Ray Bradbury : Un coup de tonnerre

Ray Bradbury : Un coup de tonnerre

Un coup de tonnerre est un chef-d’œuvre de science-fiction écrit par le célèbre auteur Ray Bradbury. Publié pour la première fois dans le magazine Collier’s le 28 juin 1952, puis rassemblé dans le livre The Golden Apples of the Sun (1953), il raconte l’histoire d’un groupe d’hommes qui voyagent dans le temps pour satisfaire leur désir de chasser un Tyrannosaurus rex. Au cours du voyage, un incident survient, qui entraîne des conséquences inattendues.

Ray Bradbury - El ruido de un trueno3

Un coup de tonnerre

Ray Bradbury
( Nouvelle complète )

L’écriteau sur le mur semblait bouger comme si Eckels le voyait à travers une nappe mouvante d’eau chaude. Son regard devint fixe, ses paupières se mirent à clignoter et l’écriteau s’inscrivit en lettres de feu sur leur écran obscur :

Soc. La chasse à travers les âges.
Partie de chasse dans le Passé.
Nous vous transportons.
Vous le tuez.

Un jet de phlegme chaud s’amassait dans la gorge d’Eckels ; il se racla la gorge et le cracha. Les muscles autour de sa bouche se crispèrent en un sourire pendant qu’il levait lentement la main et qu’au bout de ses doigts voletait un chèque de dix mille dollars qu’il tendit à l’homme assis derrière le guichet.

— Garantissez-vous qu’on en revienne vivant ?

— Nous ne garantissons rien, répondit l’employé, sauf les dinosaures. » Il se retourna. « Voici Mr Travis, votre guide dans le Passé. Il vous dira sur quoi et quand il faut tirer. S’il vous dit de ne pas tirer, il ne faut pas tirer. Si vous enfreignez les instructions, il y a une pénalité de dix mille dollars, à payer ferme. Peut-être aussi des poursuites gouvernementales à votre retour. »

Eckels jeta un regard à l’autre bout de la grande pièce sur l’amas de boîtes et de fils d’acier bourdonnants, enchevêtrés comme des serpents, sur ce foyer de lumière qui lançait des éclairs, tantôt orange, tantôt argentés, tantôt bleus. On entendait un crépitement pareil à un feu de joie brûlant le Temps lui-même, les années, le parchemin des calendriers, les heures empilées et jetées au feu.

Le simple contact d’une main aurait suffi pour que ce feu, en un clin d’œil, fasse un fameux retour sur lui-même. Eckels se rappela le topo de la notice qu’on lui avait envoyée au reçu de sa lettre. Hors de l’ombre et des cendres, de la poussière et de la houille, pareilles à des salamandres dorées, les années anciennes, les années de jeunesse devaient rejaillir ; des roses embaumer l’air à nouveau, les cheveux blancs redevenir d’un noir de jais, les rides s’effacer, tous et tout retourner à l’origine, fuir la mort à reculons, se précipiter vers leur commencement ; les soleils se lever à l’ouest et courir vers de glorieux couchants à l’est, des lunes croître et décroître contrairement à leurs habitudes, toutes les choses s’emboîter l’une dans l’autre comme des coffrets chinois, les lapins rentrer dans les chapeaux, tous et tout revenir en arrière, du néant qui suit la mort passer au moment même de la mort, puis à l’instant qui l’a précédée, retourner à la vie, vers le temps d’avant les commencements. Un geste de la main pouvait le faire, le moindre attouchement.

— Enfer et damnation, soupira Eckels, son mince visage éclairé par l’éclat de la Machine. Une vraie Machine à explorer le Temps ! » Il secoua la tête, « Mais j’y pense ! Si hier les élections avaient mal tourné, je devrais être ici actuellement en train de fuir les résultats. Dieu soit loué, Keith a vaincu. Ce sera un fameux président des États-Unis.

— Oui, approuva l’homme derrière le guichet. Nous l’avons échappé belle. Si Deutcher avait vaincu, nous aurions la pire des dictatures. Il est l’ennemi de tout ; militariste, antéchrist, hostile à tout ce qui est humain ou intellectuel. Des tas de gens sont venus nous voir, ici, pour rire soi-disant, mais c’était sérieux dans le fond. Ils disaient que si Deutcher devenait président, ils aimeraient mieux aller vivre en 1492. Évidemment, ce n’est pas notre métier de faire des caravanes de sauvetage, mais bien de préparer des parties de chasse. De toute façon, nous avons à présent Keith comme président. Tout ce dont vous avez à vous préoccuper aujourd’hui est de…

— Chasser mon dinosaure, conclut Eckels à sa place.

