ses membres à la manière d’un manteau. Il avait l’air jeune – l’âge de mon frère, peut-être –, et il était plus mince qu’il n’aurait dû. Ce qu’elle aurait qualifié de dangereusement mince.

« Va à la borne d’appel, Gan », reprit-elle.

Elle posa l’inconnu par terre et entreprit de le dépouiller de ses vêtements.

Je ne bougeai pas.

Au bout d’un moment, elle leva les yeux vers moi. Sa brusque immobilité trahissait une profonde impatience.

« Demande à Gui, lui dis-je. Moi, je reste. Je peux peut-être aider. »

Elle autorisa ses membres à reprendre leurs mouvements, souleva l’homme, lui fit passer la chemise par-dessus la tête.

« Tu n’as aucune envie de voir ce qui va se passer. Ça va être très dur. Je ne peux pas aider cet homme comme sa Tlic.

– Je sais. Mais demande à Gui. Il ne pensera même pas à se rendre utile ici. Moi, au moins, je veux bien essayer. »

Elle considéra mon frère – mon aîné, plus grand, plus fort, certainement plus capable de l’aider que moi. Il était maintenant assis, adossé au mur. Les yeux qu’il rivait à l’inconnu inanimé débordaient d’une peur et d’un dégoût non dissimulés. Elle se rendit compte elle-même qu’il ne servirait à rien.

« Vas-y, Gui », ordonna-t-elle.

Il se leva sans discuter, vacilla brièvement puis reprit son équilibre, dégrisé par la peur.

« Il s’appelle Bram Lomas », reprit-elle en déchiffrant le brassard de l’homme. Je tripotai le mien par solidarité. « Il lui faut T’Khotgif Teh, tu entends ?

– Bram Lomas, T’Khotgif Teh, répéta mon frère. J’y vais. »

Il se précipita dehors, après avoir prudemment contourné Lomas.

Le malheureux reprenait peu à peu conscience. Il ne fit d’abord que gémir, spasmodiquement cramponné à deux des membres de T’Gatoi. Ma sœur cadette, enfin sortie de son rêve d’œuf, vint le regarder de près jusqu’à ce que ma mère la tire en arrière.

T’Gatoi ôta à l’inconnu ses chaussures, puis son pantalon, en le laissant toujours s’agripper à deux de ses membres. Ils étaient tous également adroits, à part les dernières paires.

« Cette fois, Gan, je ne veux pas que tu discutes, me prévint-elle.

– Que faut-il que je fasse ? m’enquis-je en me redressant.

– Va tuer un animal de la moitié de ta taille, minimum.

– Le tuer ? Mais je n’ai jamais… »

Le coup m’expédia à l’autre bout de la pièce. Sa queue se révélait une arme efficace, qu’elle en expose ou non l’aiguillon.

Je me relevai – je me sentais idiot de ne pas avoir tenu compte de l’avertissement qu’elle venait de m’adresser – et gagnai la cuisine. Peut-être arriverais-je à tuer quelque chose avec un couteau ou une hache. Ma mère élevait de rares animaux terriens pour notre table et des milliers d’animaux du cru pour leur fourrure. T’Gatoi préférerait sans doute une bête du cru. Peut-être un achti. Certains faisaient la bonne taille, même s’ils avaient trois fois plus de dents que moi et adoraient vraiment s’en servir. Ma mère, Hoa et Gui étaient capables de les abattre au couteau. Moi, je n’en avais jamais abattu du tout. Je n’avais jamais abattu aucun animal. Je passais l’essentiel de mon temps avec T’Gatoi, pendant que mes frère et sœurs apprenaient à gérer les affaires familiales. T’Gatoi avait eu raison. C’est moi qui aurais dû aller à la borne d’appel. Ça, au moins, je pouvais m’en charger.

Je m’approchai du placard d’angle où ma mère rangeait les outils et les accessoires de jardin les plus encombrants. Le tuyau qui passait au fond évacuait les eaux usées de la cuisine – sauf que tel n’était plus le cas. Mon père avait redirigé ces eaux-là avant ma naissance. Il était maintenant possible de faire pivoter une moitié du tuyau autour de l’autre, ce qui permettait d’y ranger un fusil. Nous avions un certain nombre d’armes, mais c’était la plus accessible. Je m’en servirais pour tuer le plus gros achti, après quoi T’Gatoi la confisquerait sans doute. Les armes à feu n’étaient pas autorisées dans la Réserve, à cause des incidents survenus juste après sa création – des Terriens avaient abattu des Tlic et des N’Tlic. Ces choses s’étaient passées avant la conjonction des familles, avant que tout le monde n’ait personnellement intérêt à protéger la paix. Personne n’avait abattu de Tlic de mon vivant ou de celui de ma mère, mais la loi restait d’actualité, pour nous protéger, paraissait-il. On racontait que des familles terriennes tout entières avaient été éliminées par mesure de représailles pendant les assassinats.

