Résumé de l’intrigue : L’autre ciel, nouvelle de Julio Cortázar, raconte la vie d’un homme partagé entre sa réalité dans le Buenos Aires des années 1940 et un monde fantastique situé dans le Paris de la fin du XIXᵉ siècle. Tandis qu’à Buenos Aires il mène une existence routinière de courtier en bourse, enfermé dans une relation conventionnelle avec sa fiancée Irma, il se transporte par l’imagination dans un Paris bohème et décadent, où il entretient une relation avec Josiane, une prostituée, sous la menace constante d’un tueur nommé Laurent. À travers ce contraste entre le réel et l’imaginaire, le protagoniste cherche à fuir la monotonie, mais découvre que les deux mondes sont remplis de frustration et de danger.

Avertissement
Le résumé et l’analyse qui suivent ne sont qu’une apparence et l’une des nombreuses lectures possibles du texte. Ils ne se substituent en aucun cas à l’expérience de la lecture intégrale de l’œuvre.
Résumé de la nouvelle L’autre ciel de Julio Cortázar
L’autre ciel raconte la vie d’un homme pris au piège entre deux réalités : le Buenos Aires des années 1940 et une fantaisie récurrente située dans le Paris de la fin du XIXᵉ siècle. Le protagoniste, courtier en bourse menant une vie monotone, vit à Buenos Aires avec sa mère et entretient une relation avec Irma, une femme qui semble incarner la vie conventionnelle et les attentes sociales de son entourage. Cependant, son existence à Buenos Aires le laisse insatisfait, et il cherche constamment à s’en évader.
Ce désir d’évasion se manifeste dans ses promenades à travers le Passage Güemes, lieu chargé de souvenirs de jeunesse. Dans ces moments-là, le protagoniste se transporte à Paris, dans un monde parallèle de galeries couvertes, de rues sombres et de cafés pleins de mystère. Ce Paris de la fin du XIXᵉ siècle devient le théâtre de sa vie secrète, où il entretient une relation avec Josiane, une prostituée qui vit et travaille dans une mansarde de la Galerie Vivienne. Au fil de ces allers-retours entre deux villes et deux époques, le protagoniste mène deux vies : l’une, marquée par la routine et la sécurité de Buenos Aires ; l’autre, par le danger et l’excitation d’un Paris enveloppé d’une atmosphère décadente.
À Paris, le protagoniste évolue dans un climat inquiétant en raison de la menace constante d’un assassin nommé Laurent, qui étrangle des femmes dans les quartiers qu’il fréquente avec Josiane. À mesure que la terreur s’étend, Josiane vit dans une peur permanente, et leur relation se développe sous l’ombre de cette menace. Malgré la tension et le péril qui entourent Paris, le protagoniste est attiré par la liberté et la passion que lui offre ce monde, en contraste avec la prévisibilité de sa vie à Buenos Aires.
Cependant, sa vie à Buenos Aires continue de l’appeler. La pression de son travail à la Bourse, les obligations familiales et l’imminence de son mariage avec Irma le ramènent sans cesse à la réalité. Bien qu’Irma soit affectueuse et généreuse, sa relation avec elle est dépourvue de l’émotion qu’il trouve dans sa vie parisienne avec Josiane. Pris entre ces deux mondes, le protagoniste ne se sent jamais pleinement satisfait dans aucun d’eux.
Avec le temps, la situation à Paris devient plus dangereuse encore, car Laurent continue de tuer et sa présence devient insupportable pour les habitants du quartier. Terrifiée à l’idée d’être la prochaine victime, Josiane cherche du réconfort auprès du protagoniste, mais même leur relation commence à perdre le charme de ses débuts. L’obsession du protagoniste pour Laurent grandit, et dans un café, il en vient à confondre un jeune Sud-Américain avec le meurtrier lui-même — une idée qui se dissipe rapidement, mais qui révèle la paranoïa croissante dans laquelle il vit.