— Un Tyrannosaurus rex. Le Lézard du Tonnerre, le plus terrible monstre de l’histoire. Signez ce papier. Quoi qu’il arrive, nous ne sommes pas responsables. Ces dinosaures sont affamés. »

Eckels se fâcha tout rouge. « Vous essayez de me faire peur !

— Franchement, oui. Nous ne voulons pas de gars en proie à la panique dès le premier coup de fusil. Six guides ont été tués l’année dernière et une douzaine de chasseurs. Nous sommes ici pour vous fournir l’émotion la plus forte qu’ait jamais demandée un vrai chasseur, pour vous emmener soixante millions d’années en arrière, pour vous offrir la plus extraordinaire partie de chasse de tous les temps ! Votre chèque est encore là. Déchirez-le. »

Mr Eckels regarda longuement le chèque. Ses doigts se crispèrent.

— Bonne chance, dit l’homme derrière son guichet. Mr Travis, emmenez-le.

Ils traversèrent silencieusement la pièce, emportant leurs fusils, vers la Machine, vers la masse argentée, vers la lumière vrombissante.

Pour commencer, un jour et puis une nuit, et puis encore un jour et une nuit encore, puis ce fut le jour, la nuit, le jour, la nuit, le jour. Une semaine, un mois, une année, une décade, 2055 après Jésus-Christ, 2019, 1999, 1957 ! Partis ! La Machine vrombissait.

Ils mirent leur casque à oxygène et vérifièrent les joints.

Eckels, secoué sur sa chaise rembourrée, avait le visage pâle, la mâchoire contractée. Il sentait les trépidations dans ses bras et, en baissant les yeux, il vit ses mains raidies sur son nouveau fusil. Il y avait quatre hommes avec lui dans la Machine : Travis, le guide principal, son aide Lesperance, et deux autres chasseurs, Billings et Kramer. Ils se regardaient les uns les autres, et les années éclataient autour d’eux.

Eckels s’entendit dire : « Est-ce que ces fusils peuvent au moins tuer un dinosaure ? »

Travis répondit dans son casque radio : « Si vous le visez juste. Certains dinosaures ont deux cerveaux ; l’un dans la tête, l’autre loin derrière, dans la colonne vertébrale. Ne vous en préoccupez pas. C’est au petit bonheur la chance. Visez les deux premières fois les yeux, aveuglez-le si vous pouvez, puis occupez-vous du reste. »

La Machine ronflait. Le Temps ressemblait à un film déroulé à l’envers. Des soleils innombrables couraient dans le ciel, suivis par dix millions de lunes. « Bon Dieu, dit Eckels, le plus grand chasseur, qui ait jamais vécu nous envierait aujourd’hui. Quand on voit cela, l’Afrique ne vaut pas plus que l’Illinois. »

La Machine ralentit, le vacarme qu’elle faisait se transforma en murmure. Elle s’arrêta.

Le soleil se fixa dans le ciel.

Le brouillard qui avait entouré la Machine se dispersa et ils se trouvèrent dans des temps anciens, très anciens en vérité, trois chasseurs et deux guides avec leurs fusils d’acier posés sur leurs genoux.

— Le Christ n’est pas encore né, dit Travis. Moïse n’est pas encore monté sur la montagne pour y parler avec Dieu. Les Pyramides sont encore dans les carrières attendant qu’on vienne les tailler et qu’on les érige. Pensez un peu : Alexandre, César, Napoléon, Hitler, aucun d’eux n’existe encore.

D’un signe de tête les hommes approuvèrent.

— Ceci, Mr Travis souligna ses paroles d’un large geste, c’est la jungle d’il y a soixante millions deux mille cinquante-cinq années avant le président Keith.

Il montra une passerelle métallique qui pénétrait dans une végétation sauvage, par-dessus les marais fumants de vapeur, parmi les fougères géantes et les palmiers.

— Et cela, dit-il, c’est la Passerelle posée à six pouces au-dessus de la terre. Elle ne touche ni fleur ni arbre, pas même un brin d’herbe. Elle est construite dans un métal « antigravitation ». Son but est de vous empêcher de toucher quoi que ce soit de ce monde du Passé. Restez sur la Passerelle. Ne la quittez pas. Je répète. Ne la quittez pas. Sous aucun prétexte. Si vous tombez au-dehors vous aurez une amende. Et ne tirez sur aucun animal à moins qu’on ne vous dise que vous pouvez le faire.

