Arthur C. Clarke : À l’aube de l’histoire

Arthur C. Clarke : À l'aube de l'histoire

Synopsis : « À l’aube de l’histoire » (Encounter in the Dawn) est une nouvelle d’Arthur C. Clarke publiée en juin-juillet 1953 dans le magazine Amazing Stories, puis reprise la même année dans le recueil Expedition to Earth. Elle relate la mission de trois scientifiques de l’Empire Galactique lointain qui débarquent sur une planète primitive, fertile et mystérieuse, où ils découvrent rapidement des signes de vie intelligente. Avec prudence, l’un d’eux tente d’établir le contact avec un habitant local, initiant ainsi un lien entre deux civilisations séparées par des milliers d’années d’évolution, mais unies par leur humanité commune.

Arthur C. Clarke : À l'aube de l'histoire

À l’aube de l’histoire

Arthur C. Clarke
(Nouvelle complète)

L’Empire n’en avait plus que pour quelques jours. Errant à travers les étoiles éparses à la lisière de la Voie Lactée, le petit navire était loin de chez lui, et cent années-lumière, ou presque, le séparaient du grand vaisseau mère. Malgré son éloignement, cependant, il ne pouvait se soustraire à l’ombre qui obscurcissait la civilisation : sous cette ombre, s’arrêtant de temps à autre pour s’interroger sur le sort de leurs lointains foyers, les savants de la Surveillance Galactique poursuivaient inlassablement leur tâche sans fin.

Le vaisseau ne transportait que trois passagers, porteurs d’un immense savoir, et riches de l’expérience de longues années passées à sillonner l’espace. Après la longue nuit interstellaire, l’étoile qui scintillait devant eux leur réchauffait le cœur tandis qu’ils descendaient à la rencontre de ses rayons. Elle était un rien plus dorée, un soupçon plus brillante que le soleil désormais légendaire de leur enfance.

Ils savaient par expérience que les chances de localiser des planètes dans cette région étaient supérieures à quatre-vingt-dix pour cent, et provisoirement, l’excitation de la découverte éclipsa toutes leurs autres préoccupations.

À peine s’étaient-ils immobilisés qu’ils trouvèrent la première planète. Géante, d’un type familier, elle était trop froide pour la vie protoplasmique et sans doute dépourvue de toute surface stable. Alors ils continuèrent leur route vers le soleil, et leur persévérance fut récompensée.

D’emblée, ce monde évoqua douloureusement leur lointain foyer, car tout en étant différent, il présentait avec lui des ressemblances hallucinantes. Deux grands continents flottaient au milieu d’océans bleu-vert, coiffés aux deux pôles de calottes glacières. Il y avait des zones désertiques, mais dans sa quasi totalité, la planète semblait fertile. Même à cette distance, les symptômes de végétation ne pouvaient tromper.

En pénétrant dans l’atmosphère, ils embrassèrent d’un regard avide le paysage qui montait à l’assaut du petit vaisseau et mirent le cap sur les régions subtropicales où le soleil était au zénith. L’embarcation se laissa choir dans l’azur limpide des cieux en direction d’un large fleuve. Elle contrôla sa descente par une propulsion d’énergie silencieuse et s’immobilisa parmi les hautes herbes de la rive.

Nul ne bougea : il fallait attendre que les instruments automatiques aient achevé leur travail. Alors retentit le tintement feutré d’une sonnette et le pupitre de commande se cribla d’un kaléidoscope de lueurs significatives. Avec un soupir de soulagement, le capitaine Altman se leva.

— Nous avons de la chance, dit-il. Si les tests pathogéniques sont satisfaisants, nous pourrons sortir sans protection. Quel est le résultat de vos observations, Bertrond ?

— La planète est géologiquement stable – pas de volcans actifs, et c’est déjà ça. Je n’ai vu nulle part trace d’agglomérations, mais cela ne prouve rien. Si la civilisation existe ici, peut-être a-t-elle dépassé ce stade ?

— Ou ne l’a-t-elle pas encore atteint ?

Bertrond haussa les épaules.

— Les deux hypothèses sont aussi vraisemblables l’une que l’autre. Je crains que nous ne trouvions pas de sitôt une autre planète de cette taille.

— Et nous disposons de si peu de temps, fit observer Clindar.

