Résumé du récit : Dans « Jeffty, cinq ans », un homme adulte nommé Donald Horton raconte sa relation avec Jeffty Kinzer, un garçon qui, mystérieusement, ne vieillit jamais et reste éternellement âgé de cinq ans. Alors que Donald grandit, Jeffty reste identique, conservant non seulement son apparence enfantine, mais aussi un lien inexplicable avec un passé culturel disparu : il écoute à la radio des émissions anciennes, reçoit des bandes dessinées et des jouets datant de décennies comme s’ils étaient actuels. Donald, tiraillé entre sa vie adulte et la magie du monde de Jeffty, savoure cette nostalgie vivante jusqu’à ce que, par négligence, il l’expose au présent. Jeffty est brutalement agressé par des adolescents et, après cet événement, l’accès à son monde disparaît. Le conte se termine avec Donald oppressé, tentant en vain de récupérer cette connexion perdue.

Avertissement
Le résumé et l’analyse qui suivent ne sont qu’une apparence et l’une des nombreuses lectures possibles du texte. Ils ne se substituent en aucun cas à l’expérience de la lecture intégrale de l’œuvre.
Résumé de Jeffty, cinq ans de Harlan Ellison
Publiée pour la première fois dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction en juillet 1977, Jeffty, cinq ans (Jeffty Is Five), de Harlan Ellison, est une nouvelle qui combine la fantaisie, la nostalgie et une réflexion profonde sur le passage du temps, à travers le regard d’un narrateur adulte qui revisite une amitié d’enfance défiant les lois naturelles. Le protagoniste et narrateur, Donald Horton, relate à la première personne sa relation avec Jeffty Kinzer, un enfant qui, mystérieusement, reste éternellement âgé de cinq ans tandis que le reste du monde vieillit.
L’histoire débute pendant l’enfance du narrateur, lorsqu’il et Jeffty étaient compagnons de jeu du même âge. À cinq ans, Donald est envoyé vivre chez sa tante Patricia en raison de problèmes familiaux. Deux ans plus tard, à son retour, il retrouve Jeffty et, bien qu’il ait maintenant sept ans, il se rend compte que son ami n’a pas changé : il a toujours cinq ans. Pourtant, Donald n’est pas encore conscient de l’ampleur de ce phénomène.
Au fil du temps, Donald continue de vieillir — il traverse l’adolescence, fréquente l’université, ouvre sa propre boutique de matériel électronique — tandis que Jeffty reste perpétuellement à cet âge magique. Personne dans son entourage ne semble capable d’expliquer cette anomalie. Ses parents, John et Leona Kinzer, vivent accablés par la présence d’un fils qui ne mûrit jamais : ils ont oscillé de l’adoration au rejet et, finalement, à une résignation amère. Leur domicile demeure dans une immobilité étouffante, comme si le temps s’y était arrêté.
Malgré le trouble suscité par l’état de Jeffty et l’évidente différence d’âge, Donald reste son seul ami. La société le perçoit comme un enfant étrange, presque perturbant, et les autres enfants l’évitent instinctivement. Néanmoins, Donald reste proche de lui, l’accompagnant au cinéma ou aux foires, observant avec curiosité comment, malgré son état, Jeffty vit pleinement dans un univers qui non seulement préserve l’enfance mais semble résister à l’écoulement du temps extérieur.
La clé du mystère se révèle lorsque Donald découvre que Jeffty ne se contente pas de rester physiquement un enfant de cinq ans, mais qu’il accède également à un présent alternatif, comme s’il vivait connecté à un temps antérieur, figé à un point idéalisé du passé. Jeffty reçoit par courrier des bandes dessinées, des jouets et des primes qui ne sont plus produits depuis des décennies. Mais ce qui est le plus étonnant, c’est qu’il écoute à la radio des émissions longtemps disparues, telles que The Green Hornet, Captain Midnight et Terry and the Pirates, toutes diffusées en temps réel, comme si elles étaient neuves, avec des références actuelles qui n’ont jamais existé dans les versions originales. Intrigué, Donald tente de syntoniser ces émissions sur sa radio moderne, sans succès. Seul Jeffty y a accès. Pour Donald, être avec Jeffty devient une expérience presque mystique, une immersion dans un monde magique, intact, où les belles choses du passé continuent d’exister.
Ainsi, Donald se divise entre deux mondes : le sien, celui du présent, avec ses avancées technologiques et sa routine entrepreneuriale ; et celui de Jeffty, empli d’innocence, d’émerveillement et d’une beauté éteinte qui ne survit qu’en sa présence. Cette dualité le mène à expérimenter un bonheur mélancolique, sachant que ce qu’il vit avec Jeffty ne peut se transmettre au-delà de sa présence. La frontière entre les deux mondes est fragile, et Donald est conscient qu’une trahison ou une distraction peut briser le délicat équilibre.
