Synopsis : Le Chat Blanc de Drumgunniol est une nouvelle de Sheridan Le Fanu, publiée le 2 avril 1870 dans le magazine All the Year Round. L’histoire est centrée sur le récit d’un instituteur irlandais, qui raconte les légendes et les superstitions entourant une vieille ferme dans une région isolée de l’Irlande. Dans ses souvenirs d’enfance, il évoque l’apparition d’une silhouette féminine spectrale et d’un mystérieux chat blanc, associés à des présages de mort dans sa famille.
Le Chat Blanc de Drumgunniol
Sheridan Le Fanu
(Nouvelle complète )
Il existe une célèbre histoire de chat blanc que nous connaissons tous depuis notre plus tendre enfance. Je vais vous rapporter, pour ma part, l’histoire d’un tout autre chat blanc qui n’a pas grand rapport avec cette aimable princesse ensorcelée qui, pour une saison, se métamorphosa. Le chat blanc dont je vais vous entretenir est autrement plus sinistre.
Le voyageur qui chemine de Limerick à Dublin, après avoir dépassé sur sa gauche les monts de Killaloe, aperçoit bien en vue la haute stature de la montagne du Gardien et se retrouve peu à peu cerné par une chaîne de collines plus basses. Il rencontre une plaine accidentée qui, graduellement, descend jusqu’à un niveau inférieur à sa route et seules quelques haies disséminées çà et là atténuent l’aspect sauvage et déprimant du paysage.
Il y a peu d’installations humaines qui élèvent vers le ciel leur ruban de fumée au-dessus de la plaine solitaire. On rencontre seulement parfois une habitation de torchis, coiffée d’un mauvais chaume, qui appartient à un « gros fermier », ainsi que l’on nomme les plus fortunés parmi les tenanciers dans la région de Munster. L’une d’elles se dresse dans un petit bosquet d’arbres, sur les bords d’un ruisseau vagabond, environ à mi-chemin entre les montagnes et la route qui va à Dublin. Des générations durant, elle a été occupée par des gens nommés Donovan.
Il m’était parvenu entre les mains quelques anciens documents irlandais que je désirais beaucoup étudier et comme je recherchais un professeur susceptible de m’initier à la langue locale, on me recommanda, très loin de là, mais à cette fin, un certain M. Donovan, homme rêveur, inoffensif et particulièrement lettré.
Je découvris qu’il avait fait ses classes comme boursier au Trinity College à Dublin. Pour l’instant, il vivait de son enseignement. Je suppose que le caractère spécifique de mes recherches flatta son nationalisme. Car il s’épancha très volontiers en ma compagnie des nombreuses pensées qu’il avait longuement mûries. Il me livra, de plus, des souvenirs sur sa contrée et sur les premières années de sa jeunesse. C’est lui qui m’enseigna cette histoire et il entre dans mes intentions de la rapporter dans les propres termes qu’il employa. Du moins ferai-je de mon mieux !
J’ai vu de mes propres yeux la vieille maison de ferme et son verger d’énormes pommiers moussus. J’ai parcouru du regard ce paysage caractéristique ; la tour, privée de son toit et ensevelie sous le lierre, proposait deux cents ans auparavant le refuge de ses murs contre pillages et rapines, et le « liss » envahi par les buissons, à peine cinquante pas plus loin, raconte les peines et les travaux d’un peuple disparu.
L’étendue solitaire des collines habillées d’ajoncs et de bruyères constitue une barrière très rapprochée, avec ses amoncellements de rochers gris et ses bouquets de chênes nains ou de bouleaux. La solitude de ces lieux les rend hautement propices au déroulement de quelque histoire surnaturelle. Je puis d’ailleurs m’imaginer sans peine cette région perçue au travers de la grisaille d’un matin d’hiver, voilée dans toute son immensité par les neiges, ou dans la mélancolie glorieuse d’un coucher de soleil en automne. Je la vois encore dans la glaciale splendeur d’un clair de lune et, dans tous les cas, il me semble qu’elle ne pouvait que suggérer à un être fait pour le rêve, tel que ce bon Dan Donovan, de multiples superstitions et l’entraîner dans les illusions les plus fantastiques. Mais je dois cependant signaler que jamais je n’ai rencontré de personnage plus candide et dont on pût moins mettre en doute la bonne foi.