Il jeta un coup d’œil sur le tableau de communications qui les reliait au vaisseau mère et, au-delà, au cœur menacé de la Galaxie. Un silence morose tomba sur le trio. Puis Clindar s’approcha du pupitre de commande ; avec une adresse machinale, ses doigts voletèrent sur le clavier.

Il y eut une imperceptible secousse. Une portion de la coque coulissa et le quatrième membre de l’équipage posa le pied sur le sol de la planète inconnue en fléchissant ses jambes métalliques et en ajustant ses servomoteurs à la gravité inhabituelle. À l’intérieur du vaisseau, un écran de télévision s’alluma. L’image représentait une longue perspective d’herbes ondoyantes, coupée, à mi-distance, par quelques arbres. On apercevait un coin du fleuve. Clindar pressa un bouton et l’image défila sans heurt sur l’écran : le robot tournait la tête.

— De quel côté allons-nous ? questionna Clindar.

— Allons jeter un coup d’œil sur ces arbres, répondît Altman. S’il existe une vie animale, c’est là que nous la trouverons.

— Là ! s’écria Bertrond. Un oiseau !

À nouveau, les doigts de Clindar voltigèrent ; l’image se concentra sur la tache minuscule qui était apparue à gauche de l’écran et se dilata rapidement comme le téléobjectif du robot entrait en action.

— C’est bien un oiseau, dit-il. Plumes – bec – bien avancé dans l’échelle de l’évolution. Ce monde est plein de promesses. Je mets la caméra en route.

L’oscillation de l’image due à la progression cadencée du robot ne les gênait pas ; ils s’y étaient habitués depuis longtemps. Par contre, ils n’avaient pu se résigner à explorer un monde par procuration alors que leurs instincts leur criaient de quitter le vaisseau pour aller courir dans l’herbe et sentir sur leur visage la caresse du vent. Mais le risque était trop grand, même sur un monde aussi hospitalier en apparence. Sous ses dehors les plus souriants, la Nature dissimulait toujours une menace. Fauves, reptiles venimeux, marécages – la mort empruntait mille déguisements pour berner l’explorateur imprudent. Plus dangereux encore, il y avait les ennemis invisibles : bactéries, virus, contre lesquels le seul remède se trouvait souvent à mille années-lumière de distance.

Le robot, lui, se riait de ces dangers, et si d’aventure, comme cela se produisait parfois, il se trouvait confronté à un animal assez puissant pour le détruire, eh bien, une machine, cela pouvait toujours se remplacer.

Ils ne rencontrèrent pas âme qui vive en traversant la zone herbeuse. Si le passage du robot troubla la quiétude de minuscules créatures, elles restèrent hors de son champ de vision. Clindar ralentit l’allure de la machine lorsqu’elle pénétra sous les arbres et les observateurs demeurés dans le vaisseau se baissèrent involontairement pour éviter les branches qui semblaient leur cingler le visage. L’image s’assombrit un moment, puis les contrôles se réglèrent en fonction du nouvel éclairage et tout redevint normal.

La forêt grouillait de vie. Elle se dissimulait dans les broussailles, grimpait le long des branches, zébrait l’air de son vol. Elle s’enfuyait en jacassant ou en produisant des sons inarticulés à l’approche du robot. Et les caméras automatiques enregistraient les images qui se formaient sur l’écran, recueillant le matériel qui serait soumis aux biologistes lorsque le vaisseau rentrerait à la base.

Clindar émit un soupir de soulagement lorsque soudain les arbres s’espacèrent. Empêcher le robot de percuter les obstacles pendant qu’il traversait la forêt exigeait une concentration exténuante. En terrain découvert, il pouvait se débrouiller tout seul. Ce fut alors que l’image vacilla comme sous un coup de marteau ; on entendit un grincement métallique et le paysage entier bascula vers le haut à une allure vertigineuse. Le robot chancelait et s’écroulait.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Altman. Vous avez glissé ?

— Non, répondit sombrement Clindar. (Ses doigts s’affairaient sur le clavier.) Quelque chose nous a attaqués par-derrière. J’espère… ah… il m’obéit toujours.

Il fit s’asseoir le robot et lui fit tourner la tête. Le responsable du désordre se tenait à quelques mètres de là, debout, et fouettant rageusement ses flancs de sa longue queue. C’était un grand quadrupède doté d’une mâchoire formidable. Manifestement, il se demandait s’il allait, ou non, attaquer à nouveau.