— Pourquoi ? demanda Eckels.

Ils étaient dans la plus ancienne des solitudes. Des cris d’oiseaux lointains arrivaient sur les ailes du vent et il y avait une odeur de goudron, de sel marin, d’herbes moisies et de fleurs couleur de sang.

— Nous n’avons pas envie de changer le Futur. Nous n’appartenons pas à ce Passé. Le gouvernement n’aime pas beaucoup nous savoir ici. Nous devons payer de sérieux pots-de-vin pour garder notre autorisation. Une Machine à explorer le Temps est une affaire sacrément dangereuse. Si on l’ignore, on peut tuer un animal important, un petit oiseau, un poisson, une fleur même et détruire du même coup un chaînon important d’une espèce à venir.

— Ce n’est pas très clair, dit Eckels.

— Bon, expliqua Travis, supposons qu’accidentellement, nous détruisons une souris ici. Cela signifie que nous détruisons en même temps tous les descendants futurs de cette souris. C’est clair ?

— C’est clair.

— Et tous les descendants des descendants des descendants de cette souris aussi. D’un coup de pied malheureux, vous faites disparaître une, puis une douzaine, un millier, un million de souris à venir !

— Bon, disons qu’elles sont mortes, approuva Eckels, et puis ?

— Et puis ?… » Travis haussa tranquillement les épaules. « Eh bien, qu’arrivera-t-il des renards qui ont besoin de ces souris pour vivre ? Privé de la nourriture que représentent dix renards, un lion meurt de faim. Un lion de moins et toutes sortes d’insectes, des aigles, des millions d’êtres minuscules, sont voués à la destruction, au chaos. Et voici ce qui pourrait arriver cinquante-cinq millions d’années plus tard : un homme des cavernes – un parmi une douzaine dans le monde entier – va chasser, pour se nourrir, un sanglier ou un tigre ; mais vous, cher ami, vous avez détruit tous les tigres de cette région. En tuant une souris. Et l’homme des cavernes meurt de faim. Et cet homme des cavernes n’est pas un homme parmi tant d’autres. Non ! Il représente toute une nation à venir. De ses entrailles auraient pu naître dix fils. Et ceux-ci auraient eu, à leur tour, une centaine de fils à eux tous. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une civilisation naisse. Détruisez cet homme et vous détruisez une race, un peuple, toute une partie de l’histoire de l’humanité. C’est comme si vous égorgiez quelques-uns des petits-fils d’Adam. Le poids de votre pied sur une souris peut déchaîner un tremblement de terre dont les suites peuvent ébranler, jusqu’à leurs bases, notre terre et nos destinées, dans les temps à venir. Un homme des cavernes meurt à présent et des millions d’hommes qui ne sont pas encore nés, périssent dans ses entrailles. Peut-être Rome ne s’élèvera-t-elle jamais sur ses sept collines. Peut-être l’Europe restera-t-elle pour toujours une forêt vierge et seule l’Asie se peuplera, deviendra vigoureuse et féconde. Écrasez une souris et vous démolissez les Pyramides. Marchez sur une souris et vous laissez votre empreinte, telle une énorme crevasse, pour l’éternité. La reine Elisabeth pourrait ne jamais naître, Washington ne jamais traverser le Delaware, les États-Unis ne jamais figurer sur aucune carte géographique. Aussi, prenez garde. Restez sur la Passerelle. Ne faites pas un pas en dehors !

— Je vois en effet, dit Eckels. Ce serait grave, même si nous ne touchions qu’un brin d’herbe ?

