« Le père truqué » (The Father-Thing) est une nouvelle de science-fiction inquiétante de Philip K. Dick publiée en décembre 1954 dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction. Charles, un garçon de huit ans, commence à soupçonner que son père vit un drame. Un soir, alors qu’il entre dans le garage, il assiste à une scène troublante : à côté de son père se trouve une réplique identique de celui-ci. Au dîner, Charles est confronté à la créature inquiétante qui, il en est convaincu, a usurpé la place de son père. L’incompréhension de sa mère et l’escalade des événements qu’elle provoque conduisent Charles à fuir la maison pour chercher de l’aide, déclenchant une lutte désespérée pour découvrir la vérité dans un environnement de plus en plus oppressant et terrifiant.
Le père truqué
Philip K. Dick
« Le dîner est servi, annonça Mrs. Walton. Va chercher ton père et dis-lui de se laver les mains. Même remarque en ce qui te concerne, mon bonhomme. » Elle posa une cocotte fumante sur la table de la cuisine soigneusement mise. « Tu le trouveras au garage. »
Charles hésita. Il n’avait que dix ans ; le problème avec lequel il était aux prises aurait confondu les plus grands savants.
« C’est que…» commença-t-il d’un ton incertain avant de s’interrompre.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » June Walton avait senti le malaise de son fils et posa une main sur sa poitrine opulente où naissait une soudaine inquiétude. « Comment, Ted n’est pas au garage ? Mais je l’ai vu il y a une minute, en train d’aiguiser le taille-haie… j’espère qu’il n’est pas allé voir les Anderson ! Je lui ai dit que le dîner était pratiquement prêt !
— Si, il est au garage, dit Charles. Seulement… il se parle à lui-même.
— Tu veux dire qu’il parle tout seul ? » Elle ôta son tablier en plastique de couleur vive et le suspendit au bouton de la porte.
« Allons, ce n’est pas du tout son genre. Va lui dire de venir. » Elle emplit de café brûlant les tasses en porcelaine bleue et blanche, puis entreprit de déposer dans chaque assiette une louche de purée de maïs. « Alors, qu’est-ce que tu fabriques ? Vas-tu obéir oui ou non ?
— Je ne sais pas lequel prévenir, éructa Charles, au désespoir. Ils sont tous les deux pareils. »
Dans sa surprise, June Walton faillit laisser tomber sa casserole et, l’espace d’un instant, la purée de maïs tangua dangereusement. « Mon garçon…» entama-t-elle sévèrement. Mais à ce moment-là Ted Walton entra à grands pas dans la cuisine en humant le fumet du repas et en se frottant les mains. « Ah ! ah ! s’écria-t-il d’un air enjoué. Du ragoût d’agneau !
— De bœuf, corrigea June tout bas. Ted, qu’est-ce que tu faisais dehors ? »
Ted Walton s’assit à table avec entrain et déplia sa serviette.
« J’ai aiguisé le taille-haie, on dirait un rasoir. Et je l’ai huilé, en plus. Je ne te conseille pas d’y toucher ! Tu y laisserais la main. » C’était un bel homme d’une trentaine d’années à l’épaisse chevelure blonde, avec des bras musclés, des mains habiles, un visage carré et des yeux bruns pleins de vie. « Mmm… Il a l’air drôlement bon ce ragoût. Dure journée au bureau, aujourd’hui. Comme tous les vendredis. Le travail s’accumule, et tout doit être bouclé à cinq heures. Al McKinley prétend que dans le service, on pourrait avoir un rendement de 20 % supérieur si on s’organisait mieux pour prendre nos pauses-déjeuner. » Il fit signe à Charles d’approcher. « Viens manger. »
Mrs. Walton servit les petits pois congelés, puis s’assit sans hâte. « Ted, fit-elle, as-tu quelque chose en tête ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? » Il battit des paupières. « Non, rien de particulier. Le train-train habituel. Pourquoi ? »
Mal à l’aise, June jeta un regard à son fils. Celui-ci se tenait tout droit sur sa chaise, le visage dénué d’expression et blanc comme la craie. Il n’avait pas fait un geste depuis qu’il s’était assis. Il n’avait ni déplié sa serviette, ni même touché à son verre de lait. Il y avait de la tension dans l’air et Mrs. Walton le sentait bien. Le petit avait positionné sa chaise le plus loin possible de son père et elle le voyait tout contracté, la tête rentrée dans les épaules. Ses lèvres remuaient en silence, mais elle n’arrivait pas à déchiffrer les mots qu’il prononçait.
« Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-elle en se penchant vers lui.
— C’est l’autre, répondit-il d’une voix à peine audible. C’est l’autre qui est venu…
— Que veux-tu dire, mon chéri ? enchaîna June Walton à voix haute. Quel autre ? »
Ted sursauta. Une expression singulière se peignit fugitivement sur ses traits. Elle s’évanouit instantanément, mais le temps d’un éclair le visage de Ted Walton avait perdu tout caractère de familiarité ; il s’était mis à irradier une lueur glaciale, inhumaine, derrière laquelle grouillait une masse informe. Ses yeux s’étaient faits vagues, ils s’étaient enfoncés, et un lustre antédiluvien était venu voiler ses prunelles. Du mari trentenaire fatigué par sa journée de travail, l’espace d’une fraction de seconde, il n’était plus rien resté.
Puis tout redevint normal – ou presque. Ted sourit et se mit à engloutir son repas, riant, plaisantant, remuant son café… Mais il se passait quelque chose de terriblement anormal.
Les mains de Charles se mirent à trembler. Blême, il répéta sourdement : « L’autre », puis se leva brusquement et s’écarta de la table. « Va-t’en ! hurla-t-il. Va-t’en d’ici !
— Dis donc ! gronda Ted sur un ton menaçant. Qu’est-ce qui te prend ? » Il lui montra sévèrement sa place vide. « Tu vas me faire le plaisir de revenir à table. Ta mère n’a pas fait à manger pour rien. »
Mais Charles tourna le dos et s’enfuit en courant dans sa chambre. June Walton s’étrangla de stupeur. « Mais enfin… ? »
Ted se remit à manger, l’air tendu, le regard dur. « Ce gamin a besoin d’une bonne leçon, grinça-t-il. On va avoir une petite conversation, lui et moi, après le dîner…»
Charles était tapi sur le palier, l’oreille aux aguets.
La chose-père, le père truqué, montait l’escalier. Toujours plus près, toujours plus près de lui… « Charles ! lançait-il avec colère. Tu es là-haut ? »
Charles retourna sans bruit dans sa chambre et referma la porte, le cœur battant. Le père truqué atteignait le palier. Dans une seconde il passerait la porte…
Charles courut à la fenêtre, terrifié. La chose cherchait déjà le bouton de la porte dans la pénombre du couloir. L’enfant souleva la fenêtre à guillotine et sortit sur l’avant-toit. Puis il sauta et se reçut avec un grognement sourd sur les plates-bandes près de la porte d’entrée. Il chancela, le souffle coupé, puis se releva d’un bond et esquiva le flot de lumière jaune tombant de la fenêtre.
Il atteignit le garage, dont la forme sombre se profilait devant lui. Hors d’haleine, il prit dans sa poche sa lampe électrique et poussa précautionneusement la porte.
Vide. La voiture était garée dans l’allée. À gauche, l’établi de son père. Marteaux et scies accrochés aux murs en bois. Au fond, la tondeuse à gazon, un râteau, une pelle, une houe. Un bidon d’essence. Des plaques d’immatriculation clouées aux murs un peu partout. Le sol était en ciment, avec une grande tache d’huile au centre et des touffes de mauvaises herbes graisseuses et noires dans le rayon mouvant de sa lampe.
À l’entrée se trouvait une grande poubelle couverte de vieux journaux et de magazines détrempés ; quand Charles entreprit de les déplacer, ils dégagèrent une forte odeur de moisi. Des araignées tombèrent sur le sol et détalèrent ; il les écrasa puis continua ses recherches.