Je sortis, m’approchai des cages et tuai d’un coup de fusil le plus gros achti que je trouvai. Un beau mâle reproducteur. Ma mère ne serait pas contente quand je l’apporterais à la maison, mais il faisait la bonne taille et j’étais pressé.

Après avoir hissé son long corps chaud sur mon épaule – heureux de m’être étoffé en partie avec du muscle –, je me rendis à la cuisine, où je rangeai l’arme dans sa cachette. Si les blessures de l’animal attiraient l’attention de T’Gatoi, elle réclamerait le fusil et je le lui donnerais. Sinon, il resterait où mon père voulait qu’il soit.

J’étais prêt à regagner le salon, mais j’hésitais. Planté devant la porte de communication, terrifié, soudain, je me demandais pourquoi pendant que les secondes s’étiraient. Je savais ce qui allait suivre. Je n’y avais jamais assisté, mais T’Gatoi m’avait montré des diagrammes et des dessins. Elle avait veillé à ce que je sache la vérité dès que j’avais été en âge de la comprendre.

Impossible pourtant d’entrer dans cette pièce. Je perdis un peu de temps à choisir un couteau dans le coffret en bois gravé où les rangeait ma mère. Peut-être T’Gatoi aimerait-elle en disposer pour ouvrir le flanc solide de l’achti, couvert d’une épaisse fourrure.

« Gan ! »

Sa voix, durcie par l’urgence.

Je déglutis. Jamais je n’aurais cru qu’il puisse être aussi difficile de simplement déplacer les pieds. Ce fut alors que je pris conscience de trembler. La honte m’envahit. La honte me poussa à franchir la porte.

Quand je posai l’achti près de T’Gatoi, Lomas avait de nouveau perdu conscience. Il ne restait que nous trois sur les lieux, ma mère et mes sœurs ayant disparu. Sans doute T’Gatoi les avait-elle chassées pour leur épargner le spectacle. J’aurais aimé être à leur place.

Ma mère nous rejoignit cependant au moment où la Tlic soulevait l’achti. Sans prêter attention au couteau que je lui tendais, elle sortit les griffes de plusieurs de ses membres pour ouvrir le corps de la gorge à l’anus. Ses yeux jaunes se posèrent sur moi, décidés.

« Tiens l’homme par les épaules. »

Pris de panique, je considérai Lomas. Je n’avais aucune envie de le toucher, sans parler de le tenir. Ça ne ressemblerait pas à un coup de feu tiré sur un animal. Ce ne serait ni aussi rapide, ni aussi miséricordieux, ni, je l’espérais, aussi définitif, mais s’il y avait bien une chose dont je n’avais pas envie, c’était de participer à ça.

Ma mère s’approcha.

« Tiens-le du côté droit, Gan, je le tiendrai du gauche. »

S’il reprenait conscience, il se débarrasserait d’elle sans même en avoir conscience. Elle était minuscule. Il lui arrivait souvent de se demander tout haut comment elle avait bien pu produire des enfants aussi « Énormes  », pour reprendre ses propres termes.

« Laisse tomber. » J’empoignai Lomas par les épaules. « Je vais le faire. » Puis, constatant qu’elle s’attardait : « Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te couvrir de honte. Tu n’as pas à rester et à regarder. »

Elle m’examina, hésitante, m’effleura le visage d’une rare caresse, mais finit par regagner sa chambre.

T’Gatoi baissa la tête, soulagée.

« Merci, Gan. » Sa courtoisie était plus terrienne que tlic. « Elle… elle trouve toujours de nouveaux moyens pour que je la fasse souffrir. »

Lomas se mit à gémir avec des sons étranglés. Moi qui avais espéré qu’il resterait inconscient… T’Gatoi approcha le visage du sien pour qu’il accommode sur elle.

« Je t’ai piqué autant que je l’ai osé jusqu’ici. Quand ce sera fini, je te piquerai de nouveau pour que tu dormes. Tu n’auras plus mal.

– Par pitié… implora-t-il. Attendez…

– Nous n’avons plus le temps, Bram. Je te piquerai dès que ce sera fini. À son arrivée, T’Khotgif te donnera des œufs pour t’aider à guérir. C’est bientôt fini.

– T’Khotgif ! hurla-t-il en se raidissant contre ma poigne.

– Elle ne va plus tarder. »

T’Gatoi me jeta un coup d’œil puis lui posa une griffe sur l’abdomen, un peu à droite, juste sous la dernière côte. Ça bougeait du côté droit — d’infimes pulsations, aléatoires, semblait-il, agitaient la chair brune, créant ici une concavité, là une convexité, encore et encore, jusqu’à ce que j’en discerne le rythme et devine où se produirait la suivante.