Lentement, le robot se leva. Alors, l’énorme animal se ramassa pour bondir. Un sourire éclaira le visage de Clindar : il savait comment se tirer de ce mauvais pas. Son pouce pressa une touche qui ne servait pratiquement jamais, celle qui déclenchait la sirène.

Jailli du micro invisible du robot, un horrible ululement retentit à travers la forêt. La machine fit front et marcha sur son adversaire, décrivant des moulinets de ses bras tendus. Stupéfait, l’animal faillit tomber à la renverse dans sa précipitation à s’enfuir. En quelques secondes, il était hors de vue.

— Armons-nous de patience, dit Clindar sur un ton lugubre. Dans deux heures, les bêtes émergeront peut-être de leur cachette.

— J’ignore presque tout de la psychologie animale, remarqua Altman, mais est-ce une réaction normale d’attaquer ainsi quelque chose de totalement inconnu ?

— Certains animaux attaquent tout ce qui bouge, mais c’est plutôt rare. Normalement, ils n’attaquent que pour assouvir leur faim ou pour riposter s’ils sont menacés. Où voulez-vous en venir ? Insinuez-vous qu’il y a sur cette planète d’autres robots ?

— Non, naturellement. Mais notre carnivore a peut-être pris cette machine pour un bipède plus comestible. Ne trouvez-vous pas que cette trouée dans la jungle a quelque chose d’artificiel ? On dirait un sentier.

— Dans ce cas, répliqua aussitôt Clindar, nous allons la suivre pour en avoir le cœur net. C’est un travail harassant que de devoir sans cesse esquiver les arbres, mais j’espère que cette fois, rien ne nous sautera dessus. Cela me porte sur les nerfs.

— Vous aviez raison, Altman, murmura Bertrond, peu après. Il s’agit bien d’un sentier. Cela n’implique pas forcément une intelligence. Après tout, les animaux…

Il laissa sa phrase en suspens. Au même instant, Clindar immobilisait le robot. Le sentier s’évasait en une vaste clairière presque entièrement occupée par un groupe de misérables huttes et cernée par une palissade de bois. Sans doute avait-on édifié cette clôture pour protéger le village contre un ennemi qu’on ne semblait pas redouter pour le moment car les portes en étaient grandes ouvertes. À l’intérieur, les villageois vaquaient paisiblement à leurs occupations. Longtemps, les trois explorateurs regardèrent l’écran en silence.

— C’est à vous donner la chair de poule, dit enfin Clindar en réprimant un frisson. On se croirait chez nous, il y a cent mille ans. J’ai l’impression d’avoir remonté le cours du temps.

— Il n’y a là-dedans rien de bien étrange, répliqua Altman, pratique. N’oubliez pas que nous avons découvert près d’une centaine de planètes sur lesquelles fleurissait un type de vie semblable au nôtre.

— Justement, riposta Clindar, une centaine pour toute la Galaxie ! Et c’est à nous que cela arrive !

— À nous, à d’autres, qu’est-ce que cela change ? conclut philosophiquement Bertrond. Toujours est-il que nous devons décider d’une procédure de contact. Si nous lâchons le robot dans le village, il provoquera une panique générale.

— Bel euphémisme ! dit Altman. Voici ce que nous allons faire : capturer un indigène solitaire et lui prouver que nous sommes animés des meilleures intentions. Camouflez le robot, Clindar. Dissimulez-le quelque part dans les fourrés de telle sorte qu’il puisse observer le village sans se faire remarquer. Nous avons devant nous une semaine d’anthropologie appliquée !

Trois jours plus tard, les tests biologiques confirmèrent que l’on pouvait, sans danger, quitter le vaisseau. Même alors, Bertrond insista pour sortir seul – seul, à condition de ne pas tenir compte de la compagnie non négligeable du robot.

Avec un tel allié, il ne craignait pas d’affronter les fauves de grande taille et les systèmes de défense naturels de son corps viendraient à bout des micro-organismes. Ainsi en avaient décidé les analyseurs, et compte tenu de la complexité du problème, leur pourcentage d’erreurs était remarquablement faible.

Pendant une heure, sous le regard envieux de ses compagnons, il se divertit avec circonspection. Ils devraient patienter trois autres jours avant d’être tout à fait certains de pouvoir, sans risque, suivre son exemple. Ils continuaient de surveiller le village à travers le téléobjectif du robot et d’enregistrer tout ce qu’ils pouvaient avec les caméras. À la nuit tombée, ils avaient déplacé le vaisseau pour l’enfouir au plus profond de la forêt de crainte d’être découverts trop tôt.