— C’est bien cela. Écraser une petite plante de rien du tout peut avoir des conséquences incalculables. Une petite erreur ici peut faire boule de neige et avoir des répercussions disproportionnées dans soixante millions d’années. Évidemment, notre théorie peut être fausse. Peut-être n’avons-nous aucun pouvoir sur le temps ; peut-être encore le changement que nous provoquerions n’aurait-il lieu que dans des détails plus subtils. Une souris morte ici peut provoquer ailleurs le changement d’un insecte, un déséquilibre dans les populations à venir, une mauvaise récolte un jour lointain, une balance économique déficitaire, une famine et finalement changer l’âme même d’une société à l’autre bout du monde. Ou bien quelque chose de plus subtil encore : un souffle d’air plus doux, un murmure, un rien, pollen égaré dans l’air une différence si légère, si légère qu’on ne pourrait s’en apercevoir à moins d’avoir le nez dessus. Qui sait ? Qui peut honnêtement se vanter de le savoir ? Nous l’ignorons. Nous n’en sommes qu’à des conjectures. Mais tant que nous nageons dans l’incertitude sur la tempête ou le léger frémissement que peut créer notre incursion dans le Temps, nous devons être bougrement prudents. Cette Machine, cette Passerelle, vos habits, ont été stérilisés, votre peau désinfectée avant le départ. Nous portons ces casques à oxygène, pour qu’aucune des bactéries que nous pourrions transporter ne risque de pénétrer dans ce monde du passé.

— Comment savoir, dans ce cas, sur quels animaux tirer ?

— Ils ont été marqués à la peinture rouge, répondit Travis. Aujourd’hui, avant notre départ, nous avons envoyé Lesperance avec la Machine, ici. Il nous a précédés dans cette époque du Passé et a suivi à la trace quelques-uns des animaux.

— Vous voulez dire qu’il les a étudiés ?

— C’est cela même, approuva Lesperance. Je les ai observés tout au long de leur existence. Peu vivent vieux. J’ai noté leurs saisons d’amour. Rares. La vie est courte. Quand j’en trouvais un qui allait être écrasé par la chute d’un arbre ou qui allait se noyer dans une mare de goudron, je notais l’heure exacte, la minute, la seconde. Je lançais sur lui une cartouche de peinture. Elle laissait une grosse tache sur sa peau. Impossible de ne pas la voir.

Puis j’ai calculé le moment de notre arrivée dans le Passé, pour que nous rencontrions le Monstre deux minutes à peine avant l’heure où de toute façon il devait mourir. Nous tuons ainsi seulement des animaux déjà sacrifiés qui ne devaient plus se reproduire. Vous voyez jusqu’où nous poussons la prudence !

— Mais si vous n’êtes revenu que ce matin dans le déroulement du Temps, réplique avec passion Eckels, vous avez dû être projeté, télescopé à travers nous, à travers notre groupe sur le chemin du retour. Comment tout cela a-t-il tourné ? Notre expédition a-t-elle réussi ? Avons-nous réussi à nous en tirer tous, indemnes ?

Travis et Lesperance échangèrent un regard.

— Ce serait un paradoxe, dit le second d’entre eux. Le Temps ne souffrirait pas un tel gâchis, la rencontre d’un homme avec lui-même. Lorsque de telles possibilités se présentent, le Temps fait un écart sur lui-même. Comme un avion s’écarte de sa trajectoire en rencontrant une poche d’air. Avez-vous senti la Machine faire un bond juste au moment où elle allait s’arrêter ? C’était nous-mêmes, nous croisant sur le chemin du retour. Nous n’avons rien vu. Il nous serait impossible de dire si notre expédition a été un succès, si nous avons réussi à tuer notre monstre ou si nous avons réussi tous – je pense spécialement à vous, Mr Eckels – à nous en tirer vivants.

Eckels sourit sans enthousiasme.

— Assez là-dessus, coupa court Travis. Tout le monde debout !

Ils étaient prêts à quitter la Machine.

La jungle autour d’eux était haute et vaste et le monde entier n’était qu’une jungle pour l’éternité. Des sons s’entrecroisaient formant comme une musique et le ciel était rempli de lourdes voiles flottantes : c’étaient des ptérodactyles s’élevant sur leurs grandes ailes grises, chauves-souris gigantesques échappées d’une nuit de délire et de cauchemar. Eckels se balançait sur l’étroite passerelle, pointant son fusil ici et là, en matière de jeu.

— Arrêtez ça ! s’écria Travis. Ce n’est pas une plaisanterie à faire ! Si par malheur votre fusil partait !…

Eckels devint écarlate. « Je ne vois toujours pas notre Tyrannosaure… »

Lesperance regarda son bracelet-montre, « Préparez-vous. Nous allons croiser sa route dans soixante secondes. Faites attention à la peinture rouge, pour l’amour de Dieu. Ne tirez pas avant que nous vous fassions signe. Restez sur la Passerelle. Restez sur la Passerelle ! »

Ils avancèrent dans le vent du matin.

— Étrange, murmura Eckels. À soixante millions d’années d’ici, le jour des élections présidentielles est passé. Keith est élu président. Le peuple est en liesse. Et nous sommes ici : un million d’années en arrière et tout cela n’existe même plus. Toutes les choses pour lesquelles nous nous sommes fait du souci pendant des mois, toute une vie durant, ne sont pas encore nées, sont presque impensables.

— Soyez sur vos gardes ! commanda Travis. Premier à tirer, vous, Eckels. Second, Billings. Troisième, Kramer.

— J’ai chassé le tigre, le sanglier, le buffle, l’éléphant, mais cette fois, doux Jésus, ça y est, s’exclama Eckels, je tremble comme un gosse.

— Ah, fit Travis.

Ils s’arrêtèrent.

Travis leva la main. « Devant nous, chuchota-t-il. Dans le brouillard. Il est là. Il est là, Sa Majesté, le Tyrannosaure. »

La vaste jungle était pleine de gazouillements, de bruissements, de murmures, de soupirs.

Et soudain, tout se tut comme si quelqu’un avait claqué une porte.

Le silence.

Un coup de tonnerre.

Sortant du brouillard, à une centaine de mètres, le Tyrannosaure rex avançait.

— Sainte Vierge, murmura Eckels.

— Chut !

Il arrivait planté sur d’énormes pattes, à larges enjambées, bondissant lourdement. Il dépassait d’une trentaine de pas la moitié des arbres, gigantesque divinité maléfique, portant ses délicates pattes de devant repliées contre sa poitrine huileuse de reptile. Par contre, chacune de ses pattes de derrière était un véritable piston, une masse d’os, pesant mille livres, enserrée dans un réseau de muscles puissants, recouverte d’une peau caillouteuse et brillante, semblable à l’armure d’un terrible guerrier. Chaque cuisse représentait un poids d’une tonne de chair, d’ivoire et de mailles d’acier. Et de l’énorme cage thoracique sortaient ces deux pattes délicates, qui se balançaient devant lui, terminées par de vraies mains qui auraient pu soulever les hommes comme des jouets, pendant que l’animal aurait courbé son cou de serpent pour les examiner. Et la tête elle-même était une pierre sculptée d’au moins une tonne portée allègrement dans le ciel. La bouche béante laissait voir une rangée de dents acérées comme des poignards. L’animal roulait ses yeux, grands comme des œufs d’autruche, vides de toute expression, si ce n’est celle de la faim. Il ferma sa mâchoire avec un grincement de mort. Il courait, les os de son bassin écrasant les buissons, déracinant les arbres, ses pattes enfonçant la terre molle, y imprimant des traces profondes de six pouces. Il courait d’un pas glissant comme s’il exécutait une figure de ballet, incroyablement rapide et agile pour ses dix tonnes. Il avança prudemment dans cette arène ensoleillée, ses belles mains de reptile prospectant l’air.

— Mon Dieu ! » Eckels se mordit les lèvres. « Il pourrait se dresser sur ses pattes et saisir la lune.

— Chut ! » fit Travis furieux, il ne nous a pas encore vus.

— On ne pourra jamais le tuer. » Eckels prononça ce verdict calmement comme si aucun argument ne pouvait lui être opposé. Le fusil dans sa main lui semblait une arme d’enfant. « Nous avons été fous de venir. C’est impossible.

— Taisez-vous enfin ! souffla Travis.

— Quel cauchemar !

— Allez-vous-en, ordonna Travis. Allez tranquillement dans la Machine. Nous vous rendrons la moitié de votre argent.

— Je n’aurais jamais pensé qu’il fût si grand, dit Eckels. Je me suis trompé. Je veux partir d’ici.

— Il nous a vus.

— La peinture rouge est bien sur sa poitrine. »

Le Lézard du Tonnerre se dressa sur ses pattes. Son armure brillait de mille éclats verts, métalliques. Dans tous les replis de sa peau, la boue gluante fumait et de petits insectes y grouillaient de telle façon que le corps entier semblait bouger et onduler même quand le Monstre restait immobile. Il empestait. Une puanteur de viande pourrie se répandit sur la savane.

— Sortez-moi de là, s’écria Eckels. Je n’ai jamais été dans cet état. Je savais toujours que je m’en sortirais vivant. J’avais des bons guides, c’étaient des vraies parties de chasse, j’avais confiance. Cette fois-ci, j’ai mal calculé. Je suis hors du jeu et le reconnais. C’est plus que je ne peux supporter.

— Ne vous affolez pas. Retournez sur vos pas. Attendez-nous dans la Machine.