L’homme se raidit tout entier sous la griffe, qui pourtant n’était que posée sur son corps. T’Gatoi lui enroula aussi sa section arrière autour des jambes. Il m’échapperait peut-être, à moi, mais il ne lui échapperait pas, à elle. Il ne put retenir ses larmes quand elle lui lia les mains avec son pantalon puis les lui poussa au-dessus de la tête, afin que je les cloue au sol en m’agenouillant sur le tissu. Enfin, elle roula sa chemise en boule et la lui rendit pour qu’il y morde.

Puis elle l’ouvrit.

Il se convulsa à la première coupure au point de manquer s’arracher à ma poigne. Les bruits qui lui échappaient… Je n’avais jamais entendu un être humain en produire de pareils. Elle n’y prêtait apparemment aucune attention en agrandissant et en approfondissant la plaie, non sans s’interrompre par moments pour en lécher le sang. Les composants chimiques de sa salive provoquaient la contraction des veines, donc le ralentissement du saignement.

J’avais l’impression de l’aider à torturer Lomas, à le dévorer. La nausée montait en moi et je me demandais pourquoi elle n’était pas encore là. Jamais je ne tiendrais jusqu’à la fin.

T’Gatoi trouva alors la première larve. Un gros ver rouge sombre, car couvert du sang de son hôte humain – à l’intérieur et à l’extérieur. Il avait déjà mangé sa propre coquille d’œuf, mais ne s’était apparemment pas encore attaqué à l’homme. À ce stade, il se nourrirait de n’importe quelle viande, sauf celle de sa mère. Livré à lui-même, il continuerait à excréter les poisons qui avaient alerté Lomas en le rendant malade puis entreprendrait de le dévorer. Quand il se fraierait de cette manière un passage hors du corps de son hébergeur, ce dernier serait mort ou mourant — incapable de se venger de la chose qui le tuait. Mais un délai de grâce séparait toujours le moment où l’hôte se sentait mal et celui où la larve commençait à le manger.

T’Gatoi s’empara avec précaution de la bestiole gigotante pour l’examiner de près, indifférente aux terribles gémissements de l’homme.

Il perdit brusquement conscience.

« Parfait. » Elle baissa les yeux vers lui. « Si seulement vous pouviez faire ça à volonté, vous, les Terriens. »

Aucune émotion. Et ce qu’elle tenait…

Une chose à ce stade dépourvue de membres et d’ossature, de peut-être quinze centimètres de long sur deux d’épaisseur, aveugle, gluante de sang. Une sorte de gros ver. T’Gatoi le posa dans le ventre de l’achti, où il se mit aussitôt à fouir. Il resterait là à manger tant qu’il y aurait à manger.

Elle sonda la chair de Lomas, où elle en trouva deux autres, dont l’un plus petit, mais plus vigoureux.

« Un mâle ! » s’exclama-t-elle, ravie.

Il mourrait avant moi. Après s’être métamorphosé et avoir baisé tout ce qu’il croiserait et qui se laisserait faire, alors que ses sœurs n’auraient même pas encore de membres. Ce fut le seul à essayer vraiment de mordre pendant que T’Gatoi le posait dans l’achti.

Des vers plus pâles s’insinuèrent en vue dans la chair de Lomas. Je fermai les yeux. C’était pire que de tomber sur un cadavre décomposé, grouillant de minuscules larves animales. Bien pire que n’importe quel dessin ou diagramme.

« Tiens, il y en a d’autres, constata T’Gatoi en recueillant deux grosses bestioles de plus. Il va peut-être me falloir un deuxième corps, Gan. Toute vie s’épanouit en vous, Terriens. »

On me disait depuis mon enfance que c’était une collaboration Tlic-Terriens à la fois bénéfique et nécessaire, une sorte de naissance. J’y avais cru jusqu’ici. Je savais qu’une naissance ne pouvait être que douloureuse et sanglante, mais il se passait là quelque chose de différent, quelque chose de pire. Quelque chose que je n’étais pas prêt à voir – et peut-être ne le serais-je jamais. Il m’était pourtant impossible de ne pas le voir. Fermer les yeux n’y faisait rien.

T’Gatoi trouva une larve qui n’avait pas terminé sa coquille, dont les vestiges restaient raccordés à une veine par leur propre petit tuyau, crochet ou je ne savais quoi. Ainsi les vers s’arrimaient-ils et se nourrissaient-ils. Ils se contentaient de sang jusqu’à l’éclosion. Ensuite, ils passaient à leur coquille élastique étirable. Puis à leur hôte.

T’Gatoi détacha d’un coup de dents les débris de l’enveloppe, avant de lécher le sang libéré. Aimait-elle ça ? Les habitudes de l’enfance avaient-elles du mal à passer – ou ne passaient-elles pas ?

Le processus tout entier était choquant, étranger. Je n’aurais pas cru que quelque chose d’elle puisse me sembler étranger.