Entre-temps, les nouvelles qui leur parvenaient de leur lointain foyer empiraient. D’une certaine façon, leur isolement à la frontière de l’Univers en amortissait l’impact, mais le drame qui se jouait là-bas pesait lourdement sur eux et les emplissait parfois d’un sentiment de futilité. À tout instant, ils le savaient, pouvait leur parvenir l’ordre de faire demi-tour, car l’Empire agonisant faisait appel à ses ultimes ressources. Jusque-là, cependant, ils poursuivraient leur tâche, comme si seule importait la connaissance pure.

Une semaine après s’être posés, ils étaient prêts à tenter l’expérience. Ils savaient quelles pistes empruntaient les villageois pour aller chasser, et Bertrond en choisit une parmi les moins fréquentées. Alors il planta une chaise au beau milieu de la piste et s’installa, un livre à la main.

Naturellement, ce n’était pas aussi simple. Bertrond, en effet, avait pris toutes les précautions imaginables. Dissimulé dans les fourrés à moins de vingt mètres de là, le robot observait la scène au téléobjectif. Il tenait à la main une arme minuscule et meurtrière contrôlée depuis le vaisseau par Clindar. Les doigts en équilibre sur le clavier, ce dernier attendait, espérant que le geste fatal pourrait être évité.

C’était l’aspect négatif du plan ; l’aspect positif, lui, était bien en évidence. Couchée aux pieds de Bertrond, il y avait la carcasse d’un petit animal à corne, cadeau acceptable pour tout chasseur qui passerait par là.

Deux heures plus tard, la radio intégrée à sa combinaison lui chuchota que le moment était venu. Très calme, bien que le sang lui martelât les tempes, Bertrond rangea son livre et fixa les yeux sur la piste. Le sauvage s’avançait avec assurance, brandissant une lance dans son poing droit. Lorsqu’il aperçut Bertrond, il se figea, puis se remit en route, plus lentement. À première vue, il ne risquait rien : l’étranger était de constitution fragile et visiblement non armé.

Lorsqu’il ne fut plus qu’à une demi-douzaine de mètres, Bertrond le gratifia d’un sourire engageant et se leva lentement. Il se baissa, ramassa la carcasse et s’avança vers l’autre pour la lui présenter. Ce geste, n’importe qui, sur n’importe quel monde, en eût compris le sens. Le sauvage tendit les mains, s’empara de l’animal qu’il balança sans effort en travers de son épaule. L’espace d’un instant, ses yeux au regard impénétrable se rivèrent sur ceux de Bertrond ; puis il fit volte-face et reprit le chemin du village. Trois fois, il jeta un coup d’œil derrière lui pour voir si Bertrond le suivait, et chaque fois, l’explorateur lui souriait en agitant la main pour le rassurer. La scène avait duré à peine plus d’une minute. Très digne, ce premier contact entre deux races s’était effectué de la façon la moins dramatique qu’on pût imaginer.

Bertrond demeura immobile jusqu’à ce que l’autre fût hors de vue. Alors seulement, il se détendit et parla dans son micro.

— Excellente prise de contact, fit-il, tout joyeux. Il n’est pas le moins du monde effrayé, ni même méfiant. Je crois qu’il reviendra.

— Je persiste à dire que c’est trop beau pour être vrai, répliqua la voix de Altman dans son oreille. Je m’attendais à une réaction de peur ou d’hostilité. Vous-même, auriez-vous accepté sans plus de façon un somptueux présent de la part d’un étranger aussi singulier ?

Bertrond revenait lentement vers le vaisseau. Le robot était sorti de sa cachette et le suivait à quelques pas, surveillant ses arrières.

— Certainement pas, répondit-il, mais j’appartiens à une communauté civilisée. Confrontés à des étrangers, de parfaits sauvages peuvent réagir très différemment. Imaginez que cette tribu n’ait jamais eu d’ennemis. Sur une planète aussi vaste et aussi peu peuplée, c’est une hypothèse plausible. Alors nous sommes en droit d’attendre une réaction de curiosité, et non d’effroi.

— Si ces gens n’ont pas d’ennemis, répliqua Clindar dont l’attention n’était plus entièrement accaparée par le contrôle du robot, pourquoi ont-ils entouré leur village d’une palissade ?