— Oui. » Eckels semblait engourdi. Il regardait ses pieds comme s’ils étaient rivés au sol. Il poussa un gémissement d’impuissance.

— Eckels !

Il fit quelques pas, tâtonnant comme un aveugle.

— Pas par là !

Le Monstre, dès qu’il les vit bouger, se jeta en avant en poussant un terrible cri. En quatre secondes, il couvrit une centaine de mètres. Les hommes visèrent aussitôt et firent feu. Un souffle puissant sortit de la bouche du Monstre les plongeant dans une puanteur de bave et de sang décomposé. Il rugit et ses dents brillèrent au soleil.

Eckels, sans se retourner, marcha comme un aveugle vers le bout de la Passerelle ; traînant son fusil dans sa main, il descendit de la Passerelle et marcha sans même s’en rendre compte dans la jungle. Ses pieds s’enfonçaient dans la mousse verte. Il se laissait porter par eux, et il se sentit seul, et loin de tout ce qu’il laissait derrière lui.

Les carabines tirèrent à nouveau. Leur bruit se perdit dans le vacarme de tonnerre que faisait le lézard. Le levier puissant de la queue du reptile se mit en marche, balaya la terre autour de lui. Les arbres explosèrent en nuages de feuilles et de branches. Le Monstre étendit ses mains presque humaines pour étreindre les hommes, les tordre, les écraser comme des baies, les fourrer entre ses mâchoires, pour apaiser son gosier gémissant. Ses yeux globuleux étaient à présent au niveau des hommes. Ils pouvaient s’y mirer dedans. Ils firent feu sur les paupières métalliques, sur l’iris d’un noir luisant.

Comme une idole de pierre, comme une avalanche de rochers, le Tyrannosaure s’écroula. Avec un terrible bruit, arrachant les arbres qu’il avait étreints, arrachant et tordant la Passerelle d’acier. Les hommes se précipitèrent en arrière. Les dix tonnes de muscles, de pierre, heurtèrent la terre. Les hommes firent feu à nouveau. Le Monstre balaya encore une fois la terre de sa lourde queue, ouvrit ses mâchoires de serpent et ne bougea plus. Un jet de sang jaillit de son gosier. À l’intérieur de son corps, on entendit un bruit de liquide. Ses vomissures trempaient les chasseurs. Ils restaient immobiles, luisants de sang.

Le tonnerre avait cessé.

La jungle était silencieuse. Après l’avalanche, la calme paix des végétaux. Après le cauchemar, le matin.

Billings et Kramer s’étaient assis sur la Passerelle et vomissaient. Travis et Lesperance, debout, leurs carabines encore fumantes, juraient ferme.

Dans la Machine, face contre terre, Eckels, couché, tremblait. Il avait retrouvé le chemin de la Passerelle, était monté dans la Machine.

Travis revint lentement, jeta un coup d’œil sur Eckels, prit du coton hydrophile dans une boîte métallique, retourna vers les autres, assis sur la Passerelle.

— Nettoyez-vous.

Ils essuyèrent le sang sur leurs casques. Eux aussi, ils commencèrent à jurer. Le Monstre gisait, montagne de chair compacte. À l’intérieur, on pouvait entendre des soupirs et des murmures pendant que le grand corps achevait de mourir, les organes s’enrayaient, des poches de liquide achevaient de se déverser dans des cavités ; tout finissait par se calmer, par s’éteindre à jamais. Cela ressemblait à l’arrêt d’une locomotive noyée, ou à la chaudière d’un bateau qu’on a laissée s’éteindre, toutes valves ouvertes, coincées. Les os craquèrent ; le poids de cette énorme masse avait cassé les délicates pattes de devant, prises sous elle. Le corps s’arrêta de trembler.

On entendit un terrible craquement encore. Tout en haut d’un arbre gigantesque, une branche énorme se cassa, tomba. Elle s’écrasa sur la bête morte.

— Et voilà ! » Lesperance consulta sa montre. « Juste à temps. C’est le gros arbre qui était destiné dès le début à tomber et à tuer l’animal. » Il regarda les deux chasseurs, « Voulez-vous la photo-trophée ?

— Quoi ?

— Vous avez le droit de prendre un témoignage pour le rapporter dans le Futur. Le corps doit rester sur place, là où il est mort, pour que les insectes, les oiseaux, les microbes le trouvent là où ils devaient le trouver. Tout à sa place. Le corps doit demeurer ici. Mais nous pouvons prendre une photo de vous à ses côtés. »

Les deux hommes essayèrent de rassembler leurs esprits, mais ils renoncèrent, secouant la tête.