« Encore une, je pense, dit-elle. Voire deux. Une bonne famille. Dans un hôte animal, de nos jours, nous aurions de la chance d’en trouver une ou deux en vie. » Elle me jeta un coup d’œil. « Sors, Gan, va te vider l’estomac. Allez, vas-y tant qu’il est inconscient. »

J’obéis en titubant. De justesse. La porte ouvrait presque au pied d’un arbre, sous lequel je vomis jusqu’à ne plus rien avoir à vomir. Enfin, je me redressai, tremblant, le visage ruisselant de larmes. Je ne savais pas pourquoi je pleurais, mais je ne pouvais pas m’arrêter. Je m’éloignai de la maison afin de ne pas avoir de témoin. Chaque fois que je fermais les yeux, je voyais des vers rouges ramper sur une chair humaine plus rouge encore.

Une voiture approchait. Les Terriens n’ayant pas droit aux véhicules motorisés, à part certains équipements agricoles, il devait s’agir de Gui et de T’Khotgif Teh, éventuellement accompagnés d’un médecin terrien. Je m’essuyai le visage avec ma chemise en m’efforçant de me maîtriser.

« Qu’est-ce qui s’est passé, Gan ? » me cria Gui quand le véhicule s’arrêta.

Il s’en extirpa par une des portières rondes et basses, conçues pour les Tlic. Un Terrien inconnu fit de même de l’autre côté de la voiture et entra chez nous sans m’adresser la parole. Le médecin. Avec son aide et quelques œufs, Lomas s’en tirerait peut-être.

« T’Khotgif Teh ? » demandai-je.

La conductrice tlic se jeta par sa propre portière puis dressa devant moi la moitié de son corps. Elle était plus claire et moins imposante que T’Gatoi. Née d’un animal, sans doute – les Tlic nés des humains étaient toujours plus grands et plus nombreux.

« Six petits, lui dis-je. Peut-être sept. Tous en vie. Un mâle, au moins.

– Lomas ? » demanda-t-elle sèchement.

La question et l’inquiétude qui perçait dans sa voix me la rendirent sympathique. Lomas avait crié son nom juste avant de devenir incohérent.

« Vivant », lui appris-je.

Sans un mot de plus, elle s’élança vers la maison.

« Elle est malade, m’expliqua mon frère en la regardant s’éloigner. Quand j’ai appelé, j’ai entendu des gens lui dire qu’elle n’était pas en état de sortir, même pour ça. »

Je ne répondis pas. Malgré la courtoisie que je venais de témoigner à la Tlic, je ne voulais parler à personne. Pourvu que Gui rentre – ne serait-ce que par curiosité !

« Tu as fini par en apprendre plus que tu n’aurais voulu, hein ? » reprit-il. Je le considérai. « Ne me fais pas tes yeux de T’Gatoi. Tu n’es pas T’Gatoi. Juste sa propriété. »

Mes yeux de T’Gatoi . Avais-je appris à imiter jusqu’à ses expressions ?

« Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as vomi ? » Mon frère renifla. « Alors tu sais ce qui t’attend. »

Je m’éloignai de lui. Enfants, nous avions été très proches. Il ne m’empêchait pas de le suivre partout quand j’étais à la maison, et T’Gatoi ne m’empêchait pas de l’emmener avec nous en ville. Seulement il était arrivé quelque chose au début de son adolescence. Je n’avais jamais su quoi. Il s’était mis à éviter T’Gatoi. Puis à fuguer – avant de comprendre qu’il n’y avait nulle part où aller. Pas dans la Réserve. Évidemment pas à l’extérieur. Par la suite, il s’était concentré sur l’obtention de sa part de tous les œufs qui entraient dans la maison et sur ma protection, d’une manière qui me l’avait rendu véritablement haïssable – une manière qui disait clairement que, du moment qu’il ne m’arrivait rien, il était, lui, à l’abri des Tlic.

« Comment c’était, franchement ? demanda-t-il en m’emboîtant le pas.

– J’ai tué un achti. Les petits l’ont mangé.

– Tu n’as pas foncé vomir dehors parce qu’ils ont mangé un achti.

– J’ai… je n’avais encore jamais vu quelqu’un se faire ouvrir le ventre. »

C’était vrai, et il n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Je ne pouvais pas parler du reste. Pas avec lui.

« Ah. »

Il me jeta un coup d’œil, comme s’il avait envie d’en dire davantage, mais resta silencieux. Nous marchions sans but réel. Vers l’arrière de la propriété, les cages, les champs.

« Il a dit quelque chose ? reprit Gui. Je parle de Lomas. »

De qui d’autre aurait-il bien pu s’agir ?

« Il a dit “T’Khotgif”. »

Mon interlocuteur frissonna.

« Si elle m’avait fait une chose pareille, je préférerais appeler n’importe qui d’autre.