Quand j’étais enfant, me raconta-t-il, et que je vivais à la maison à Drumgunniol, j’avais coutume de prendre avec moi mon Histoire romaine de Goldsmith et de me rendre à mon coin favori, la pierre plate, un lieu bien protégé par un buisson d’aubépine tout près d’un étang profond.
Cette pierre plate se trouvait dans un petit champ surplombé au nord par le vieux verger. Cet endroit tranquille et désert était propice à ma studieuse oisiveté.
Je lisais donc là, un beau jour, tout comme à l’ordinaire, et quand je commençai à me lasser, je me pris à regarder autour de moi et à rêver aux scènes héroïques que mon ouvrage me décrivait. J’étais tout aussi éveillé que je le suis en ce moment lorsque je vis une femme apparaître au coin du verger et descendre la pente. Elle portait une robe d’un gris lumineux, si longue qu’elle semblait balayer l’herbe derrière elle. Son maintien était d’une singularité telle, dans cette partie du monde où l’habillement féminin est précisément réglé par la coutume, que je ne pouvais détacher d’elle mes yeux. Son chemin la menait en diagonale d’un coin à l’autre du champ qui était de vaste superficie. Elle le suivit sans faire le moindre détour.
Lorsqu’elle se rapprocha, je pus remarquer qu’elle avait les pieds nus et qu’elle semblait regarder obstinément vers un point éloigné qui lui servait de guide. Si le petit lac ne s’était trouvé là, sa route m’aurait croisé à environ dix ou douze yards de l’endroit où j’étais assis. Mais au lieu d’arrêter sa marche sur la rive du lac, ainsi que je m’y attendais, elle poursuivit son chemin comme si elle ne concevait pas la présence de l’eau et je la vis, oui ! comme je vous vois, monsieur ! marcher à la surface de l’étang, et passer sans me voir à peu près à la distance que j’avais calculée.
Je faillis m’évanouir de terreur. J’avais seulement treize ans à l’époque, et je me souviens pourtant de chaque détail comme si cela s’était passé il y a seulement une heure.
La personne s’engagea dans une trouée de la haie au coin le plus éloigné du champ et je cessai de la voir. Il me restait à peine assez de force pour regagner la maison à la hâte. J’étais dans un tel état de nervosité, qui par la suite se transforma en maladie virulente, que durant trois semaines je ne quittai pas nos murs et que je ne pus supporter de rester seul durant un seul instant. Je ne pénétrai plus jamais dans ce champ tant était grande l’horreur que je prêtais depuis ce moment à chaque détail de son aspect. Même avec le temps, je crois bien qu’aujourd’hui je ne le traverserais pas.
Je reliais cette apparition à un événement mystérieux qui a singularisé notre famille durant huit ans avec une persistance toute particulière. Ce n’est point là un fantasme. Personne dans cette partie de la région ne l’ignore. Et tout le monde rapproche cet événement de ce que j’ai vu. Je vais vous raconter cela aussi exactement que je le pourrai et sans rien omettre.
Alors que j’avais dans les quatorze ans – c’était environ un an après que j’ai vu cette chose dans le champ près du lac –, nous attendions un soir mon père qui s’était rendu à la foire de Killaloe. Ma mère était restée debout pour l’accueillir et moi avec elle, car je n’aimais rien tant que les veilles de cette sorte. Mes frères et mes sœurs, de même que les domestiques de la ferme, étaient endormis dans leurs lits, exceptés ceux qui ramenaient le bétail à la maison depuis la foire. Ma mère et moi, nous étions assis au coin de la cheminée et nous bavardions tout en surveillant le repas de mon père, maintenu au chaud sur le feu. Nous savions qu’il serait de retour avant les hommes qui ramenaient le bétail car il était à cheval et il nous avait dit qu’il attendrait seulement que tout le monde soit bien en route et qu’ensuite il rentrerait directement.