Ce qu’il trouva le fit hurler. Il laissa tomber sa lampe et fit un bond en arrière, affolé. Le garage fut instantanément plongé dans le noir. L’enfant se força à s’agenouiller et, pendant un moment qui lui parut durer une éternité, chercha à tâtons cette maudite lampe au milieu des araignées et des paquets d’herbe huileuse. Il finit par remettre la main dessus et réussit à en replonger le faisceau dans la poubelle, entre les piles de journaux qu’il avait écartés.
Il était là, parmi les feuilles mortes, les cartons déchirés et les vieux lambeaux de rideaux, toutes choses que sa mère avait descendues du grenier dans l’intention de les brûler un jour. Cela ressemblait encore un peu à son père – assez pour qu’il le reconnaisse. Charles en eut la nausée. Il s’agrippa au bord de la poubelle et ferma les yeux ; puis il finit par se reprendre. C’étaient bien les restes de son père – son vrai père. Les morceaux dont le père truqué n’avait pas eu besoin, et qu’il avait donc mis au rebut.
Il alla chercher le râteau et s’en servit pour remuer les restes. C’était tout sec. Cela craquait et s’émiettait au contact de l’instrument. On aurait dit une mue de serpent écailleuse et fragile, prête à tomber en poussière. Et qui ne contenait plus rien. Le plus important, l’intérieur, avait disparu. Il ne restait que ce petit tas de pelure cassante caché tout au fond du récipient. C’était tout ce qu’en avait laissé le père truqué. Le reste, il l’avait mangé. Il avait pris la substance de son père – et pris sa place par la même occasion.
Tout à coup, un bruit retentit au-dehors.
Charles laissa tomber le râteau et se précipita vers la porte. Le faux père venait dans l’allée, à l’aveuglette, en direction du garage. Le gravier crissait sous ses semelles.
« Charles ! jeta-t-il d’un ton irrité. Tu es là-dedans ? Attends un peu que je t’attrape ! »
La silhouette opulente de sa mère se détachait dans l’encadrement éclairé de la porte principale. « Ted, ne lui fais pas de mal. C’est quelque chose qui l’a bouleversé.
— Je ne vais rien lui faire », grinça le père truqué. Il s’arrêta, le temps de gratter une allumette. « Je te l’ai dit, je veux juste qu’on parle un peu, tous les deux. Je vais lui apprendre à se tenir, moi… Qu’est-ce que c’est que ces façons, de quitter la table, de sortir sur le toit, de se sauver alors qu’il fait nuit…» Charles se coula hors du garage. La lueur émise par l’allumette surprit son ombre mouvante. Le père truqué poussa un grondement et se jeta en avant. « Viens ici ! »
Charles s’élança. Il connaissait mieux les lieux que le père truqué ; celui-ci en savait long, il avait beaucoup puisé dans la substance de son vrai père, mais Charles, lui, connaissait les environs comme personne. Il sauta par-dessus la clôture, retomba chez les Anderson, longea à toute allure leur corde à linge puis emprunta l’allée, tourna au coin de la maison et déboucha dans Maple Street.
Tapi dans l’ombre, il écouta en retenant son souffle. Le père truqué ne l’avait pas suivi. Soit il avait fait demi-tour, soit il était passé par le portail et venait sur lui par le trottoir.
Charles inspira à fond, par saccades ; il ne fallait pas rester là. Tôt ou tard, l’autre le trouverait. Il regarda à droite et à gauche, s’assurant qu’il ne le guettait pas, puis repartit au pas de course.
« Qu’est-ce que tu veux ? » demanda Tony Peretti d’un ton agressif. Tony avait quatorze ans. Installé chez lui, à la table plaquée chêne de la salle à manger, tout entouré de crayons et de livres de classe, il finissait son Coca et son sandwich jambon-beurre de cacahouète. « Tu t’appelles Walton, c’est bien ça ? »
Pour se faire un peu d’argent de poche, après l’école Peretti déchargeait et sortait de leurs caisses des cuisinières et des réfrigérateurs chez Johnson, le magasin d’électroménager du centre-ville. C’était un costaud. Visage carré, cheveux noirs, teint olivâtre, dents très blanches. Charles s’était déjà fait rudoyer une ou deux fois par lui, mais de toute façon, Peretti avait dû casser la figure de tous les gamins du quartier.