– Tu l’appellerais, elle. Sa piqûre calmerait tes douleurs sans tuer les larves en toi.

– Tu crois que ça me dérangerait qu’elles se fassent tuer ? »

Non. Ça ne le dérangerait évidemment pas. Et moi ?

« Merde alors ! » Il inspira profondément. « Je les ai vues procéder. Tu as trouvé ce qui est arrivé à Lomas terrible ? C’était rien. » Je ne discutai pas. Il ne savait pas de quoi il parlait. Mais : « Je les ai vues manger un homme », ajouta-t-il.

Je me tournai pour lui faire face.

« Menteur !

– Je les ai vues manger un homme. » Pause. « Quand j’étais petit. J’étais allé chez les Hartmund, je rentrais à la maison. À mi-chemin, j’ai vu une Tlic et un homme, un N’Tlic. On était en terrain vallonné. J’ai réussi à me cacher pour regarder. La Tlic ne voulait pas ouvrir le type parce qu’elle n’avait pas de quoi nourrir les larves. Lui, il était incapable d’aller plus loin et il n’y avait pas de maison aux alentours. Il souffrait tellement qu’il lui a demandé de le tuer. Il l’a suppliée. Elle a fini par obtempérer. En lui tranchant la gorge. Un seul coup d’une seule griffe. J’ai vu les larves se frayer un chemin jusqu’à l’extérieur en mangeant le corps puis s’y enfouir de nouveau de la même manière. »

À ces mots, je revis la chair de Lomas, parasitée, grouillante.

« Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? » murmurai-je.

Il en eut l’air saisi, comme s’il avait oublié que je l’écoutais.

« Je ne sais pas.

– C’est juste après que tu t’es mis à fuguer, hein ?

– Oui. C’était idiot. Fuguer dans la Réserve. Dans une cage. »

Je secouai la tête et dis ce que j’aurais dû dire depuis longtemps :

« Elle ne te prendrait pas, Gui. Tu n’as pas à t’inquiéter.

– Elle me prendrait… s’il t’arrivait quelque chose.

– Non, elle prendrait Xuan Hoa. Hoa… en a envie. »

Elle n’en aurait plus envie si elle était restée pour voir ce qui arrivait à Lomas.

« Elles ne prennent pas les femmes », lâcha Gui, méprisant.

« Si, parfois. » Je lui jetai un coup d’œil. « En réalité, elles préfèrent les femmes. Tu devrais être là quand elles discutent entre elles. Il paraît que les femmes ont plus de graisse corporelle et que ça protège les larves. Mais la plupart du temps, elles prennent des hommes pour laisser les femmes porter leurs propres petits.

– De manière à obtenir la génération suivante d’hôtes animaux. »

Il était passé du mépris à l’amertume.

« Il n’y a pas que ça ! » protestai-je.

Vraiment ?

« Si je savais que ça allait m’arriver, je serais disposé à croire qu’il n’y a pas que ça, moi aussi.

– Mais c’est vrai ! »

Je me faisais l’effet d’un enfant. Tu parles d’un argument.

« Tu étais du même avis pendant que T’Gatoi sortait des vers du ventre de ce type ?

– Ce n’est pas censé se passer comme ça.

– Bien sûr que si. Tu n’étais pas censé le voir, c’est tout. Et T’Khotgif était censée opérer. Elle l’aurait piqué pour qu’il perde conscience et le processus aurait été moins douloureux. N’empêche qu’elle aurait ouvert Lomas, qu’elle aurait récupéré les larves et que si elle en avait oublié une, cette chose aurait empoisonné son hôte et l’aurait mangé de l’intérieur. »

À une époque, ma mère m’avait bel et bien dit de témoigner du respect à Gui, au motif que c’était mon aîné. Je m’éloignai de lui, plein de haine. À sa manière, il jubilait. Il ne risquait rien ; moi si. J’avais envie de le frapper, mais je n’étais pas sûr de supporter qu’il s’abstienne de riposter et se contente de me regarder avec une pitié méprisante.

Au lieu de me laisser m’enfuir, il me dépassa, grâce à ses longues jambes. J’avais maintenant l’impression de le suivre, moi.

« Je suis désolé », reprit-il. Je continuai mon chemin à grands pas, écœuré et furieux. « Ce sera sans doute moins terrible pour toi. T’Gatoi t’aime bien. Elle fera attention. » Cette fois, je fis demi-tour pour repartir en direction de la maison. C’était tout juste si je ne courais pas, dans l’espoir de lui échapper. « Elle l’a déjà fait ? » Il n’avait aucun mal à rester à ma hauteur. « Je veux dire, tu as le bon âge pour l’implantation. Elle l’a… ? »

Je le frappai. Je ne savais pas que j’allais l’attaquer, mais je crois que je voulais le tuer. S’il n’avait pas été plus grand et plus fort, sans doute l’aurais-je fait.