Nous entendîmes enfin sa voix et le coup qu’il frappa contre la porte avec le manche plombé de son fouet. Ma mère le fit entrer. Je ne crois pas avoir jamais vu mon père ivre, ce qui est plus que n’en peuvent dire beaucoup d’hommes de la région. Mais il savait aussi bien qu’un autre boire son petit verre de whisky après le marché ou la foire, il rentrait d’ordinaire à la maison quelque peu joyeux ou pour le moins vaguement jovial, avec une belle couleur pourpre sur les joues.
Il était, ce soir-là, blême, triste et renfrogné. Il entra avec la selle et la bride à la main et il les jeta contre le mur, pas très loin de la porte. Puis il mit ses bras autour du cou de son épouse et l’embrassa avec tendresse.
« Bienvenu à la maison, Meehal, lui dit-elle en lui rendant affectueusement son baiser.
— Dieu te bénisse, ma chérie », répondit-il.
Après l’avoir embrassée encore une fois, il se tourna vers moi qui éprouvais une certaine jalousie pour cette préférence et le tirai par la main. J’étais petit et pas très lourd pour mon âge. Il me souleva, m’embrassa et tandis que j’avais encore les bras autour de son cou, il dit à ma mère :
« Mets le loquet, femme. »
Elle fit ce qu’il lui demandait. Il me reposa sur le sol avec tristesse et marcha vers le feu. Là, il s’installa sur un tabouret, tendit les pieds vers les braises de tourbe et se pencha, les mains sur les genoux.
« Allons, Mick chéri, dit ma mère dont l’inquiétude allait croissant, dites-moi comment s’est vendu le bétail. Avez-vous eu de la chance à cette foire ou bien est-ce donc qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? Avec le propriétaire ? Qu’est-ce qui vous tourmente, Mick, mon amour ?
— Il n’y a rien, Molly. Le bétail s’est vendu au mieux et il n’y a rien de changé entre le propriétaire et moi. Tout est dans l’ordre habituel. Aucun mal à trouver nulle part, non, rien.
— Bon, eh bien ! alors, Mick, puisqu’il en est ainsi, mettez-vous à votre soupe chaude, mangez-la et dites-nous s’il y a du nouveau.
— J’ai mangé en chemin, Molly, et je n’ai plus faim, répondit-il.
— Vous avez pris votre repas en chemin, alors que votre femme le tenait au chaud à la maison et vous attendait ! s’écria ma mère sur un ton de reproche.
— Vous prenez en mauvaise part ce que je vous dis, lui répondit mon père. Il m’est arrivé quelque chose qui me rend incapable d’avaler une seule bouchée et je n’ai nullement envie de vous déplaire, Molly, parce que je n’ai peut-être pas beaucoup de temps à passer encore avec vous. Je vais vous dire ce que j’ai vu. Ce que j’ai vu… c’est le Chat Blanc.
— Dieu nous garde de ce malheur ! » s’écria ma mère qui en un instant devint aussi pâle et aussi déprimée que mon père ; elle tâcha par la suite de se reprendre et dit en plaisantant : « Allons donc, vous êtes tout simplement en train de me faire marcher ! C’était certainement un lapin qui se prenait un peu de bon temps à travers le bois de Grady. Hier, Teigue a aperçu un énorme rat blanc dans la lande.
— Ce n’était ni un rat, ni un lapin que, moi, j’ai aperçu. Croyez-vous que j’aurais confondu un rat ou un lapin avec un gros chat blanc, doté de grands yeux verts qui avaient bien la taille d’un demi-penny ? Il avait le dos arqué et trottait à mes côtés. Si je m’étais arrêté, il se serait sûrement frotté les flancs contre mes mollets. Peut-être aurait-il bondi et m’aurait-il pris à la gorge, si c’est bien un chat et non pas quelque chose de pire ! »
Il termina son histoire sur un ton très bas en regardant fixement les flammes. Puis il éleva sa grosse main à deux reprises vers son front, car son visage était tout baigné de cette sueur que provoque la peur. Il soupira ou plutôt grogna sourdement.
La panique s’était à nouveau emparée de ma mère et parce qu’elle avait peur elle aussi, elle s’était mise à prier. Mon propre effroi était aussi terrible et j’étais sur le point de pleurer, car je n’ignorais rien de ce fameux Chat Blanc.
Ma mère tapota l’épaule de mon père afin de lui rendre courage. Elle se pencha sur lui, l’embrassa et à la fin éclata en sanglots. Il serrait ses mains dans les siennes et son affliction semblait extrêmement grande.
« Rien n’est entré avec moi dans la maison ? dit-il en se tournant vers moi et avec une voix très grave.
— Rien n’est entré, père, lui répondis-je, sinon la bride et la selle que vous aviez avec vous.
— Et rien ne s’est présenté devant la porte avec moi ? répéta-t-il.
— Rien du tout, répondis-je.
— Ça vaut mieux comme ça », dit mon père. Il fit le signe de croix et se mit à marmonner pour lui-même. Je compris qu’il récitait ses prières.
Ma mère attendit un peu qu’il ait terminé ses oraisons et lui demanda alors où il avait rencontré pour la première fois le Chat Blanc.
« Quand je chevauchais sur la bohereen. (Ce terme irlandais désigne la petite route qui conduit jusqu’aux bâtiments de ferme.) J’étais en train de me dire en moi-même que les domestiques étaient en route avec le bétail et qu’il n’y avait personne pour soigner le cheval qui me transportait. Je pensais que je pouvais tout aussi bien le laisser dans le champ en courbe en dessous. Et c’est là donc que je le laissai. Il était calme, sans un poil dressé. Il est vrai que je ne l’avais pas mené trop vivement en route. Je le laissai aller et je pris en main la selle et la bride. C’est au moment où je me retournai que je vis l’animal émerger des hautes herbes qui poussent sur le bord du sentier. Il le traversa en face de moi et ensuite, il se remit à aller d’un côté à l’autre, me fixant toujours avec ses yeux de braise. Je l’entendis miauler lorsqu’il m’accompagna, de plus près que vous pouvez vous imaginer, jusqu’à la porte où j’appelai et frappai pour que vous veniez m’ouvrir. »
Mais que pouvait-il donc bien y avoir dans un incident aussi bénin que mon père, ma mère, moi-même et, somme toute, chaque membre de notre petite communauté campagnarde assortissent d’un aussi funeste présage ? C’était que chacun d’entre nous était persuadé que mon père avait reçu, du fait de cette rencontre du Chat Blanc, l’avertissement de sa mort prochaine.
Dans le passé, l’augure n’avait jamais menti. Et il ne mentit pas davantage cette fois. Une semaine plus tard, mon père contracta une fièvre qui sévissait dans la région et avant un mois il était mort.
Mon bon ami, Dan Donovan, s’arrêta en ce point de son récit. Je m’aperçus qu’il était en train de prier car ses lèvres continuaient de se mouvoir et j’en conclus que c’était pour le repos de cette âme défunte.
Il reprit après quelques instants.
Il y a maintenant quatre-vingts ans que ce présage s’est attaché à ma famille. Quatre-vingts ? Non, ce n’est pas exact. Quatre-vingt-dix ans seraient certainement plus proches de la vérité. Au cours des premières années de ma jeunesse, j’en ai parlé à beaucoup de vieilles personnes qui avaient encore des souvenirs très précis de tout ce qui pouvait s’y rapporter. Cela s’était passé ainsi.
En ce temps-là, mon grand-oncle était propriétaire de la ferme de Drumgunniol. Il était beaucoup plus riche que mon père ou mon grand-père ne le furent après lui. En effet, il avait pris un bail à court terme sur Balraghan et il en avait tiré beaucoup d’argent. Mais la fortune n’a jamais rien fait pour adoucir un cœur qui est déjà dur et j’ai bien peur que mon grand-oncle ne fût un personnage cruel. De toute manière, il ne fait aucun doute que c’était un débauché et ce vice rend cruel. De plus, il buvait bien son compte, jurait et blasphémait lorsque quelque chose n’allait pas comme il le voulait et cela beaucoup trop, à mon avis, pour le salut de son âme. À cette époque, il y avait, dans la famille des Coleman, qui vivaient dans la montagne pas très loin de Capper Cullen, une très jolie fille. On m’a dit que maintenant les Coleman avaient complètement disparu, que la famille s’était éteinte. Les années de disette ont déterminé bien des changements.
Elle s’appelait Ellen Coleman. Ce n’était pas une famille bien riche. Mais, avec une pareille beauté, elle pouvait espérer un beau mariage. Et la pauvre, ce qui lui échut pourtant était bien le pire de ce qui pouvait lui arriver !
Con Donovan, mon grand-oncle – Dieu prenne son âme en pitié – l’avait aperçue au cours de ses randonnées dans les foires ou quelque part ailleurs. Il tomba amoureux d’elle. Qui n’en eût fait autant ?
Il l’abusa d’une façon éhontée. Il lui promit le mariage et la persuada de s’enfuir avec lui. Mais cela fait, il ne tint point sa parole. À la longue il se lassa d’elle et l’abandonna, puis se mit en tête de s’installer. Il épousa une fille de la famille des Collopy qui avait du bien : vingt-quatre vaches, soixante-dix moutons et quelque cent vingt chèvres.
Il se mit donc en ménage avec cette Mary Collopy et devint plus riche que jamais. Ellen Coleman mourut de chagrin, mais cela ne troubla pas davantage notre gros fermier.
Il aurait bien aimé avoir des enfants, mais il n’en eut pas et ce fut bien le seul mal qu’il supportât car n’importe quoi d’autre lui venait comme il le désirait.
Il revenait un soir de la foire de Nenagh. En ce temps-là, un cours d’eau sans profondeur traversait le chemin. On m’a appris que, depuis, on avait jeté un pont par-dessus. En été, le lit du ruisseau était bien souvent à sec, comme il passait devant la ferme de Drumgunniol sans trop se perdre en détours, cela faisait une sorte de chemin que l’on utilisait comme raccourci pour gagner la maison lorsqu’il n’y avait pas d’eau. Mon grand-oncle fit donc tourner son cheval dans le lit desséché. Lorsqu’il fut à la hauteur des deux frênes qui se trouvent près de la ferme, il fit à nouveau obliquer son cheval dans le champ qui borde le ruisseau avec l’intention de passer par la trouée qui se trouve à l’autre bout, sous le chêne. Il arriverait ainsi, pensait-il, à quelques centaines de pas de sa porte.
Comme il approchait de ce passage, il aperçut, ou peut-être crut-il apercevoir, quelque chose de blanc, pas plus haut que son chapeau, qui se glissa le long du sol d’un mouvement lent et dans la même direction, avec de temps à autre un bond léger. Sans qu’il sût de quoi il s’agissait, cela suivit le long de la haie et disparut à l’endroit que lui-même avait l’intention de rejoindre. Il rapporta que son cheval s’arrêta net lorsqu’il atteignit le passage. Il le talonna, le frappa, mais rien n’y fit. Il descendit donc pour le conduire par la bride, mais l’animal recula, rechigna et fut prit d’un fort tremblement. Le cavalier remonta alors en selle. Mais la peur de la bête ne cessa pas pour autant et elle résista aux caresses aussi bien qu’à la cravache.
Il faisait un brillant clair de lune et la résistance de son cheval irritait mon grand-oncle. Ne pouvant découvrir ce qui pouvait la motiver et exaspéré par le fait qu’il ne se trouvait qu’à quelques pas de sa maison, il perdit pour de bon le peu de patience qui lui restait. Il se mit à jouer du fouet et des éperons comme un forcené et accompagna ses coups de jurons et de blasphèmes.
C’est alors que, soudainement, le cheval partit de l’avant et Con Donovan, en passant sous la grosse branche du chêne, vit, sans pouvoir en douter, une femme qui se tenait près de lui sur son chemin. Elle étendait un bras et lorsqu’il passa tout près d’elle, elle lui donna de la main un coup sur les épaules. Cela le projeta vers l’avant sur l’encolure de sa monture. Cette dernière, prise d’un affolement sauvage, gagna la porte d’un seul galop et ne s’arrêta que là, tremblante et écumante.