Ils se laissèrent conduire le long de la Passerelle. Ils se laissèrent tomber lourdement sur les coussins de la Machine. Ils jetèrent encore un regard sur le Monstre déchu, la masse inerte, l’armure fumante à laquelle s’attaquaient déjà d’étranges oiseaux-reptiles et des insectes dorés.

Un bruit sur le plancher de la Machine les fit se redresser. Eckels, assis, continuait à frissonner.

— Excusez-moi, prononça-t-il enfin.

— Debout ! lui cria Travis.

Eckels se leva.

— Sortez sur la Passerelle, seul » Travis le menaçait de son fusil. « Ne revenez pas dans la Machine. Vous resterez ici ! »

Lesperance saisit le bras de Travis. « Attends…

— Ne te mêle pas de ça ! » Travis secoua la main sur son bras, « Ce fils de cochon a failli nous tuer. Mais ce n’est pas ça. Diable non. Ce sont ses souliers ! Regardez-les. Il est descendu de la Passerelle. C’est notre ruine ! Dieu seul sait ce que nous aurons à payer comme amende. Des dizaines de milliers de dollars d’assurance ! Nous garantissons que personne ne quittera la Passerelle. Il l’a quittée. Sacré idiot ! Nous devrons le signaler au gouvernement. Ils peuvent nous enlever notre licence de chasse. Et Dieu seul sait quelles suites cela aura sur le Temps, sur l’Histoire !

— Ne t’affole pas. Il n’a fait qu’emporter un peu de boue sur ses semelles.

— Qu’en sais-tu ? s’écria Travis. Nous ignorons tout ! C’est une sacrée énigme. Sortez, Eckels ! »

Eckels fouilla dans les poches de sa chemise. « Je payerai tout. Cent mille dollars ! »

Travis jeta un regard vers le carnet de chèques d’Eckels et cracha. « Sortez. Le Monstre est près de la Passerelle. Plongez vos bras jusqu’aux épaules dans sa gueule. Puis vous pourrez revenir avec nous.

— Ça n’a pas de sens !

— Le Monstre est mort, sale bâtard ! Les balles ! Nous ne pouvons pas laisser les balles derrière nous. Elles n’appartiennent pas au Passé ; elles peuvent changer quelque chose. Voici mon couteau. Récupérez-les. »

La vie de la jungle avait repris, elle était à nouveau pleine de murmures, de cris d’oiseaux. Eckels se retourna lentement pour regarder les restes de l’animal préhistorique, cette montagne de cauchemar et de terreur. Après un moment d’hésitation, comme un somnambule, il se traîna dehors, sur la Passerelle.

Il revint en frissonnant cinq minutes plus tard, ses bras couverts de sang jusqu’aux épaules. Il tendit les mains. Chacune renfermait un certain nombre de balles d’acier. Puis il s’écroula. Il resta sans mouvement là où il était tombé.

— Tu n’aurais pas dû lui faire faire ça, dit Lesperance.

— En es-tu si sûr ? C’est un peu tôt pour en juger. » Travis poussa légèrement le corps étendu, « Il vivra. Et une autre fois, il ne demandera plus à aller à des parties de chasse de ce calibre. Eh bien ? » Il fit péniblement un geste du pouce vers Lesperance. « Mets en marche. Rentrons ! »

1492. 1776. 1812.

Ils se lavèrent les mains et le visage. Ils changèrent leurs chemises et leurs pantalons tachés de sang caillé.

Eckels revenu à lui, debout, se taisait. Travis le regardait attentivement depuis quelques minutes.

— Avez-vous fini de me regarder ? s’écria Eckels. Je n’ai rien fait.

— Qu’en savez-vous ?

— Je suis descendu de la Passerelle, c’est tout et j’ai un peu de boue sur mes chaussures. Que voulez-vous que je fasse, me mettre à genoux et prier ?

— Vous devriez le faire. Je vous avertis, Eckels, je pourrais encore vous tuer. Mon fusil est prêt, chargé.

— Je suis innocent, je n’ai rien fait !

1999. 2000. 2055.

La Machine s’arrêta.

— Sortez, dit Travis.

Ils se trouvaient à nouveau dans la pièce d’où ils étaient partis. Elle était dans le même état où ils l’avaient laissée. Pas tout à fait le même cependant. Le même homme était bien assis derrière le guichet. Mais le guichet n’était pas tout à fait pareil lui non plus.

Travis jeta un regard rapide autour de lui. « Tout va bien ici ? fit-il sèchement.

— Tout va bien. Bon retour ! »

Travis était tendu. Il paraissait soupeser la poussière dans l’air, examiner la façon dont les rayons de soleil pénétraient à travers la haute fenêtre.

— Ça va, Eckels, vous pouvez partir. Et ne revenez jamais ! » Eckels était incapable de bouger.

— Vous m’entendez, dit Travis. Que regardez-vous ainsi ?

Eckels debout humait l’air et dans l’air, il y avait quelque chose, une nuance nouvelle, une variation chimique, si subtile, si légère que seul le frémissement de ses sens alertés l’en avertissait. Les couleurs – blanc, gris, bleu, orange – des murs, des meubles, du ciel derrière les vitres, étaient… étaient…

On sentait quelque chose dans l’air. Son corps tremblait, ses mains se crispaient. Par tous les pores de sa peau, il sentait cette chose étrange. Quelqu’un, quelque part, avait poussé un de ces sifflements qui ne s’adressent qu’au chien. Et son être entier se figeait aux écoutes.

Hors de cette pièce, derrière ce mur, derrière cet homme qui n’était pas tout à fait le même homme, assis derrière ce guichet qui n’était pas tout à fait le même guichet… il y avait tout un monde d’êtres, de choses…

Comment se présentait ce monde nouveau, on ne pouvait le deviner. Il le sentait en mouvement, là, derrière les murs comme un jeu d’échecs dont les pièces étaient poussées par un souffle violent. Mais un changement était visible déjà : l’écriteau imprimé, sur le mur, celui-là même qu’il avait lu tantôt, lorsqu’il avait pénétré pour la première fois dans ce bureau. On y lisait :

Soc. La chas à traver les âge
Parti de chas dans le Passé
Vou choisises l’animal.
Nou vou transportons.
Vou le tuez.

Eckels se laissa choir dans un fauteuil. Il se mit à gratter comme un fou la boue épaisse de ses chaussures. Il recueillit en tremblant une motte de terre. « Non, cela ne peut être. Non, pas une petite chose comme celle-ci.

Non !… »

Enchâssé dans la boue, jetant des éclairs verts, or et noirs, il y avait un papillon admirable et, bel et bien, mort.

— Pas une petite bête pareille, pas un papillon ! s’écria Eckels.

Une chose exquise tomba sur le sol, une petite chose qui aurait à peine fait pencher une balance, à peine renversé une pièce de domino, puis une rangée de pièces de plus en plus grandes, gigantesques, à travers les années et dans la suite des Temps. Eckels sentit sa tête tourner. Non, cela ne pouvait changer les choses. Tuer un papillon ne pouvait avoir une telle importance.

Et si pourtant cela était ?

Il sentit son visage se glacer. Les lèvres tremblantes, il demanda :

— Qui… qui a vaincu aux élections présidentielles hier ? L’homme derrière le guichet éclata de rire. « Vous vous moquez de moi ? Vous le savez bien. Deutcher naturellement ! Qui auriez-vous voulu d’autre ? Pas cette sacrée chiffe molle de Keith. Nous avons enfin un homme à poigne, un homme qui a du cœur au ventre, pardieu ! » L’employé s’arrêta. « Quelque chose ne va pas ? » Eckels balbutia, tomba à genoux. À quatre pattes, les doigts tremblants, il cherchait à saisir le papillon doré. « Ne pourrions-nous pas !… » Il essayait de se convaincre lui-même, de convaincre le monde entier, les employés, la Machine. « Ne pourrions-nous pas le ramener là-bas, lui rendre la vie ? Ne pourrions-nous pas recommencer ? Ne pourrions-nous… »

Il ne bougeait plus. Les yeux fermés, tremblant, il attendait. Il entendit le souffle lourd de Travis à travers la pièce, il l’entendit prendre la carabine, lever le cran d’arrêt, épauler l’arme.

Il y eut un coup de tonnerre.

Ray Bradbury : Un coup de tonnerre
  • Auteur : Ray Bradbury
  • Titre : Un coup de tonnerre
  • Titre original : A Sound of Thunder
  • Publié dans : Collier’s, 28 juin 1952
  • Apparaît dans : The Golden Apples of the Sun (1953)

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