Il essaya de me tenir à l’écart, mais finit par être obligé de se défendre. Deux coups. Plus qu’assez. Je ne me rappelle pas être tombé ; simplement, quand je repris conscience, il n’était plus là. J’avais mal, mais ce n’était pas trop cher payé pour être débarrassé de lui.

Je me relevai et regagnai la maison d’un pas lent. L’obscurité régnait dans les pièces du fond. La cuisine était déserte. Ma mère et mes sœurs dormaient dans leurs chambres – ou faisaient semblant.

Lorsque j’entrai dans la cuisine, des voix, tlic et terrienne, me parvinrent de la pièce voisine. Ce qu’elles disaient m’était incompréhensible – je ne voulais pas le comprendre.

Je m’assis à table en attendant le silence. Une table lisse, usée, lourde et bien faite. Mon père l’avait fabriquée pour ma mère juste avant de mourir. Je me rappelais lui avoir traîné dans les jambes alors qu’il travaillait. Ça ne le dérangeait pas. J’étais maintenant accoudé à son œuvre et il me manquait. Je lui aurais parlé. Il l’avait fait trois fois pendant sa longue vie. Trois pontes. Trois fois, on l’avait ouvert puis recousu. Comment avait-il fait ? Comment quiconque faisait-il ?

Je me levai, sortis le fusil de sa cachette et me rassis avec. Il fallait le nettoyer et le graisser.

Je me contentai de le charger.

« Gan ? »

Sa progression sur le sol nu s’accompagnait d’une multitude de cliquetis, car chacun de ses membres en produisait un en se posant à son tour. Des vagues de cliquetis.

Elle s’approcha de la table, se souleva très haut pour moitié puis se jeta dessus. Il lui arrivait de bouger avec une telle fluidité qu’elle semblait liquide. Elle s’enroula en petite colline au milieu du plateau de bois et me considéra avant de prendre la parole avec douceur.

« Ça s’est mal passé. Tu n’aurais pas dû être là. Ce n’est pas forcément comme ça.

– Je sais.

– T’Khotgif… Ch’Khotgif, maintenant… la maladie va la tuer. Elle ne va pas vivre assez vieille pour élever ses enfants. Mais sa sœur va s’occuper d’eux et de Bram Lomas. »

Une sœur stérile. Une femelle fertile par portée. Perpétuant la famille. La sœur devait à Lomas davantage qu’elle ne pourrait jamais rembourser.

« Il va s’en sortir, alors ?

– Oui.

– Je me demande s’il le referait.

– Personne ne le lui demanderait. »

Je regardai droit dans les yeux jaunes. Je ne savais pas ce que j’y lisais et en comprenais ou ce que je ne faisais qu’y imaginer.

« Personne ne nous le demande jamais. Tu ne me l’as jamais demandé. »

Elle remua légèrement la tête.

« Qu’est-il arrivé à ta figure ?

– Rien. Rien d’important. »

Des yeux humains n’auraient sans doute pas distingué l’enflure dans l’obscurité. Seule une des lunes nous éclairait, de derrière la fenêtre, à l’autre bout de la pièce.

« Tu t’es servi du fusil pour tuer l’achti

– Oui.

– Et tu comptes t’en servir pour me tuer, moi ? »

Je la regardai, découpée par le clair de lune – enroulée avec grâce.

« Quel goût a le sang humain pour vous ? » Pas de réponse. « Je ne sais pas ce que vous êtes, murmurai-je. Je ne sais pas ce que nous sommes pour vous.  »

Le corps immobile, elle posa la tête sur le haut de l’enroulement.

« Tu me connais mieux que personne », dit-elle, toujours avec douceur. « À toi de décider.

– C’est ce qui est arrivé à ma figure.

– Hein ?

– Gui m’a harcelé jusqu’à ce que je décide de faire quelque chose. Ça n’a pas trop bien tourné. » Je déplaçai légèrement le fusil, amenant le canon en diagonale sous mon menton. « Au moins, c’était moi qui avais décidé.

– Comme tu vas décider, là.

– Demande-moi, Gatoi.

– Pour la vie de mes enfants ? »

Elle allait forcément dire quelque chose de ce genre. Elle savait manipuler les gens, Terriens et Tlic. Mais pas cette fois.

« Je ne veux pas être un hôte animal. Pas même le tien. »

La réponse fut longue à venir.

« Nous n’utilisons pratiquement plus d’hôtes animaux. Tu le sais pertinemment.

– Vous nous utilisez, nous.

– C’est vrai. Nous vous attendons de longues années, nous vous instruisons, nous unissons nos familles aux vôtres. » Elle s’agita nerveusement. « Tu sais très bien que vous n’êtes pas des animaux pour nous. » Je la regardai sans mot dire.