Plus mort que vif, mon grand-oncle entra chez lui. Il choisit, après réflexion, de tout raconter de son histoire. Sa femme ne savait trop qu’en penser. Mais elle ne pouvait avoir aucun doute : quelque chose d’extrêmement funeste venait de se produire. Son mari s’affaiblit et tomba malade et il demanda bientôt que l’on aille quérir le prêtre. Lorsqu’on le conduisit à son lit, ce soir-là, on remarqua distinctement les marques de cinq doigts sur la chair de son épaule, à l’endroit où la main du fantôme l’avait atteint. Ces traces singulières qui avaient, selon ce qui a été rapporté, la couleur d’une peau atteinte de brûlures, étaient indélébiles et furent enterrées avec lui.
Quand il fut suffisamment remis du choc qu’il avait subi pour parler aux gens qui l’entouraient, il s’exprima comme un homme qui se trouve à sa dernière heure, dont le cœur est lourd et la conscience chargée. Il raconta l’histoire qui lui était arrivée, mais assura qu’il n’avait pas vu, ou tout au moins qu’il n’avait pas reconnu le visage de la personne qui se tenait dans le passage. Nul ne le crut. Il dit à ce sujet davantage de choses au prêtre qu’aux autres. Il avait certainement un secret à révéler, et aurait pu tout aussi bien le divulguer franchement, car tous les voisins savaient bien que le visage qu’il avait aperçu était celui de la défunte Ellen Coleman.
À partir de ce moment, mon oncle ne se remit jamais.
Quelque chose l’avait marqué. Il était désormais silencieux et brisé. Cette année-là, l’été fut précoce et, avec la chute de la première feuille, il mourut.
Il y eut évidemment une veillée funèbre tant était grande la notoriété d’un fermier qui possédait de telles richesses. Pour on ne sait trop quelle raison, les arrangements de cette cérémonie furent un peu différents de ce qu’ils sont habituellement.
La pratique ordinaire est de placer le corps dans la plus grande salle de la maison, la cuisine. Cette fois, il y eut, ainsi que je l’ai déjà dit, une particularité. Le corps fut placé dans une petite salle qui donnait sur la grande. Et durant la veillée, on laissa la porte de communication ouverte. Autour du lit, on avait dressé des candélabres et on avait préparé sur la table des pipes et des tabourets, pour qui voudrait bien entrer puisque la porte était ouverte à tout le monde. Une fois préparé, on laissa le corps seul dans la petite pièce pour vaquer aux préparations de la veillée. Après que la nuit fut tombée, l’une des femmes s’approcha du lit pour prendre une chaise qu’elle avait oubliée là. Elle ressortit de la pièce avec un hurlement et ne retrouva l’usage de la parole qu’à l’autre extrémité de la cuisine. Un auditoire rempli de curiosité l’entoura sur-le-champ.
« Que Dieu retienne mes fautes contre moi, dit-elle enfin, si sa tête n’est pas dressée contre le dos du lit et s’il n’est pas en train de regarder dans la direction de la porte, avec des yeux aussi gros que des assiettes qui brilleraient à la lune !
— Allons, femme ! Vous avez perdu la boule ! lui dit l’un des garçons de ferme.
— Ah ! Molly, taisez-vous, ma bonne ! Il vous a semblé voir cela parce que vous êtes entrée dans une pièce sans lumière, un trou sombre. Pourquoi n’avez-vous donc pas pris une chandelle avec vous ? dit une de ses compagnes.
— Chandelle ou pas chandelle, c’est bel et bien ce que j’ai vu ! insista Molly. Et il y a encore quelque chose de plus. Je pourrais presque jurer que j’ai vu son bras qui s’étirait du lit vers le plancher. Et il était bien trois fois long comme il devrait être et il voulait, sûr, me prendre par un pied !
— Idiote ! vous êtes complètement folle ! dit quelqu’un avec mépris.
— Qu’un d’entre vous me donne une chandelle, à moi ! Par le saint nom de Dieu ! dit la vieille Sal Doolan, une femme maigre et droite qui pouvait prier presque aussi bien qu’un prêtre.
— Donnez-lui une chandelle », dirent-ils tous d’accord.