Charles se tortilla, mal à l’aise. « Dis donc, Peretti… Tu voudrais pas me rendre un service ?
— Quel genre de service ? C’est des bleus que tu cherches ? »
L’air malheureux, les yeux rivés au plancher et les poings serrés, Charles lui résuma tout bas la situation.
Quand il eut terminé, l’autre laissa échapper un sifflement alarmé. « Tu ne te fiches pas de moi ?
— Non, te jure ! Viens, ajouta-t-il avec un mouvement de tête en direction de chez lui. Suis-moi, je vais te montrer. »
Peretti se leva lentement. « Ouais, fais-moi voir ça. Ça m’intrigue. »
Il alla chercher sa carabine à air comprimé dans sa chambre et tous deux remontèrent sans bruit la rue obscure jusque chez Charles. Ils n’échangèrent guère de commentaires. Peretti semblait plongé dans ses pensées et arborait un air sérieux, presque solennel. Charles, lui, était encore sous le choc, et se sentait la tête complètement vide.
Ils prirent par l’allée des Anderson, traversèrent leur jardin et sautèrent la clôture avant de s’introduire précautionneusement dans le jardin des Walton. Tout était silencieux. La porte d’entrée était close.
Ils risquèrent un coup d’œil par la fenêtre du salon, dont les stores tirés ménageaient tout de même un petit espace par lequel s’échappait un rai de lumière dorée. Sur le canapé, Mrs. Walton raccommodait un tee-shirt en coton. Face à elle, le père truqué était confortablement installé dans le fauteuil du vrai père de Charles ; il avait ôté ses souliers et lisait le journal du soir. La télévision était allumée sans qu’aucun des deux lui prête attention. Sur un bras du fauteuil paternel était posée une boîte de bière. La pose était parfaitement imitée ; la chose avait décidément beaucoup appris.
« Ça lui ressemble drôlement, quand même ! commenta Peretti à voix basse. Tu es sûr que tu ne me fais pas marcher ? » soupçonna-t-il.
Alors Charles l’emmena au garage et lui indiqua la poubelle. Peretti y introduisit ses bras halés et en ramena la dépouille écailleuse et sèche. Elle se déploya progressivement jusqu’à reconstituer la forme générale du père de Charles. Elle était pâlie, presque transparente, fine et jaunie comme un vieux parchemin. L’image même de la sécheresse et de la mort.
« C’est tout ce qui en reste », murmura Charles. Les larmes lui montèrent aux yeux. « La chose a pris tout ce qu’il y avait dedans. »
Brusquement livide, Peretti renfonça les restes dans la poubelle d’une main tremblante. « Ça alors, marmotta-t-il. Et tu dis que tu les as vus ensemble ?
— Oui, en train de parler. Ils étaient exactement pareils. Je me suis sauvé dans la maison. » Il essuya ses larmes et renifla bruyamment. Il ne pouvait plus se retenir de pleurer. « C’est pendant que j’étais dans la cuisine qu’il a mangé mon père. Puis il est arrivé. Il faisait semblant d’être mon père, mais ce n’est pas vrai. Il l’a tué et il a mangé tout ce qu’il y avait à l’intérieur. »
Peretti resta quelques instants silencieux. « Tu sais quoi ? fit-il soudain. J’ai déjà entendu parler de ce genre de chose. Sale histoire. Il faut se servir de sa cervelle, et ne pas paniquer inutilement. Tu ne vas pas me dire que tu as la trouille ?
— Non, réussit à souffler Charles.
— La première chose à faire, c’est de trouver un moyen de le tuer. » Il secoua sa carabine. « Je ne sais pas si ça suffira. Ce truc doit être drôlement fort pour avoir pris possession de ton père comme ça. Parce que ton père, il était costaud. » Peretti réfléchit un instant. « Allons-nous-en d’ici. Il pourrait revenir. On dit que les assassins reviennent toujours sur les lieux du crime. »
Ils sortirent du garage. Peretti retourna s’accroupir devant la fenêtre du salon et jeta un regard à ses occupants. Mrs. Walton était maintenant debout et parlait avec animation. On distinguait sa voix. Le père truqué avait jeté son journal. Ils se disputaient.