— Entendez ennemis « humains ». Si c’est le cas, notre tâche s’en trouvera considérablement facilitée.

— Croyez-vous qu’il reviendra ?

— Bien sûr. S’il est aussi humain que je le crois, il reviendra, poussé par la curiosité et l’avidité. Dans deux jours, nous serons les meilleurs amis du monde.

Considéré avec détachement, cela devint une étrange routine. Chaque matin, guidé par Clindar, le robot se mettait en chasse et son efficacité meurtrière ne tarda pas à dépasser celle des plus redoutables fauves. Ensuite, Bertrond attendait l’arrivée de Yaan – cette approximation était la meilleur approche de son nom à laquelle ils avaient pu parvenir. Il s’avançait avec assurance, toujours à la même heure, et toujours seul. Préférait-il garder le secret de son étonnante découverte afin de se voir attribuer tout le mérite de son tableau de chasse ? Si cette hypothèse était la bonne, alors son calcul trahissait une prévoyance et une astuce surprenantes.

Au début, à peine avait-il reçu son trophée que Yaan faisait demi-tour, comme s’il craignait que l’auteur d’un tel cadeau ne changeât d’avis. Mais bientôt, ainsi que l’avait espéré Bertrond, il le persuada de rester un peu. Il lui suffisait pour cela de se livrer à quelques tours de passe-passe ou d’exhiber des morceaux de tissus ou des cristaux aux couleurs éclatantes dont la vue remplissait l’indigène d’une joie enfantine. Enfin, Bertrond put l’amener à faire de longues déclarations ; naturellement, toutes furent enregistrées et filmées à travers les yeux du robot dissimulé non loin de là.

Un jour, peut-être, les philologues parviendraient à analyser ce matériel, mais le seul résultat obtenu par Bertrond fut de découvrir le sens de quelques verbes et noms élémentaires. Ce n’était pas si facile, car non seulement Yaan se servait de différents mots pour désigner un seul objet, mais il arrivait aussi qu’un même mot désignât des objets différents.

Dans l’intervalle de ces rencontres quotidiennes, le vaisseau sillonnait le ciel de la planète. Tantôt les explorateurs se livraient à des observations aériennes, tantôt ils se posaient en vue d’examens plus détaillés. À plusieurs reprises, ils repérèrent d’autres villages, mais jamais Bertrond ne tenta d’établir de contact avec eux : manifestement, leur niveau culturel n’était pas plus avancé que celui de Yaan et des siens.

Cruel destin, songeait parfois Bertrond, qui avait voulu que l’une des quelques races vraiment humaines disséminées à travers la Galaxie fût découverte aussi tard. Peu de temps auparavant, l’événement eût revêtu une importance extraordinaire ; à présent, la civilisation aux abois se souciait peu de ces lointains cousins qui piétinaient à l’aube de l’histoire.

Lorsque Bertrond eut la certitude d’être devenu partie intégrante de la vie de Yaan, il le présenta au robot. L’indigène était en train d’admirer les dessins formés par un kaléidoscope lorsque Clindar fit apparaître le robot. Il s’approcha, foulant l’herbe à grandes enjambées, sa dernière victime couchée en travers d’un bras métallique. Pour la première fois, Yaan manifesta quelque chose qui ressemblait à de la peur. Sous l’effet des paroles apaisantes de Bertrond, il se détendit, sans toutefois quitter le monstre des yeux. La machine fit halte à quelques pas et Bertrond s’avança vers elle. Le robot leva son bras et lui tendit l’animal. Il le prit solennellement puis, chancelant sous ce poids inaccoutumé, se tourna vers Yaan et le lui présenta à son tour.

Bertrond eût beaucoup donné pour connaître les pensées de Yaan lorsqu’il accepta ce nouveau cadeau. Que représentait à ses yeux le robot ? Le maître ou l’esclave ? Mais peut-être ces concepts dépassaient-ils son intelligence : pour lui, le robot pouvait n’être qu’un autre homme, tout simplement, un chasseur, compagnon de Bertrond.

La voix de Clindar, un peu amplifiée, jaillit du micro du robot.

— Il nous accepte avec un flegme étonnant. On dirait que rien ne l’effraie.

— Vous persistez à juger ses réactions conformément à nos propres critères, fit observer Bertrond. Sa psychologie, ne l’oubliez pas, est radicalement différente et beaucoup plus sommaire. À présent qu’il a confiance en moi, rien de ce que j’accepte n’éveillera sa suspicion.