Mais quels que soient leurs propos, il n’en était pas un seul, parmi eux, qui ne semblât pâle et effrayé lorsqu’ils suivirent Mlle Doolan. Elle priait aussi rapidement que ses lèvres pouvaient formuler les oraisons et elle conduisit l’avant-garde du groupe vers la chambre en tenant une chandelle entre ses doigts comme un cierge à l’église.
La porte était demeurée à demi ouverte lorsque la fille terrorisée s’était précipitée hors de la chambre. La vieille demoiselle fit un pas à l’intérieur en tenant haut sa lumière afin de mieux examiner les lieux.
Si tout à l’heure, la main de mon grand-oncle avait vraiment glissé vers le sol dans la position anormale décrite plus haut, il l’avait maintenant ramenée sous le drap qui le couvrait ; et la grande Mlle Doolan ne risquait guère de buter sur un bras en entrant. Mais elle n’avait fait qu’un pas ou deux avec sa chandelle en avant lorsqu’elle s’arrêta court, le visage congestionné et les yeux sur le lit que l’on discernait maintenant dans son entier.
« Mon Dieu, bénissez-nous ! Arrière, mademoiselle Doolan ! » dit la femme qui était la plus proche d’elle. Elle l’avait saisie par la robe et la tirait frénétiquement en arrière tant elle était effrayée. Une reculade générale gagna tous ceux qui se trouvaient derrière et auxquels son hésitation avait fait concevoir une grande crainte.
« Assez, voulez-vous ! dit-elle sur un ton péremptoire, vous faites tant de boucan que je n’entends même pas mes propres oreilles ! Qui a bien pu laisser ce chat rentrer ici et à qui appartient-il d’abord ? »
Elle posa cette question en regardant attentivement et d’un air soupçonneux un grand chat qui était assis sur la poitrine du défunt.
« Sors de là ! Hein ! Il y a plus d’un mort à qui j’ai fermé les yeux et que j’ai signé et c’est bien la première fois qu’il me sera donné de voir une pareille affaire. Le maître de maison avec un bâtard semblable monté sur lui comme le démon en personne ! Le bon Dieu me pardonne de parler comme ça dans cette chambre. Sortez-moi ça de là, l’un d’entre vous ! À la minute, allons, je l’ordonne ! »
Tout le monde transmit son ordre, mais personne n’était disposé à l’exécuter. On se signait, on essayait à mi-voix de savoir d’où venait cet animal de mauvais augure qui n’était pas un chat de la maison ou que l’on ait pu apercevoir dans les environs. Soudain, la bête se déplaça d’elle-même jusqu’à l’oreiller, au-dessus de la tête du cadavre. De cet endroit, elle regarda durant quelques instants les assistants, puis se glissa vers eux le long du défunt. Plus elle approchait, plus son grognement devenait vindicatif et sourd.
Dans une confusion apeurée, ils quittèrent en hâte la chambre et refermèrent la porte derrière eux. Pendant de longs moments, il n’y eut personne d’assez hardi pour risquer un coup d’œil à l’intérieur.
Le chat était toujours assis à la même place, sur la poitrine du mort. Mais par la suite, il se coula paresseusement le long du lit et disparut sous ce dernier. On avait étendu un drap sur la couche mortuaire en laissant pendre les bords, ce qui cacha l’animal à la vue de tous.
Avec force prières et signes de croix, on aspergea un peu d’eau bénite et l’on jeta un premier regard. Puis, avec des bêches, des fourches, des bâtons, avec tout ce qui leur tomba sous la main, ils cherchèrent à tâtons sous le lit. Mais le chat demeura introuvable. Ils conclurent qu’il avait dû prendre la fuite entre leurs jambes pendant qu’ils se tenaient sur le seuil. Alors, utilisant moraillon et cadenas, ils fermèrent la porte avec le plus grand soin.
Mais lorsqu’on ouvrit à nouveau, le matin suivant, on retrouva le chat dans sa position première, comme s’il n’avait jamais été dérangé, sur la poitrine du défunt.
La même scène se répéta avec de semblables résultats. Quelques-uns, cependant, prétendirent qu’ils avaient aperçu le chat, par la suite, tapi sous le gros coffre au coin de la cuisine. Mon grand-oncle y rangeait ses papiers, ses baux, son livre de prières et son chapelet.