« Bon sang ! criait le père truqué. Tu ne vas pas faire une bêtise pareille !
— Mais puisque je te dis qu’il se passe quelque chose, gémit-elle. Quelque chose de grave. Laisse-moi au moins téléphoner à l’hôpital.
— Je t’interdis d’appeler qui que ce soit. Il ne lui est rien arrivé du tout. Il traîne dans la rue, c’est tout. Il est allé s’amuser.
— Jamais il ne ressort si tard. Et jamais il ne désobéit. Il était bouleversé, il avait peur de toi…» Elle était manifestement au désespoir. Sa voix se brisa. « Et toi, qu’est-ce qui te prend ? Tu es si bizarre, tout à coup. » Elle se dirigea vers le couloir. « Je vais quand même appeler chez quelques-uns de nos voisins. »
Le père truqué la suivit du regard, furieux. Alors quelque chose d’atroce arriva. Charles s’étrangla et même Peretti en eut un hoquet de stupeur.
« Tu as vu ça ? souffla Charles. Qu’est-ce que…
— Mince alors ! » fit Peretti en ouvrant de grands yeux.
Dès que Mrs. Walton avait eu le dos tourné, le père truqué s’était affaissé dans le fauteuil ; tout flasque, la bouche ouverte, les yeux dans le vague, il avait laissé tomber son menton sur sa poitrine comme une poupée de chiffons abandonnée.
Peretti s’éloigna de la fenêtre. « C’est bien ce que je pensais.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? le pressa Charles, frappé de stupeur et d’effroi. On dirait qu’on l’a éteint.
— Exactement. » Peretti acquiesça lentement ; lui aussi avait l’air ébranlé. « Il est contrôlé de l’extérieur. »
Glacé d’horreur, Charles demanda : « Tu veux dire, de l’extérieur de notre monde, c’est ça ?
— Mais non. » Peretti secoua la tête d’un air dégoûté. « Depuis le jardin, quelque part. Tu es doué pour trouver les choses, toi ?
— Pas tellement. » Charles se concentra. « Mais je connais quelqu’un. » Il fouilla dans sa mémoire. « Bobby Daniels.
— Ce gamin noir, là ? Bon, on va le chercher. Il faut trouver ce qui vient de faire ça, ce qui le fait marcher…»
« Ça doit être autour du garage », dit Peretti au petit garçon noir tout fluet qui était accroupi près de lui dans l’ombre. « C’est là qu’il l’a pris. Commence par là.
— Par le garage lui-même ?
— Non, par les abords. Walton a déjà inspecté l’intérieur. À toi de chercher tout autour. »
Il y avait un petit parterre de fleurs sur le côté du garage, et plus loin, en direction de la maison, un bouquet de bambous enchevêtrés où l’on avait entreposé tout un tas de détritus. La lune s’était levée, nimbant le jardin d’une clarté froide et brumeuse.
« Faudrait qu’on trouve assez vite, intervint le petit Daniels, parce que moi, je dois rentrer à la maison. J’ai pas le droit de rester debout si tard. » Il avait à peu près le même âge que Charles. Dans les neuf ans.
« D’accord, opina Peretti. Alors mets-toi au boulot. » Tous trois se déployèrent et entreprirent de tout passer au peigne fin. Daniels procédait à une vitesse incroyable. Frêle, vautré dans les fleurs, il tâtait le sol avec des gestes si rapides qu’on avait à peine le temps de le voir faire ; il retournait les cailloux, regardait sous la maison, écartait les tiges, passait une main experte sur les feuilles et les brins d’herbe, fouillait les tas de compost et autres touffes de chiendent… Pas un pouce de terrain ne lui échappait.
Peretti ne tarda pas à déclarer forfait. « Moi, je vais faire le guet. C’est peut-être dangereux, ce qu’on fait. Le faux père pourrait venir nous en empêcher. » Sur ces mots, il alla se poster sur le pas de la porte de service, carabine en main, pendant que les deux autres continuaient de ratisser le jardin.
Charles allait lentement. Il était fatigué, il avait froid, et se sentait comme engourdi. Toute l’histoire lui paraissait incroyable ; le père truqué, ce qui était arrivé à son vrai père… C’est alors que toute sa terreur revint d’un coup : et si la même chose arrivait à sa mère ? Ou à lui ? Et pourquoi pas à tous les gens ? Si ça se trouvait, le monde entier allait subir le même sort…
« J’ai trouvé ! s’écria enfin la petite voix flûtée de Daniels. Venez vite ! »
Peretti releva le canon de son arme et se redressa avec circonspection. Charles s’empressa de rejoindre le petit Noir et l’éclaira de sa lampe.
Daniels avait soulevé une dalle en ciment. Sur la terre humide et pourrissante, le faisceau révéla un reflet métallique. C’était une chose mince et articulée, pourvue de pattes arquées qui fouissaient frénétiquement le sol. Elle était recouverte d’une espèce de blindage chitineux, comme les fourmis. Oui, une espèce d’insecte rouge sombre qui creusait le sol de toutes ses petites pattes avides, là, sous leurs yeux. Elle s’enfonçait rapidement. Sa queue acérée se démenait avec fureur tandis qu’elle se réfugiait dans le tunnel qu’elle pratiquait.
Peretti courut chercher le râteau au garage et s’en servit pour immobiliser la bête en lui appuyant sur la queue.
« Vite. Truffe-la de plomb ! »
Daniels s’empara de la carabine et visa. Le premier coup sectionna pratiquement la queue. La chose se contorsionna follement ; plusieurs de ses pattes se brisèrent. Elle faisait bien trente centimètres de long ; on aurait dit un mille-pattes géant. Elle cherchait désespérément à se frayer un chemin sous terre en traînant sa queue inutilisable derrière elle.
« Encore », ordonna Peretti.
Daniels manipula maladroitement l’arme et finit par tirer un second coup. La bête gigota et siffla de rage. Sa tête tressautait ; elle la tordit pour mordre le râteau qui la plaquait au sol. Ses méchants petits yeux noirs luisaient de haine. Un moment, elle tenta en vain de lutter contre le râteau. Puis soudain, sans avertissement, elle fut prise de convulsions terribles qui firent reculer les trois enfants apeurés.
Un bourdonnement retentit dans la tête de Charles. Une espèce de vibration métallique perçante, comme un milliard de fils de fer oscillant tous en même temps. Cela le jeta à terre, et le vacarme l’assourdit. Désorienté, il se remit debout en tremblant et recula précipitamment. Les autres faisaient de même, blêmes et tremblotants.
« Si on ne peut pas la tuer avec la carabine, on doit pouvoir la noyer, ou la brûler, ou lui enfoncer une aiguille dans le crâne…, hoqueta Peretti en raffermissant sa prise sur le râteau.
— J’ai un flacon de formol chez moi, dit Daniels en manipulant nerveusement la carabine. Je ne comprends pas très bien comment marche ce truc, et…»
Charles lui arracha la carabine des mains. « Je vais la tuer, moi ! »
Il s’accroupit, visa et posa le doigt sur la détente. La bête se démenait furieusement ; son champ de force lui martelait les tympans mais il se cramponna à son arme, crispa son doigt sur la détente…
« C’est bon, Charles ! » C’était la voix du père truqué.
Une étreinte paralysante se referma sur les poignets du gamin, qui lutta inutilement et lâcha la carabine. Puis le père truqué donna une bourrade à Peretti, qui s’écarta d’un bond. La créature délivrée se faufila triomphalement dans son trou.