« Les animaux que nous utilisions autrefois se sont mis à tuer la plupart des œufs que nous implantions en eux bien avant l’arrivée de tes ancêtres, reprit-elle tout bas. Tu sais tout cela, Gan. La venue des tiens nous a permis de réapprendre ce que c’est que d’appartenir à un peuple sain et florissant. Quant à tes ancêtres, ils fuyaient leur monde natal, où leur propre espèce voulait soit les éliminer, soit les réduire en esclavage… Ils ont survécu grâce à nous. Nous les avons considérés comme des personnes et leur avons donné la Réserve alors qu’ils cherchaient toujours à nous éliminer en tant que vers. »

Le mot « vers » me fit sursauter. Je ne pus m’en empêcher, et elle ne put s’empêcher de le remarquer.

« Je vois, continua-t-elle avec calme. Tu préférerais vraiment mourir que de porter mes petits, Gan ? » Je ne répondis pas. « Faut-il que j’aille trouver Xuan Hoa ?

– Oui ! »

Hoa en avait envie. Qu’elle l’aie. Elle n’avait pas eu à regarder Lomas. Elle serait fière de ça… pas terrifiée.

T’Gatoi coula de la table jusqu’au sol, mouvement qui me saisit avec une violence presque excessive.

« Je vais dormir dans sa chambre. Et je lui dirai, cette nuit ou demain matin. »

Les choses allaient trop vite. Ma sœur. Elle m’avait élevé presque autant que ma mère et nous étions restés très proches – contrairement à ce qui s’était passé avec Gui. Désirer T’Gatoi n’empêchait pas Hoa de m’aimer.

« Attends, Gatoi ! »

La Tlic me regarda, décolla du sol près de la moitié de son corps et se tourna pour me faire face.

« Ce sont des problèmes d’adultes, Gan. Nous parlons de ma vie, de ma famille !

– Mais c’est… c’est ma sœur.

– J’ai fait ce que tu exigeais. Je t’ai demandé !

– Mais…

– Ce sera plus facile pour Hoa. Elle a toujours su qu’elle porterait d’autres vies en elle. »

Des vies humaines. De petits humains, qui un jour se nourriraient à son sein, pas à ses veines.

Je secouai la tête.

« Ne le lui fais pas, Gatoi. »

Je n’étais pas Gui, mais, apparemment, je pouvais le devenir sans le moindre effort ; je pouvais faire de Xuan Hoa mon bouclier. Serait-il plus facile de savoir que des vers rouges croissaient dans sa chair au lieu de la mienne ?

« Ne le fais pas à Hoa », répétai-je. T’Gatoi me regardait, parfaitement figée. Je détournai les yeux puis les replongeai dans les siens. « Fais-le moi, à moi. »

Quand je baissai le fusil dirigé vers ma gorge, elle se pencha en avant pour le prendre.

« Non, protestai-je.

– C’est la loi, objecta-t-elle.

– Laisse-le à la famille. Un de ses membres s’en servira peut-être un jour pour me sauver la vie. »

Elle attrapa l’arme par le canon, mais j’y restai cramponné. La traction me fit lever, dressé au-dessus d’elle.

« Laisse-le ici ! insistai-je. Si nous ne sommes pas vos animaux, si ce sont des problèmes d’adultes, accepte de prendre le risque. Les relations avec un partenaire comportent des risques, Gatoi. »

Il lui fut manifestement difficile de lâcher prise. Un frisson la parcourut tandis qu’une sorte de sifflement de détresse lui échappait. La pensée me vint qu’elle avait peur. Elle était d’âge à avoir vu ce que les armes à feu faisaient aux gens, et ses petits allaient se trouver dans la même maison que l’une de ces choses. L’existence des autres lui était inconnue. Elles n’avaient aucune importance dans le conflit qui nous opposait.

« Je vais implanter le premier œuf cette nuit même, annonça-t-elle pendant que je rangeais le fusil. Tu m’entends, Gan ? »

Si elle n’y avait pas été décidée, pourquoi m’aurait-elle donné un œuf entier alors que le reste de la famille en était réduit à se partager le second ? Pourquoi ma mère m’aurait-elle regardé comme si je la quittais et m’en allais où elle ne pouvait me suivre ? T’Gatoi s’imaginait-elle que je n’avais pas compris ?

« Je t’entends.

– Tout de suite ! »

Je me laissai pousser hors de la cuisine puis la précédai jusqu’à ma chambre. Le brusque sentiment d’urgence que trahissait sa voix ne me semblait pas feint.

« Tu l’aurais aussi fait à Hoa cette nuit même ! lançai-je, accusateur.

– Il faut que je le fasse à quelqu’un cette nuit même. »

Malgré son ardeur, je m’arrêtai en travers de son chemin.

« Et tu te fiches de savoir à qui ? »

Elle coula autour de moi puis dans ma chambre, où je la retrouvai à m’attendre sur notre sofa commun. Rien dans la chambre de Hoa n’était adapté à cet usage. T’Gatoi le lui aurait fait par terre. La simple pensée qu’elle le lui fasse me gênait maintenant différemment. Une brusque colère m’envahit.