Mlle Doolan, où qu’elle se rendit, l’entendait qui grognait sur ses talons. Sans parvenir à le voir, elle le sentait aussi bondir sur le dos de son siège à chaque fois qu’elle s’asseyait. Il crachait dans son oreille et elle bondissait alors en avant avec un cri et une prière, car elle s’imaginait qu’il voulait la prendre à la gorge.
L’enfant de chœur, musardant autour de la maison, sous les arbres du vieux verger, vit un chat blanc qui se tenait sous la petite fenêtre de la pièce où reposait le corps de mon grand-oncle. Il regardait vers les quatre panneaux de vitre comme s’il avait été aux aguets pour quelque oiseau.
Toutes les fois que l’on retournait dans la pièce, on retrouvait le chat sur le cadavre. Quoi que l’on fasse, à quelque moment que l’on vienne, pour peu que l’on abandonne quelques instants mon grand-oncle, l’animal revenait à proximité du corps et ce n’était guère de bon augure. Au grand scandale du voisinage, d’ailleurs terrorisé, les choses demeurèrent ainsi, jusqu’à ce que la porte soit enfin ouverte pour l’inhumation.
Mon grand-oncle mort et enterré avec toutes les solennités qui lui étaient dues, je ne songeai plus à lui. Il n’en fut pas de même avec le Chat Blanc. Nul banshee(3) ne fut plus inaliénablement attaché à une famille que cette apparition de mauvais aloi ne le fut à la mienne. Mais je dois cependant signaler cette différence. Un banshee ordinaire aurait plutôt tendance à manifester de la sympathie à l’endroit de la famille qu’il hante de génération en génération alors que cette chose traîne à sa suite le malheur et la méchanceté. C’est tout simplement le messager de la mort. Et le fait qu’il prenne la forme du chat, dont on dit qu’il est le plus insensible et le plus malfaisant des animaux, indique trop bien dans quel but il se manifeste.
À quelque temps de la mort de mon grand-père, alors qu’il se trouvait encore en excellente santé, on aperçut le même chat, pas exactement dans les circonstances que j’ai rapportées pour le décès de mon père, mais peu s’en faut.
Un jour avant que mon oncle Teigue soit tué par l’explosion de son fusil, il lui apparut dans la soirée, au crépuscule, dans le champ qui borde l’étang à l’endroit où, comme je vous l’ai dit, j’ai vu cette femme qui marchait sur les eaux. Mon oncle était en train de laver le canon de son fusil dans le lac. L’herbe est très basse dans ce coin et il n’y a pas de possibilité de cachette dans les environs immédiats. Il ignorait comment il était venu, mais, au moment où il l’aperçut, le chat se trouvait tout près de lui, dans la clarté incertaine du soir. Il tordait sa queue de colère et il avait une mauvaise lueur verte au fond des yeux. Mon oncle eut beau faire, il se mit à tourner autour de lui. Lorsqu’il parvint au verger, mon oncle le perdit de vue.
Ma pauvre tante Peg avait épousé un O’Brian du côté d’Oolah. Elle vint à Drumgunniol pour les funérailles d’un cousin qui était mort, à quelque chose comme un mille d’ici. Et elle mourut, la pauvre, un mois seulement après.
Il devait être environ deux ou trois heures du matin et elle revenait de la veillée funèbre. Comme elle passait l’échalas pour se rendre à la ferme de Drumgunniol, elle vit à côté d’elle, le Chat Blanc, tout près. Elle manqua s’évanouir tout le long du chemin qu’elle dut parcourir pour atteindre la porte. Arrivé à cet endroit, l’animal fit un bond dans l’aubépine qui pousse là et disparut.
Mon petit frère Jim l’a vu de même, seulement trois semaines avant de mourir. Ainsi, chaque membre de notre famille qui trépasse ou qui contracte le mal de mort, ici, à Drumgunniol, est certain de voir le Chat Blanc et nul ne saurait plus espérer vivre bien longtemps lorsqu’il l’a aperçu.