« Tu vas avoir droit à la fessée, Charles, continua de débiter le père truqué. Qu’est-ce qui t’a pris ? Ta pauvre mère est dans tous ses états. »
Il était là depuis un moment, à les épier, tapi dans l’ombre… Maintenant, il entraînait impitoyablement Charles vers le garage en lui grondant à l’oreille de sa voix calme et dénuée d’expression, affreuse parodie de celle de son père : « Laisse-toi faire. Suis-moi au garage. C’est pour ton bien. »
Il lui soufflait au visage une haleine humide et glacée aux relents doux-amers de terreau putride.
« Tu l’as trouvé ? lança anxieusement sa mère en ouvrant la porte de derrière.
— Oui.
— Que vas-tu lui faire ?
— Lui donner une bonne fessée. Dans le garage. » Dans la pénombre, un léger sourire sans humour, totalement dénué d’émotion, joua brièvement sur les lèvres. « Retourne au salon, June. Je m’en occupe. C’est mon devoir de père. Toi, tu n’as jamais su le punir. »
La porte de derrière finit par se refermer. La lumière venue de l’intérieur ayant disparu, Peretti en profita pour chercher la carabine à tâtons. Instantanément, le père truqué se figea.
« Rentrez chez vous, vous autres », lança-t-il.
Mais Peretti restait sur place, indécis, l’arme bien en main.
« Allez ! répéta le père truqué. Pose-moi ce jouet et fiche le camp. » Lentement, il se dirigea vers Peretti, une main tendue, tirant Charles de l’autre. « Les carabines à air comprimé, c’est interdit en ville, je te signale. Est-ce que ton père est au courant ? Il y a un arrêté municipal. Je te conseille de me la donner, sinon…»
Peretti lui tira dans l’œil.
Le père truqué grogna et passa la main sur son œil crevé. Puis, tout d’un coup, il essaya d’attraper Peretti. Ce dernier s’éloigna dans l’allée et essayant de réarmer. Le père truqué lui sauta dessus et lui arracha l’arme des mains. Puis, sans dire un mot, il la fracassa contre le mur de la maison.
Libéré de son étreinte, Charles s’élança sans réfléchir. Où aller se cacher ? La chose lui barrait le chemin de la maison. Déjà, elle se rapprochait dangereusement en scrutant l’obscurité. Charles battit en retraite. Si seulement il y avait une cachette…
Les bambous.
Il se coula entre les vieux troncs élancés du bosquet, dont les frondaisons se refermèrent derrière lui avec un bruissement discret. Le père truqué fouillait dans ses poches ; il ne tarda pas à craquer une allumette, et ce fut bientôt toute la pochette qui s’enflamma.
« Charles, fit-il. Je sais que tu es quelque part par là. Il est inutile de te cacher. Tu ne fais qu’aggraver ta situation. »
Charles sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il se tapit au milieu des bambous, où achevaient de pourrir toutes sortes d’objets mis au rebut. Outre les mauvaises herbes, il y avait là des ordures ménagères, de vieux papiers, des cartons, des vêtements usagés, des planches, des boîtes de conserve, des bouteilles… le tout grouillant d’araignées et de salamandres.
Mais il y avait autre chose.
Une forme. Une forme immobile et muette, qui poussait au sommet du tas d’ordures comme un gros champignon nocturne. Un cylindre blanc, une sorte de masse pulpeuse qui luisait au clair de lune comme si elle était humide. Un cocon moisi, entouré de toiles d’araignées, d’où pointaient des bras et des jambes imparfaits ainsi qu’une tête indistincte et à demi formée. Les traits n’avaient pas commencé à se dessiner. Mais Charles comprit tout de suite ce que c’était.
Une fausse mère. Une mère truquée qui poussait là, dans le tas d’ordures humide entre garage et maison, à l’abri des hauts bambous.
Elle était presque achevée. Dans quelques jours elle arriverait à maturité. Ce n’était encore qu’une larve blanche et molle, un peu pâteuse. Mais le soleil l’assécherait, la réchaufferait, durcirait sa coquille, qui deviendrait plus foncée, plus solide. La chose émergerait alors de son cocon, et le jour où sa mère s’approcherait du garage… Derrière la mère truquée gisaient d’autres larves récemment déposées là par la bête. Elles étaient encore petites. À peine écloses. Charles repéra également l’endroit où le père truqué était lui-même venu à maturité. Avant de se confronter à son vrai père, dans le garage.
À demi engourdi, Charles entreprit de s’éloigner du tas de planches pourries, de déchets et de larves dont la substance blanchâtre et molle évoquait la chair des champignons ; sans forces, il voulut attraper la clôture… et recula en toute hâte.
Il y avait une autre larve. Celle-là, il ne l’avait pas vue en même temps que les autres. Peut-être parce qu’elle n’était plus blanche, mais sombre. La pulpe tendre et moite avait disparu. La larve était parvenue à terme. D’ailleurs, elle remua faiblement et agita le bras.
Le faux Charles.
Le rideau de bambous s’ouvrit et la main du père truqué se referma comme un étau autour de son poignet. « Ne bouge pas, fit-il. Tu es allé juste où il fallait. » De sa main libre, il arracha les derniers débris de cocon emmaillotant l’embryon. « Je vais l’aider à sortir. Il est encore un peu faible. »
Quand le dernier lambeau grisâtre fut écarté, la chose-Charles fit quelques pas mal assurés tandis que le père truqué lui ménageait un chemin jusqu’à Charles.
« Par ici, disait-il. Je le tiens. Quand tu auras mangé, tu te sentiras plus fort. »
Le Charles – truqué venait vers l’enfant d’un air goulu en ouvrant et refermant alternativement la bouche. Charles se débattit follement, mais la poigne du père truqué le maintenait fermement.
« Veux-tu arrêter ça tout de suite, intima ce dernier. Ce sera beaucoup plus facile pour toi si tu…»
Tout à coup, le père truqué poussa un cri et se convulsa. Il lâcha l’enfant et fit un pas chancelant en arrière. Tressautant de la tête aux pieds, il recula jusqu’au mur du garage, où il vint s’écraser, bras et jambes agités de mouvements brusques et désordonnés. Il tomba. L’espace d’un instant, il sauta sur place comme un poisson hors de l’eau, gémissant et tentant vainement de s’enfuir. Puis il s’immobilisa. La chose-Charles, elle, s’écroula en tas. Avachie sur le tas d’ordures, sous les arbres, elle resta là, l’air idiot.
Enfin le père truqué cessa tout mouvement. On n’entendait plus que le frou-frou des bambous caressés par le vent nocturne.
Charles se releva gauchement et regagna l’allée. Peretti et Daniels s’avançaient prudemment, les yeux écarquillés.
« Ne t’en approche pas, l’avertit Daniels d’une voix impérieuse. Elle n’est pas encore morte. Apparemment, ça prend un bout de temps.
— Qu’est-ce que vous avez fait ? » chuchota-t-il.
Daniels posa le baril de pétrole qu’il tenait en laissant échapper un soupir de soulagement. « On a trouvé ça dans le garage. Chez mes parents, en Virginie, on s’en servait pour les moustiques.
— Daniels a vidé le pétrole dans le tunnel de la bête, expliqua Peretti, encore tout impressionné. C’est lui qui a eu cette idée. »
Daniels tâta du pied la dépouille contorsionnée du père truqué. « Il est mort presque en même temps que la bête.
— L’autre va sûrement mourir aussi », ajouta Peretti, qui alla examiner sous les bambous les larves qui poussaient çà et là. Il enfonça le bout d’un bâton dans la poitrine de la chose-Charles, mais celle-ci ne bougea pas. « Mort.
— Autant aller jusqu’au bout », dit Daniels d’un air sérieux. Il repartit vers le garage, mais revint bientôt en traînant le lourd baril de pétrole. « Il a laissé tomber des allumettes dans l’allée. Va les chercher, Peretti. »
Ils s’entre-regardèrent.
« Ouais, t’as raison, répondit l’interpellé.
— On devrait quand même prendre le tuyau d’arrosage, intervint Charles. Au cas où le feu s’étendrait.
— On y va », conclut impatiemment Peretti, qui s’éloignait déjà.
Charles lui emboîta prestement le pas et ils se mirent en quête des allumettes au clair de lune.