Je ne m’en déshabillai pas moins avant de m’allonger à son côté. Je savais quoi faire et à quoi m’attendre. On m’en avait parlé toute ma vie. Vint la piqûre narcotique familière, assez agréable. Puis le tâtonnement aveugle de l’ovipositeur. La perforation indolore, facile. Si facile. T’Gatoi ondulait lentement contre moi. Ses muscles forçaient l’œuf à passer de son corps au mien. Je me cramponnais à une de ses paires de membres, jusqu’au moment où je me rappelai que Lomas en avait fait autant. Le souvenir me fit lâcher prise. Je bougeai sans y penser, ce qui lui fit mal. Elle laissa échapper un cri de douleur étouffé qui me persuada que j’allais me retrouver instantanément emprisonné entre ses membres, mais il n’en fut rien. Alors je me cramponnai de nouveau à elle, curieusement honteux.

« Je suis désolé », murmurai-je. Elle me frotta les épaules avec quatre de ses membres. « Est-ce que ça compte pour toi ? Est-ce que ça compte que ce soit moi ? »

Long silence. Puis, enfin :

« C’est toi qui as choisi ce soir, Gan. Moi, je l’ai fait il y a longtemps.

– Tu serais allée trouver Hoa ?

– Oui. Comment pourrais-je confier mes enfants à la garde de quelqu’un qui les hait ?

– Ce n’était pas… de la haine.

– Je sais ce que c’était.

– J’avais peur. » Silence. « J’ai peur. »

Je pouvais l’admettre, à son intention, ici et maintenant.

« Mais tu es venu à moi… pour sauver Hoa.

– Oui. » J’appuyai le front contre elle. Velours frais, d’une trompeuse douceur. « Et pour te garder », ajoutai-je.

C’était vrai. Je n’y comprenais rien, mais c’était vrai.

Elle laissa échapper un léger fredonnement de satisfaction.

« Je n’arrivais pas à croire que j’avais commis une erreur pareille avec toi. Je t’ai choisi. Je croyais que tu en étais arrivé à me choisir aussi.

– Je l’avais fait, mais…

– Lomas.

– Oui.

– Je ne connais aucun Terrien qui ait assisté à une naissance et qui l’ait bien pris. C’est aussi arrivé à Gui, hein ?

– Oui.

– Les Terriens devraient être protégés de ce spectacle. »

Cette déclaration ne me plut pas. D’ailleurs, je doutais qu’il soit possible de la mettre en œuvre.

« Non, ils ne devraient pas en être protégés, on devrait le leur montrer, répondis-je. Dans leur enfance. Et plus d’une fois. Les Terriens ne sont jamais témoins des naissances les plus faciles, Gatoi. Tout ce que nous voyons, c’est les N’Tlic – la douleur, la terreur, la mort, parfois. »

Elle me regardait de haut.

« C’est quelque chose d’intime. Depuis toujours. »

Le ton de la riposte me dissuada d’insister – ajouté à la certitude que, si elle changeait d’avis, j’en serais peut-être le premier exemple public. Toutefois, j’avais planté la pensée dans son esprit. Sans doute y croîtrait-elle et Gatoi finirait-elle par expérimenter.

« Tu ne verras plus rien de ce genre, reprit-elle. Pas question que tu continues à envisager de me tuer. »

La faible quantité de liquide à s’introduire en moi en même temps que l’œuf me détendit aussi totalement qu’un œuf stérile. Je me rappelai le fusil entre mes mains, ma peur et ma répulsion, ma colère et mon désespoir – mais je me rappelai ces émotions sans les revivre. Je pouvais donc en parler.

« Je ne t’aurais pas tuée. Pas toi. »

On l’avait tirée de la chair de mon père quand il avait mon âge.

« Tu aurais pu, insista-t-elle.

– Pas toi. »

Elle se dressait entre nous et les siens, protectrice, intertisserande.

« Tu te serais détruit ? »

Je remuai prudemment, mal à l’aise.

« J’aurais pu. J’ai failli. C’est ça, la fugue de Gui. Je me demande s’il en est conscient.

– Hein ? » Je ne répondis pas. « Maintenant, tu vas vivre.

– Oui. »

Prends soin d’elle, disait toujours ma mère. Oui.

« Je suis jeune et en bonne santé, dit Gatoi. Je ne t’abandonnerai pas comme Lomas a été abandonné – seul, N’Tlic. Je prendrai soin de toi. »

Octavia E. Butler : Enfants de sang
  • Auteur : Octavia E. Butler
  • Titre : Enfants de sang
  • Titre original : Bloodchild
  • Publié dans : Asimov’s Science Fiction Magazine, juin 1984
  • Traduction : Michelle Charrier

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