— Croyez-vous qu’il en serait de même pour tous les membres de sa race ? insista Altman. On ne peut guère en juger sur un seul spécimen. J’ai hâte de voir leur réaction lorsque nous lâcherons le robot dans le village.

— Tiens ! Voilà qui le surprend ! Il n’a jamais vu personne pouvant s’exprimer avec deux voix différentes.

— À votre avis, devinera-t-il la vérité lorsqu’il aura fait notre connaissance ?

— Non. Pour lui, le robot restera de la magie pure et simple – mais ni plus ni moins que le feu, ou l’éclair, et tous les autres prodiges qui, déjà, lui semblent normaux.

— Alors, que décidons-nous ? demanda Altman, avec un soupçon d’impatience. Préférez-vous le conduire au vaisseau ou faire d’abord votre entrée dans le village ?

Bertrond hésita.

— L’un et l’autre me semblent prématurés. Songez à tous les accidents qui se sont produits avec d’autres espèces lorsque nous avons voulu précipiter les choses. Je vais lui laisser le temps de réfléchir, et demain, je tâcherai de le convaincre de rentrer au village en compagnie du robot.

Là-bas, dans le vaisseau camouflé, Clindar activa le robot. Cette prudence excessive lui pesait également, mais Bertrond était le grand spécialiste des formes de vie étrangères, et seul habilité à prendre ce genre de décisions.

Il lui arrivait de regretter de ne pas être lui-même un robot, dénué de sentiments ou d’émotions, capable de regarder la chute d’une feuille ou l’agonie d’un monde avec un égal détachement.

Le soleil était bas lorsque la formidable voix retentit dans la jungle. Malgré son volume inhumain, Yaan la reconnut aussitôt. C’était la voix de son ami, et elle l’appelait. Dans le silence où s’attardait l’écho, les villageois se figèrent. Jusqu’aux enfants qui ne jouaient plus : on n’entendait que la plainte fragile d’un nourrisson effrayé par ce soudain silence.

Tous les regards convergeaient sur Yaan. Il courut vers sa hutte et empoigna la lance qui était posée à l’entrée. Bientôt, on fermerait la palissade pour interdire l’entrée du village aux rôdeurs de la nuit ; pourtant, sans hésitation aucune, il s’enfonça dans l’obscurité croissante. Il franchissait les portes lorsqu’à nouveau retentit cet appel puissant ; il renfermait cette fois une nuance impérative perceptible à travers toutes les barrières linguistiques et culturelles.

Le géant étincelant qui parlait avec plusieurs voix vint à sa rencontre et lui fit signe de le suivre. Bertrond demeurait invisible. Ils marchèrent pendant plus d’un kilomètre avant de l’apercevoir, debout sur la rive, scrutant la nuit au-delà des eaux noires et mouvantes.

Comme Yaan approchait, il se tourna, sans toutefois paraître conscient de sa présence. Puis, d’un geste, il renvoya la créature brillante. Elle se fondit dans la nuit.

Yaan attendait. Il ne ressentait aucune impatience, bien au contraire. Une sensation inconnue, qu’il eût été incapable d’exprimer avec ses mots à lui, l’envahissait : le bonheur. En présence de Bertrond, il éprouvait les premiers symptômes de cette ferveur désintéressée et parfaitement irrationnelle que sa race ne connaîtrait pas avant de nombreux siècles.

Le spectacle était singulier. Deux hommes se faisaient face sur la rive du fleuve. L’un d’eux était vêtu d’une combinaison moulante équipée de petits mécanismes compliqués. L’autre voilait sa nudité d’une peau de bête et tenait dans son poing une lance à pointe de silex. Dix mille générations les séparaient ; dix mille générations et le gouffre incommensurable de l’espace. Pourtant, tous deux étaient humains. Comme cela doit souvent lui arriver à l’échelle de l’Éternité, la Nature avait reproduit un de ses modèles fondamentaux.

Bertrond s’anima soudain. Il se mit à marcher de long en large à courtes enjambées saccadées, et lorsqu’il parla, sa voix avait des accents de démence.