La tragédie survient finalement. Dans un moment d’inattention qui semble anodin, Donald emmène Jeffty dans sa boutique un samedi, avant d’aller au cinéma. Le magasin est bondé de clients et Donald se laisse distraire à vendre des téléviseurs tandis que Jeffty, assis, regarde un mur d’appareils allumés diffusant toute la banalité et la vulgarité de la programmation moderne. L’enfant, exposé à un présent agressif et hostile, commence à se détériorer physiquement et émotionnellement. Quand Donald tente de remédier à la situation, il est déjà trop tard.
Jeffty, en état de choc, marche seul jusqu’au cinéma, où il essaie d’écouter l’une de ses émissions via la radio d’adolescents. En changeant de fréquence, il syntonise une station impossible, que lui seul peut capter. Les jeunes, incapables de ramener la radio à sa station d’origine, le tabassent cruellement. Lorsque Donald arrive, Jeffty a déjà été emporté, inconscient et ensanglanté. En le ramenant chez lui, ses parents — distants, paralysés — l’accueillent avec résignation, sans surprise, presque avec soulagement. Cette nuit-là, tandis que Jeffty est dans sa chambre, Donald entend pour la première fois une radio diffusant une musique contemporaine depuis la pièce de l’enfant. Il entre en courant et, en montant les escaliers, quelque chose d’irréversible s’est produit.
La fin du conte est ambiguë et suggère que le lien qui unissait Jeffty à ce monde parallèle a été détruit. On ne dit pas ce qu’il lui est arrivé. On sait seulement que la radio qui offrait autrefois des portes vers l’impossible diffuse désormais la même programmation fade du présent. Donald tente de reconstruire cette magie en restaurant de vieilles radios et en recherchant de nouveau les signaux d’un temps perdu, mais ne parvient jamais à syntoniser ces émissions qu’il écoutait avec Jeffty. Il ne lui reste que la mémoire de ces moments partagés et la certitude qu’il existait, un temps, un lieu où le passé vivait encore, plein de promesses et de merveilles.
Personnages de Jeffty, cinq ans de Harlan Ellison
Le protagoniste et narrateur de l’histoire est Donald Horton, un homme qui, dans son âge adulte, revisite sa relation avec Jeffty Kinzer. Par ses souvenirs et ses réflexions, Donald incarne la voix de la nostalgie, mais aussi du désenchantement. Son évolution comme personnage est marquée par une double tension : d’une part, il aspire à appartenir au monde moderne, à progresser, à trouver le succès avec sa boutique et dans ses relations sociales ; d’autre part, il ressent une profonde, presque irrationnelle, attirance pour l’univers figé dans le temps que Jeffty incarne. Donald est rationnel et pragmatique, mais aussi vulnérable face aux émotions que lui inspire son ami. Bien qu’il tente de maintenir l’harmonie entre les deux mondes, il finit par trahir Jeffty en priorisant ses obligations professionnelles. Cette trahison ne naît pas de la méchanceté, mais de l’oubli momentané de ce qui est en jeu. Son caractère est marqué par l’ambivalence : un adulte qui chérit encore son enfance, mais dont la vie quotidienne l’entraîne, inévitablement, dans le présent.
Jeffty Kinzer est le noyau émotionnel et symbolique de la nouvelle. Sa particularité est que, bien que chronologiquement il ait plus de vingt ans, il reste physiquement et mentalement âgé de cinq ans. Il ne s’agit pas d’un retard développemental, mais d’une anomalie temporelle inexpliquée. Jeffty ne vieillit pas, ne change pas ; de plus, il vit immergé dans un présent appartenant au passé culturel des États‑Unis. Il écoute des émissions radio du passé, reçoit par la poste des jouets et des magazines anciens comme s’ils étaient encore en circulation, et trouve en cela un bonheur simple, intact, sans cynisme. Son monde est bâti selon la logique de l’enfance : curiosité, tendresse, émerveillement, jeu. Cependant, cette pureté le rend aussi vulnérable par rapport au monde réel. Jeffty est un personnage attachant, lumineux, mais aussi tragique : condamné à exister dans un temps que les autres ont abandonné. Il est incompris et rejeté même par ceux qui devraient l’aimer le plus.
John Kinzer, le père de Jeffty, est un homme ordinaire, menant une vie monotone et dépourvue d’ambitions, dont l’existence est marquée par le poids d’un fils qui ne grandit jamais. John apparaît comme une figure atténuée, presque spectrale. Ses gestes, sa manière de bouger et de parler traduisent un profond épuisement, une vie sans attentes. La présence de Jeffty dans sa maison devient un fardeau silencieux qui a peu à peu sapé son esprit, le rendant triste, replié, incapable d’affronter sa réalité. Sa figure représente la résignation et le déracinement affectif.
Leona Kinzer, la mère de Jeffty, est aussi triste, bien que plus active que son mari dans sa relation avec le fils. Son comportement oscille entre un soin compulsif et une peur latente. Elle lui offre de la nourriture avec insistance, comme si ce geste compensait la distance émotionnelle qu’elle ne sait pas combler. Elle vit dans la crainte, comme si Jeffty était une présence troublante qu’elle ne maîtrise pas. Son attitude est ambivalente : d’un côté, elle semble le soigner ; de l’autre, elle exprime un désir refoulé qu’il n’existe pas. À un moment, elle avoue souhaiter que Jeffty soit né mort-né — phrase qui résume des années de frustration, de peur et de détresse. Cependant, à la fin, quand Jeffty est gravement blessé, c’est elle qui le prend dans ses bras et le monte pour le laver. Ce geste suggère qu’en dépit de tout, il restait en elle un reste d’amour maternel.
David et Jan sont des employés de la boutique d’électronique de Donald. Leurs apparitions sont brèves, mais ils représentent le monde pragmatique, capitaliste et accéléré du présent. Ils restent chargés du magasin lorsque Donald part chercher Jeffty, et lorsque la tragédie au cinéma survient, leur pression sur Donald contribue indirectement à ce qu’il n’assure pas immédiatement la protection de Jeffty. Ils ne sont pas des personnages malveillants, mais fonctionnent comme des rouages d’un système où les émotions n’ont pas leur place.
Les adolescents qui agressent Jeffty à l’entrée du cinéma n’ont pas de nom, mais incarnent de manière brutale la violence par laquelle le présent détruit ce qu’il ne comprend pas. Pour eux, Jeffty est une anomalie, un être étrange qui perturbe leur réalité ordinaire. Lorsque l’enfant change la station de la radio et qu’ils ne peuvent la rétablir, ils déchaînent leur fureur. Cette scène symbolise l’affrontement entre deux mondes irréconciliables : celui de la sensibilité enfantine contre le cynisme de la jeunesse façonnée par un présent hostile.
D’autres personnages secondaires — clients du magasin, connaissances de Donald, enfants du quartier —, bien qu’ils n’aient pas de développement individuel, remplissent la fonction de renforcer l’isolement progressif de Jeffty. Personne ne le comprend, personne ne veut jouer avec lui. Seul Donald reste à ses côtés, jusqu’au moment où lui-même faillit.
Analyse de Jeffty, cinq ans de Harlan Ellison
Jeffty, cinq ans s’inscrit dans la fantasy contemporaine, mais dialogue également avec des sous-genres tels que la fiction spéculative, la science‑fiction douce et un réalisme nostalgique centré sur la mémoire et la perte. La prémisse est simple mais profondément troublante : un enfant qui ne vieillit pas, piégé dans un âge symbolisant la pureté, l’imagination et l’innocence absolue. Mais l’histoire ne se contente pas de traiter un phénomène anormal : elle élabore autour de lui une méditation complexe sur le temps, la culture, le progrès et la fragilité de l’enfance face au monde moderne.
La narration à la première personne, tenue par Donald Horton, un adulte qui reconstruit son lien avec Jeffty avec tendresse, nostalgie et surtout culpabilité, n’est pas seulement fonctionnelle, mais essentielle : le récit est tissé à partir de la mémoire, et son ton intime renforce le sentiment d’une perte irréversible. Donald n’est pas un témoin neutre du miracle qu’incarne Jeffty ; il est profondément impliqué, partagé entre deux façons d’habiter le temps. Sa voix — tantôt réfléchie, tantôt confessionnelle — transmet la mélancolie de celui qui a vécu une expérience extraordinaire sans savoir la préserver.
L’un des aspects les plus fascinants est le rôle de Jeffty comme canal vers un temps alternatif. Il n’est ni voyageur temporel, ni sujet d’expérience, ni création ratée — il est simplement. Son existence défie le temps linéaire et, à travers lui, des artefacts culturels du passé — émissions radio, bandes dessinées, jouets, littérature pulp — sont réactivés dans le présent. Mais ces artefacts ne reviennent pas comme reliques, mais comme des expressions neuves et vivantes. Ellison ne propose pas un retour nostalgique au passé comme simple idéalisation : il ravive une sensibilité culturelle effacée par le pragmatisme et la rapidité moderne. Le monde de Jeffty n’est pas un musée, mais un présent alternatif qui préserve la richesse émotionnelle d’une autre époque.
La tension entre cet univers atemporel et le présent se manifeste à tous les niveaux du récit. Narrativement, elle apparaît dans la structure en épisodes et le rythme lent, contemplatif, qui permet de savourer chaque image, souvenir, découverte. Symboliquement, elle se traduit par la marginalisation progressive de Jeffty : les autres enfants l’évitent, ses propres parents le craignent, et la société finit par le rejeter violemment. La scène où il est battu par des adolescents n’est pas seulement tragique, elle est profondément allégorique. Elle incarne la collision entre deux visions du monde : l’une centrée sur la sensibilité, la fantaisie et l’innocence ; l’autre gouvernée par l’immédiateté, l’agressivité et la normalisation de la violence.
Ellison entretient cette tension par une écriture intime et riche en détails sensoriels. Les descriptions des émissions radio, des saveurs de bonbons, de la texture du papier ou du bruit des avions anciens ne sont pas de simples décorations, mais des éléments constitutifs du monde de Jeffty. Chaque détail culturel — réel et précis — porte une valeur symbolique : ce sont les vestiges d’un monde en voie d’extinction. Sa prose, sereine mais intense, parvient à rendre la beauté de ces moments avec une clarté qui évite le sentimentalisme facile.
La fin du récit est dévastatrice dans sa subtilité. Aucun cri, aucun retour de vengeance, aucune rédemption — seulement une perte qui se sent inévitable. Lorsque Jeffty est exposé au présent, son monde se brise sans possibilité de reconstitution. Donald tente de le reconstruire — réparant de vieilles radios, recherchant des signaux perdus — mais il est trop tard. Ce qu’Ellison suggère ici n’est pas que le passé était toujours meilleur, mais qu’il existe des manières de comprendre la réalité qu’on ne devrait pas abandonner. La magie de Jeffty n’était pas une illusion : c’était une forme différente d’être au monde — une forme où l’émerveillement restait possible, où la bonté n’était pas naïveté, où les rêves n’étaient pas contaminés par l’utilité.
Un autre élément central est le contraste entre l’enfance et l’âge adulte. Jeffty, figé à cinq ans, représente un stade de vie non domestiqué par les règles sociales ou la logique de production. L’enfance y est pensée comme un espace d’imagination libre, de langage sans cynisme, de jeu sans finalité. Le monde adulte, en revanche, apparaît comme un environnement utilitaire, pressé, saturé d’obligations. Donald, figure intermédiaire, incarne cette ambiguïté : il sait qu’il ne peut redevenir enfant, mais n’est pas non plus convaincu que le monde adulte ait tout le sens qu’il proclame. D’où son fascination pour Jeffty — non seulement émotionnelle, mais existentielle.
Le cadre — une petite ville américaine sans nom — renforce cette ambivalence. Il n’y a pas d’éléments fantastiques dans le paysage physique : l’anomalie surgit au milieu de maisons ordinaires, de radios démodées, de magasins d’électronique, de cinémas de quartier. Ce choix narratif amplifie l’effet du récit : l’extraordinaire devient plus troublant lorsqu’il émerge de l’ordinaire. Il n’y a pas d’évasion, pas de portails magiques, pas de mondes inventés — seulement une rupture temporelle qui transforme tout ce qu’elle touche.
Jeffty, cinq ans peut aussi se lire comme une critique du modèle culturel du progrès. Dans le monde de Jeffty, “nouveau” ne signifie pas nécessairement meilleur — souvent cela signifie plus bruyant, plus rentable, plus jetable. Ce que Jeffty offre n’est pas un retour nostalgique à un passé idéalisé, mais une alternative à un présent où la beauté, l’innocence et l’émerveillement n’ont plus de place. L’histoire confronte le lecteur à une question inconfortable : qu’avons-nous sacrifié au nom du progrès ? Quelles valeurs, quelles manières de sentir, quelles formes de raconter avons-nous abandonnées au nom de l’efficacité ?
Le récit n’idéalise pas le passé, ni ne diabolise le présent. Ce qu’il fait, c’est proposer un regard sensible sur la valeur de ce qui disparaît quand personne ne le défend. La perte de Jeffty n’est pas seulement celle d’un enfant extraordinaire : c’est la perte d’un monde entier de possibilités humaines. Voilà pourquoi la fin n’offre pas de rédemption. Ce qui a été, a été. Et tout ce qui reste, c’est la mémoire, avec sa charge de culpabilité, de tendresse et de tristesse.