Le point culminant du récit survient lorsque Laurent est finalement capturé et exécuté. La nouvelle de sa mort apporte un soulagement apparent aux habitants du quartier, et, pendant un bref moment, le protagoniste éprouve un sentiment de liberté et de délivrance. Cependant, cette sensation ne dure pas. Malgré la chute de Laurent, le protagoniste ne trouve pas la satisfaction qu’il avait imaginée. Sa relation avec Josiane commence à s’effriter, et la magie du monde parisien perd son attrait. Il rentre à Buenos Aires, mais avec un sentiment croissant d’échec et l’incapacité de concilier ses désirs avec la réalité.
À la fin du récit, le protagoniste est marié à Irma et mène une vie conventionnelle, marquée cependant par la nostalgie de ce qui fut autrefois son échappée vers Paris. Dans le présent, il semble résigné à son destin, mais la nostalgie de son autre ciel persiste. Même après la mort de Laurent et l’effondrement de ses fantasmes, il continue de rêver à la possibilité de revenir dans les galeries couvertes — cet espace où le réel et l’imaginaire s’entrelacent —, bien qu’il paraisse savoir désormais que ce monde n’a jamais été complètement le sien.
L’autre ciel se clôt sur l’image d’un homme qui a renoncé, du moins en apparence, à sa quête d’évasion, mais qui demeure prisonnier de ses souvenirs et de l’illusion qu’un jour il pourrait revenir à ce Paris qui symbolise la liberté qu’il n’a jamais atteinte.
Analyse littéraire de la nouvelle L’autre ciel de Julio Cortázar
Personnages de la nouvelle
Le narrateur-protagoniste est une figure scindée entre deux mondes. À Buenos Aires, il est courtier en bourse et représente l’archétype du fils de bonne famille, soumis aux attentes sociales et familiales. Son travail à la Bourse, ses fiançailles avec Irma et sa relation avec sa mère l’inscrivent dans une vie conventionnelle qui l’étouffe. Pourtant, sous cette façade de respectabilité, existe une autre facette de sa personnalité qui se manifeste dans les passages parisiens, où il devient un flâneur en quête d’une liberté que sa vie quotidienne lui refuse. Cette dualité ne se résout pas dans une confrontation, mais coexiste en lui comme deux réalités parallèles, jusqu’à ce que la pression sociale finisse par s’imposer.
Josiane apparaît comme la figure féminine centrale du monde parisien. Prostituée de la Galerie Vivienne, elle représente tout ce qui manque au monde ordonné de Buenos Aires : la liberté sexuelle, la transgression des normes sociales, la vie bohème. Sa relation avec le protagoniste dépasse la simple dimension charnelle pour devenir une véritable amitié, marquée par la complicité et un affectionnement sincère. À travers elle, le narrateur accède à un monde d’authenticité qui contraste avec l’artificialité de sa vie quotidienne.
Irma, la fiancée du protagoniste, fonctionne comme le contrepoint direct de Josiane. Elle incarne le monde des conventions sociales, la respectabilité bourgeoise et les attentes familiales. Cortázar la décrit comme une « fiancée araignée », suggérant son rôle dans la toile d’obligations sociales qui finira par emprisonner le protagoniste. Sa présence dans la nouvelle est plus symbolique qu’active, mais son influence sur la vie du narrateur est déterminante.
La mère du protagoniste est un personnage secondaire qui représente le foyer et le devoir familial. Elle vit avec son fils à Buenos Aires et, bien qu’elle apparaisse peu, elle demeure une figure importante dans sa vie, rappel constant des responsabilités et des attentes qu’il doit assumer. À travers elle, se renforce la pression familiale et sociale qui pousse le protagoniste à suivre la voie conventionnelle, ce qui alimente en partie son désir d’évasion vers Paris. La mère symbolise l’ancrage dans la réalité, la tradition et les normes que le protagoniste tente — sans y parvenir — d’éluder.
Le Sud-Américain est un personnage énigmatique qui apparaît sporadiquement. Josiane et ses amies le mentionnent dans leurs conversations et leurs rumeurs ; bien que son identité ne soit jamais pleinement développée, il fonctionne comme un reflet du protagoniste : un étranger qui hante les galeries de Paris et semble prisonnier d’un monde auquel il n’appartient pas tout à fait. Sa présence ajoute une touche de mystère, mais renforce aussi le sentiment de déconnexion et d’aliénation que ressent le protagoniste dans sa vie alternative à Paris. Comme lui, le Sud-Américain semble vivre en marge, entre la vie des habitants du quartier et celle des fantômes qui rôdent dans les passages.
Laurent, le tueur en série, bien qu’il n’apparaisse jamais directement en scène, est une présence constante qui engendre la grande terreur dans le quartier des galeries. Sa menace invisible contribue à créer l’atmosphère de tension et de mystère qui imprègne le monde parisien, et son dévoilement final en tant que Paul le Marseillais coïncide de façon significative avec le début de la fin de ce monde alternatif.
Les personnages secondaires du monde parisien — le patron du café, Kikí, la Rousse, Albert — forment un chœur qui donne vie et vraisemblance à l’univers des passages. Leurs conversations, leurs relations et leurs petits drames quotidiens tissent le cadre social au sein duquel le protagoniste trouve son existence parallèle.
Où se déroule l’histoire ?
Le récit se déroule dans deux villes et deux époques différentes qui s’entrelacent par le biais des galeries commerciales couvertes : le Buenos Aires des années 1940 et le Paris de la fin du XIXᵉ siècle. Ces galeries fonctionnent comme des espaces de transition entre ces deux mondes, permettant au protagoniste de passer de l’un à l’autre de manière fluide et mystérieuse.
À Buenos Aires, le Passage Güemes est le point névralgique qui relie les deux mondes. Depuis son adolescence, cet espace représente pour le protagoniste un territoire de liberté et de transgression, avec ses « lucarnes sales » et sa « nuit artificielle ». Le passage est décrit comme un microcosme qui ignore « la stupidité du jour et du soleil là dehors », s’imposant comme un refuge face au quotidien. La ville de Buenos Aires apparaît comme un espace étouffant, marqué par la chaleur, les manifestations politiques, la routine de la Bourse et la vie familiale représentée par la maison maternelle avec sa cour et ses plantes.
Le Paris du récit se concentre sur le quartier des affaires et ses galeries couvertes, en particulier la Galerie Vivienne, qui devient le principal décor des aventures du protagoniste. Cet espace se caractérise par une architecture singulière : toits de verre, stucs décoratifs, figures allégoriques et guirlandes, créant une ambiance que le narrateur décrit comme « un autre ciel ». Les galeries parisiennes composent un labyrinthe de passages interconnectés : Galerie Colbert, Passage des Panoramas, Passage des Princes, Galerie Sainte-Foy et Passages du Caire, entre autres.
L’atmosphère nocturne du quartier parisien est peuplée de cafés, notamment celui de la rue des Jeuneurs, qui sert de point de rencontre aux personnages. Les rues adjacentes — rue d’Uzès, rue Beauregard, rue d’Aboukir — forment un territoire où le commerce diurne se mêle à la vie nocturne, où le luxe des boutiques côtoie la sordidité des hôtels de passe. La mansarde de Josiane, située dans les étages de la Galerie Vivienne, représente un espace intime au sein de ce monde alternatif.
Le contraste entre les deux mondes est accentué par les conditions climatiques : tandis que Buenos Aires apparaît suffocante, avec son « asphalte mou » et la chaleur qui trempe les chemises du protagoniste, le Paris du récit est plongé dans un hiver perpétuel, avec neige et grésil, créant une atmosphère qui nourrit le caractère mystérieux et menaçant de la grande terreur provoquée par Laurent.
Un lieu particulièrement significatif est la place de la Roquette, où se déroule la scène de l’exécution publique. Cet espace, décrit en détail dans son ambiance nocturne et sa foule expectante, marque un tournant narratif, symbolisant le début de la fin du monde alternatif du protagoniste.
La construction de ces décors dépasse la simple description physique : Cortázar crée des espaces symboliques qui représentent des états mentaux et émotionnels. Les galeries couvertes, avec leur atmosphère artificielle et intemporelle, symbolisent un espace de liberté et de transgression, tandis que les rues ouvertes et les espaces familiaux représentent le monde des conventions sociales et des obligations. Cette dualité spatiale reflète la scission intérieure du protagoniste et sa quête d’un échappatoire à la réalité quotidienne.
La minutie avec laquelle ces décors sont rendus — détails architecturaux, odeurs, jeux d’ombre et de lumière — contribue à instaurer une atmosphère oscillant entre le réel et l’onirique, renforçant l’ambiguïté fondamentale du récit.
Qui raconte l’histoire ?
La nouvelle est narrée à la première personne par son protagoniste, qui relate sa propre histoire depuis une perspective autobiographique. Ce narrateur-protagoniste possède une qualité singulière : il est capable de se mouvoir entre deux temps et deux espaces différents, ce qui lui confère un point de vue unique et dual. Sa voix narrative oscille entre le présent de la narration (le Buenos Aires des années 1940) et le passé évoqué (le Paris de la fin du XIXᵉ siècle), créant une tension constante entre ces deux mondes.
La narration se caractérise par sa nature réflexive et rétrospective. Le narrateur raconte son histoire depuis un présent où il a déjà perdu l’accès à son « autre ciel », ce qui teinte son récit de nostalgie et de mélancolie. Cette distance temporelle lui permet d’évaluer et de commenter les événements passés, ajoutant des couches de sens par ses réflexions ultérieures. Par exemple, lorsqu’il décrit ses premières visites au Passage Güemes durant l’adolescence, il le fait avec un mélange d’ironie et de tendresse que seule autorise la distance du temps.
Un aspect notable de ce narrateur est sa capacité à transmettre l’ambiguïté entre le réel et le fantastique. Il ne cherche pas à expliquer ou rationaliser sa faculté de passer d’une époque et d’un lieu à l’autre ; il présente au contraire cette situation extraordinaire comme naturelle, contribuant ainsi à l’atmosphère de réalisme magique qui imprègne la nouvelle. Sa voix garde un ton de naturel qui rend l’impossible plausible et presque quotidien.
Le narrateur se distingue aussi par son honnêteté émotionnelle. Il ne dissimule ni ses contradictions ni ses faiblesses, reconnaissant ouvertement son incapacité à réconcilier ses deux vies et sa reddition finale face aux pressions sociales. Cette sincérité confère au personnage une profondeur psychologique et une crédibilité qui permettent au lecteur de comprendre et d’éprouver de l’empathie pour ses dilemmes intérieurs.
La voix narrative gère avec maîtrise les transitions entre les deux mondes, créant des passages fluides qui reflètent la porosité des frontières entre eux. Le narrateur peut passer d’une réunion familiale à Buenos Aires à une scène dans les passages parisiens sans marques textuelles explicites, reproduisant ainsi dans la structure même du récit la dualité de son expérience.
À travers cette voix, Cortázar compose une nouvelle qui explore la complexité de l’expérience humaine, où le réel et le fantastique, l’ordinaire et l’extraordinaire, s’entrelacent de façon inextricable. Le narrateur devient ainsi un guide qui nous conduit à travers ces deux mondes, nous faisant éprouver avec lui la fascination et la tragédie de sa double vie.
Quels thèmes la nouvelle développe-t-elle ?
La dualité et la quête d’une identité authentique constituent le noyau thématique central. Cortázar explore la division interne de l’être humain à travers un protagoniste qui vit littéralement dans deux mondes. Cette dualité n’est pas seulement spatiale ou temporelle : elle représente la scission fondamentale entre la vie que la société nous impose et celle que nous désirons mener. Le protagoniste oscille entre son existence bourgeoise à Buenos Aires — avec ses obligations familiales et professionnelles — et sa vie alternative dans le Paris fin-de-siècle, où il peut être celui qu’il souhaite vraiment. Cette tension entre le moi social et le moi authentique perdure jusqu’au dénouement, lorsque le protagoniste cède finalement aux pressions sociales.
La liberté et les conventions sociales forment un autre axe fondamental. La nouvelle examine comment les structures sociales et les attentes familiales agissent comme des forces contraignantes qui limitent la liberté individuelle. Le travail à la Bourse, les fiançailles avec Irma, la vigilance maternelle représentent les liens sociaux que le protagoniste tente d’éluder par ses échappées vers l’« autre ciel ». Les galeries parisiennes, avec leur ambiance bohème et transgressive, symbolisent un espace de liberté où les conventions perdent de leur pouvoir. Toutefois, le récit montre que cette liberté n’est qu’illusoire ou temporaire, les pressions sociales finissant par s’imposer.
Le temps et la mémoire émergent comme des thèmes cruciaux. Cortázar joue avec la temporalité de manière complexe — non seulement par les sauts entre deux périodes historiques, mais aussi par la façon dont le temps subjectif est éprouvé dans chacun de ces mondes. Dans les galeries parisiennes, le temps semble suspendu, créant un présent éternel qui contraste avec la linéarité du temps à Buenos Aires. La mémoire joue un rôle clé dans la construction de cette double temporalité, servant de pont entre les deux mondes et de dépôt d’un bonheur qui s’estompe.
Le désir et la transgression imprègnent également la nouvelle. Dans le monde parisien, le protagoniste recherche une forme d’accomplissement qui dépasse le registre purement sexuel. Sa relation avec Josiane, quoique née de la chair, évolue vers une intimité plus profonde qui contraste avec la superficialité de sa relation avec Irma. La transgression déborde le cadre sexuel pour embrasser une rébellion plus vaste contre les normes établies.
La violence et la mort apparaissent comme des motifs récurrents dans les deux mondes. À Paris, la menace de Laurent et l’exécution publique à la guillotine représentent une violence explicite qui contraste avec la violence diffuse des pressions sociales à Buenos Aires. La mort du Sud-Américain marque un tournant, symbolisant la fin de la possibilité d’évasion qu’incarnait l’« autre ciel ».
Le conflit entre réalité et fantasme parcourt toute la nouvelle. Le récit joue constamment avec les limites du réel et de l’imaginaire, entretenant une ambiguïté jamais totalement résolue. Les passages entre les deux mondes — réels ou imaginaires — symbolisent la tension entre la réalité quotidienne et les rêves ou désirs les plus profonds.
La solitude et la quête de lien humain façonnent enfin la trame émotionnelle. Malgré la présence d’autrui dans les deux mondes, le protagoniste ressent une solitude existentielle profonde. Son désir de connexion authentique le mène vers les passages parisiens, où il trouve auprès de Josiane et de la communauté du café une forme d’intimité qu’il ne parvient pas à atteindre dans sa vie ordinaire.
Enfin, le thème de la résignation et de la perte imprègne l’ensemble. La reddition finale du protagoniste face aux pressions sociales — symbolisée par son mariage avec Irma — représente la victoire des conventions sur les désirs individuels. Pourtant, cette résignation n’est pas totale : persiste en lui une lueur d’espoir, de plus en plus faible, de pouvoir un jour retourner à son « autre ciel ».
Quel style d’écriture l’auteur emploie-t-il ?
Julio Cortázar emploie dans L’autre ciel un style qui conjugue le fantastique et le quotidien — l’une des marques les plus distinctives de son œuvre. L’écriture est fluide et enveloppante : le réel et l’imaginaire s’y entremêlent sans transition nette, créant une atmosphère où les frontières se brouillent. Cette ambiguïté est une technique essentielle chez Cortázar, maintenant le lecteur dans une incertitude constante quant à ce qui relève du réel ou de la fantaisie, élément clé de la structure du récit.
Parmi les procédés les plus remarquables figure l’usage du monologue intérieur. La narration à la première personne plonge le lecteur dans l’esprit du protagoniste et suit de près ses pensées, réflexions et désirs. Ce procédé crée une intimité avec le personnage tout en reflétant la fragmentation de son état mental. Les pensées du protagoniste circulent librement, bondissant entre présent, passé et projections imaginaires. Cortázar s’en sert pour briser la linéarité temporelle, renforçant la tonalité onirique du récit et la perception d’une coexistence de Buenos Aires et de Paris dans la psyché du narrateur.
Autre ressource centrale : la temporalité non linéaire, que Cortázar maîtrise à la perfection. Le récit alterne deux époques et deux lieux sans ordre chronologique clair. Les expériences du protagoniste à Buenos Aires et à Paris s’entrelacent — parfois au sein d’une même phrase — donnant l’impression d’un temps fragmenté et superposé. Ce traitement du temps, conjugué à la fusion du réel et du fantasme, accentue la désorientation du protagoniste et son incapacité à distinguer ce qu’il vit de ce qu’il imagine.
L’usage de l’espace est également déterminant. Le Passage Güemes et la Galerie Vivienne sont des lieux clos et labyrinthiques, métaphores de l’état émotionnel du protagoniste. Ils symbolisent à la fois son désir d’évasion et son enfermement psychique. Par un style descriptif sensoriel (lampes à gaz, verrières encrassées, recoins ombreux), Cortázar transforme ces passages en quasi-personnages. Ils semblent offrir un refuge tout en demeurant oppressants, piégeants ; ils dessinent une atmosphère de songe où l’on circule d’un monde à l’autre sans jamais connaître une liberté véritable.
Cortázar recourt aussi à l’ellipse et à l’omission d’explications directes, sollicitant activement le lecteur. Le narrateur n’explicite jamais comment le protagoniste transite entre Buenos Aires et Paris, ni si ces voyages sont réels ou imaginaires. Cette ambiguïté délibérée oblige le lecteur à interpréter le récit à partir d’indices disséminés, sans réponses définitives — trait typique de l’auteur, qui préfère ouvrir des questions plutôt qu’apporter des solutions. Ici, le flou sur le réel renforce l’idée que l’évasion du protagoniste est une construction mentale, jamais complète.
Enfin, Cortázar use d’une ironie subtile. Conscient des contradictions de sa vie et de son incapacité à trouver la satisfaction ni à Buenos Aires ni à Paris, le protagoniste pratique une auto-ironie mélancolique qui donne au récit son ton introspectif. Cette lucidité ironique approfondit le personnage : il ne peut se prendre entièrement au sérieux, sans pour autant minimiser la gravité de son malaise.
Conclusions et commentaire général sur L’autre ciel de Julio Cortázar
L’autre ciel est une nouvelle qui, par sa complexité, révèle la maîtrise de Julio Cortázar lorsqu’il s’agit d’explorer les recoins les plus profonds de la psyché et les conflits intérieurs de ses personnages. À travers l’histoire d’un protagoniste partagé entre deux mondes — l’un réel, l’autre fantastique —, Cortázar nous confronte à la tension universelle entre le désir d’évasion et l’inéluctabilité du réel. La structure fragmentée et le traitement ambigu du temps et de l’espace renforcent l’idée que, même lorsque nous cherchons à fuir nos circonstances, nous emportons avec nous nos inquiétudes et nos frustrations.
Ce qui rend la nouvelle remarquable, c’est la manière dont Cortázar évite les réponses faciles et les explications claires. Le récit ne cherche pas à résoudre le dilemme du protagoniste : il le présente comme un reflet de la condition humaine — en quête permanente d’un au-delà du tangible, mais toujours rattrapée par la frustration de voir cet « autre ciel » hors d’atteinte. Le contraste entre Buenos Aires et Paris n’est pas seulement géographique ou temporel ; il est aussi émotionnel et existentiel. Cortázar construit deux cadres qui, quoique opposés, se révèlent tout aussi oppressants pour le protagoniste, montrant que l’évasion totale est impossible, l’insatisfaction venant d’abord de l’intérieur.
La relation du protagoniste avec les figures féminines, Irma et Josiane, ajoute une dimension supplémentaire à son conflit. Irma représente une stabilité qui promet sans combler ; Josiane incarne le désir et la liberté, minés à la fin par la peur et l’incertitude. Ces figures ne sont pas de simples personnages secondaires : elles symbolisent deux voies possibles, toutes deux incomplètes et limitantes.
Sur le plan stylistique, Cortázar mobilise sa fusion caractéristique du fantastique et du quotidien pour offrir un récit qui appelle l’interprétation et la réflexion. L’ambiguïté des passages entre Buenos Aires et Paris, conjointe à l’absence de résolution définitive, renforce la puissance suggestive de la nouvelle. C’est cette ambiguïté même qui la rend si riche, rétive à l’univocité, et propice aux lectures multiples.
L’autre ciel n’est pas seulement l’histoire d’un homme partagé entre deux mondes ; c’est une méditation sur le désir humain de dépasser les limites du réel, l’inertie du quotidien et la difficulté de trouver une véritable issue à l’insatisfaction intime. Par un style qui mêle évocation sensorielle et introspection philosophique, Cortázar nous invite à explorer les labyrinthes intérieurs du protagoniste — et, par extension, les nôtres.