— Tout est fini, Yaan. J’avais espéré que nous pourrions vous arracher à la barbarie en une douzaine de générations, mais désormais, vous devrez lutter seuls pour sortir de la jungle et peut-être n’y parviendrez-vous pas avant mille ans. Je regrette… Notre aide vous eût été précieuse. Je voulais rester malgré tout, mais Altman et Clindar parlent du devoir qui nous attend, et sans doute ont-ils raison. Nous n’éviterons pas le drame, mais notre monde nous rappelle, et nous ne pouvons l’abandonner.

» J’aimerais tant que tu puisses me comprendre, Yaan, et saisir la portée de mes paroles. Je te laisse ces ustensiles : tu découvriras l’usage de certains, bien que d’ici à une génération, il se pourrait bien qu’ils fussent perdus ou oubliés. Vois comme cette lame est tranchante : plusieurs siècles passeront avant que ton espèce puisse fabriquer la même. Et prends bien soin de ceci ; lorsque tu presses le bouton… regarde ! Si tu t’en sers avec parcimonie, elle te donnera de la lumière pendant des années, mais tôt ou tard, elle s’éteindra. Quant aux autres objets, utilise-les du mieux que tu pourras.

» Voici qu’à l’est s’allume la première étoile. T’arrive-t-il de contempler les étoiles, Yaan ? Combien de temps te faudra-t-il pour découvrir ce qu’elles sont, et où serons-nous alors, je me le demande. Ces étoiles sont notre foyer, Yaan, et nous assistons, impuissants, à leur agonie. Beaucoup sont déjà mortes, dans des explosions trop vastes pour que toi, ou moi, puissions les concevoir. Cent mille de vos années s’écouleront avant que vous parvienne la lueur de ces bûchers funéraires, plongeant vos descendants dans des abîmes de perplexité. À ce moment-là, peut-être ton espèce se sera-t-elle lancée dans la conquête des étoiles. J’aimerais pouvoir te mettre en garde contre les erreurs que nous avons commises et qui vont réduire à néant tous nos efforts.

» C’est une chance pour ton peuple, Yaan, que votre monde se trouve à la frontière de l’Univers. Il se peut que vous échappiez au destin qui nous attend. Un jour, peut-être vos vaisseaux sillonneront-ils l’espace comme nous l’avons fait ; ils découvriront les ruines de nos mondes et s’interrogeront à notre sujet. Mais jamais ils ne sauront que nous nous sommes rencontrés, au bord de ce fleuve, alors que votre race était encore jeune.

» Voici venir mes amis ; ils ne m’attendront plus. Adieu, Yaan – fais bon usage des choses que je t’ai données. Ton monde ne possède rien de plus précieux.

Toute scintillante sous la clarté des étoiles, une silhouette immense descendait du ciel. Sans se poser, elle s’immobilisa un peu au-dessus du sol et dans un silence absolu, un rectangle de lumière se découpa dans son flanc. Le géant étincelant surgit de l’ombre et franchit la porte de lumière. Bertrond le suivit. Sur le seuil, il s’arrêta pour adresser à Yaan un dernier signe, puis les ténèbres l’engloutirent.

Aussi lentement que s’échappent du feu les volutes de fumée, le vaisseau s’éleva dans le ciel. Lorsqu’il fut à l’horizon un point si petit que Yaan s’imagina pouvoir le tenir dans ses mains, il se brouilla et devint un trait de lumière dardé vers les étoiles. Un coup de tonnerre ébranla la nuit paisible ; alors seulement, Yaan sut que les dieux étaient partis et ne reviendraient jamais plus.

Longtemps, il demeura sur la rive ; un profond sentiment d’abandon envahit son âme, qu’il ne devait jamais ni oublier ni comprendre. Ensuite, avec soin et vénération, il ramassa les objets que lui avait offerts Bertrond.

Sous la voûte étoilée, la silhouette solitaire revint lentement sur ses pas. Le sol qu’elle foulait n’avait pas encore de nom, mais là-bas, le fleuve s’écoulait paisiblement vers l’océan, baignant de ses méandres les plaines fertiles sur lesquelles, mille siècles plus tard, les descendants de Yaan bâtiraient la grande cité appelée Babylone.

Arthur C. Clarke : À l'aube de l'histoire
  • Auteur : Arthur C. Clarke
  • Titre : À l’aube de l’histoire
  • Titre original : Encounter in the Dawn
  • Publié dans : Amazing Stories, juin-juillet 1953
  • Traduction : Iawa Tate

No te pierdas nada, únete a nuestros canales de difusión y recibe las novedades de Lecturia directamente en tu teléfono: