Frank Belknap Long : Les chiens de Tindalos

Frank Belknap Long : Les chiens de Tindalos

Synopsis : « Les chiens de Tindalos » (The Hounds of Tindalos) est une nouvelle de Frank Belknap Long, publiée dans Weird Tales en mars 1929, au sein de l’univers des Mythes de Cthulhu. L’histoire suit Halpin Chalmers, un érudit fasciné par les mystères du temps et de l’espace, qui décide de mener une expérience audacieuse afin de confirmer ses théories. Grâce à une étrange substance asiatique altérant la perception, Chalmers cherche à voyager mentalement à travers le temps, observant les vies de ses ancêtres jusqu’aux origines de l’humanité. Cependant, ce qui commence comme un voyage fascinant se transforme bientôt en un cauchemar horrible.

Frank Belknap Long : Les chiens de Tindalos

Les chiens de Tindalos

Frank Belknap Long
(Nouvelle complète)

1

— Je suis heureux que vous soyez venu, dit Chalmers.

Il était assis près de la fenêtre, le visage très pâle. Deux hautes bougies vacillaient à côté de lui, projetant une lumière ambrée sur son long nez et son menton légèrement fuyant. Chalmers n’avait rien de moderne chez lui. Il avait l’âme d’un ascète médiéval et il préférait les manuscrits enluminés aux voitures automobiles, les gargouilles de pierre ricanantes aux radios et aux machines à calculer.

En traversant la pièce pour aller m’asseoir sur le divan, je jetai un coup d’œil à son bureau et fus surpris de découvrir qu’il était en train d’étudier les formules mathématiques d’un célèbre physicien contemporain et qu’il avait couvert de nombreux feuillets de curieuses figures géométriques.

— Einstein et John Dee forment une bien singulière paire de compagnons, remarquai-je, tandis que mon regard se déplaçait des tableaux mathématiques vers la soixantaine d’ouvrages composant son étrange petite bibliothèque.

Plotin et Emmanuel Moscopulus, saint Thomas d’Aquin et Frenicle de Bessy voisinaient sur les sombres étagères d’ébène, et les fauteuils, la table, le bureau étaient jonchés de brochures et de pamphlets sur la sorcellerie du Moyen Âge, la magie noire, les envoûtements et toutes ces choses passionnantes que le monde moderne a répudiées.

Chalmers me sourit en m’offrant une cigarette russe sur un plateau bizarrement gravé.

— Nous découvrons aujourd’hui, me dit-il, que les anciens alchimistes et les sorciers avaient aux deux tiers raison, et que vos matérialistes et vos biologistes d’aujourd’hui se trompent neuf fois sur dix.

— Vous avez toujours méprisé la science moderne, répliquai-je avec une certaine irritation.

— Uniquement le dogmatisme scientifique, rectifia-t-il. J’ai toujours été un rebelle, un ardent défenseur de l’originalité et des causes perdues ; c’est pourquoi j’ai choisi de répudier les conclusions des biologistes contemporains.

— Et Einstein ? demandai-je.

— Un grand prêtre de la mathématique transcendantale ! murmura-t-il respectueusement. Un profond mystique et un explorateur du grand soupçonné !

— Donc, vous ne méprisez pas totalement la science.

— Bien sûr que non ! Mais, simplement, je me méfie du positivisme scientifique des cinquante dernières années, le positivisme de Haeckel, de Darwin et de M. Bertrand Russell. Je crois sincèrement que la biologie a pitoyablement échoué et qu’elle est incapable d’expliquer le mystère de l’origine et du destin de l’homme.

— Donnez-leur le temps.

L’œil de Chalmers brilla.

— Mon ami, votre jeu de mots est sublime ! Donnez-leur le temps. C’est précisément ce que je voudrais. Mais le biologiste moderne se moque du temps. Il détient la clef mais refuse de s’en servir. Que savons-nous du temps, au fond ? Einstein pense qu’il est relatif, qu’il peut s’interpréter en termes d’espace, d’espace incurvé. Mais devons-nous nous en tenir là ? Quand la mathématique nous laisse tomber, ne pouvons-nous pas progresser par… intuition ?

— Vous vous aventurez là en terrain dangereux, répliquai-je. Un risque que le véritable investigateur évite. C’est pourquoi la science moderne a progressé si lentement. Elle n’accepte rien qui ne puisse être démontré. Mais vous…

— Je prendrai du hachisch, de l’opium, toutes sortes de drogues. J’imiterai les sages de l’Orient. Et alors je parviendrai peut-être à saisir…

— Quoi donc ?

— La quatrième dimension.

— Sornettes théosophiques !

— Peut-être. Mais je crois que les drogues exaltent la conscience humaine. William James était de cet avis. Et j’en ai découvert une nouvelle.

— Une nouvelle drogue ?

— Elle était utilisée il y a des siècles par les alchimistes chinois, mais elle est pratiquement inconnue en Occident. Ses propriétés occultes sont stupéfiantes, si j’ose m’exprimer ainsi. Grâce à elle, et à mes propres connaissances mathématiques, je suis à peu près certain de pouvoir remonter le temps.

— Je ne comprends pas.

— Le temps est simplement notre perception imparfaite d’une nouvelle dimension de l’espace. Le temps et le mouvement sont deux illusions. Tout ce qui a existé depuis le commencement du monde existe encore aujourd’hui. Des événements qui se sont déroulés il y a des siècles sur cette planète continuent d’exister dans une autre dimension de l’espace. Des événements qui se produiront dans plusieurs siècles existent déjà aujourd’hui. Nous ne pouvons percevoir leur existence parce que nous sommes incapables de pénétrer la dimension de l’espace qui les contient. Les êtres humains tels que nous les connaissons ne sont que des fractions, des fractions infiniment petites d’un tout immense. Tout être humain est relié à toute vie qui l’a précédé sur terre. Tous ses ancêtres font partie de lui. Seul le temps le sépare de ses ascendants, et le temps est une illusion qui n’existe pas.

— Je crois comprendre, murmurai-je.

— Pour mon propos, il suffit que vous ayez une idée si vague soit-elle de ce que je désire accomplir. Je veux arracher de mes yeux le voile de l’illusion que le temps y a jeté, et voir le commencement et la fin.

— Et vous pensez que cette nouvelle drogue vous y aidera ?

— J’en suis persuadé. Et je veux que vous m’aidiez. J’ai l’intention de prendre cette drogue immédiatement. Je ne peux plus attendre. Il me faut voir ! Je vais retourner en arrière, je vais remonter le temps.

Ses yeux brillaient étrangement. Il se leva et alla à la cheminée. Quand il se retourna, je vis qu’il tenait à la main une petite boîte carrée.

— J’ai là cinq petites pilules de Liso. C’est le nom de cette drogue. Elle était employée par Lao Tse, le grand philosophe chinois, et sous son influence il a vu Tao. Tao est la force la plus mystérieuse du monde, qui entoure et pénètre toutes choses, qui contient l’univers visible et tout ce que nous appelons réalité. Celui qui perce les mystères de Tao voit clairement tout ce qui a été et tout ce qui sera.

— Foutaises, grommelai-je.

— Tao ressemble à un énorme animal, tapi, immobile, contenant dans son corps gigantesque tous les mondes de notre univers, le passé, le présent et l’avenir. Nous voyons des portions de cet immense monstre par une mince ouverture, que nous appelons le temps. Avec l’aide de cette drogue, j’élargirai l’ouverture. Je contemplerai la vie dans son ensemble, toute l’énorme bête tapie en son entier.

— Et qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

— Observez, mon ami. Observez et prenez des notes. Et si je remonte trop loin, vous devrez me rappeler à la réalité. Vous pouvez me ramener en me secouant violemment. Si je semble souffrir d’une vive douleur physique, vous devrez me rappeler immédiatement.

— Chalmers, dis-je posément, j’aimerais mieux que vous renonciez à cette expérience. Vous prenez des risques horribles. Je ne crois pas qu’il existe une quatrième dimension et je ne crois absolument pas à votre Tao. Et je ne tiens pas du tout à vous voir faire des expériences en avalant une drogue inconnue.

— Je connais les propriétés de cette drogue, affirma-t-il. Je sais avec précision comment elle agit sur l’être humain et je connais ses dangers. Le risque ne réside pas dans la drogue en soi. Ma seule crainte est de me perdre dans le temps. J’assisterai la drogue, comprenez-vous ? Avant d’avaler cette pilule, je concentrerai toute mon attention sur les symboles géométriques et algébriques que j’ai tracés sur cette feuille de papier, expliqua-t-il en prenant le tableau que j’avais vu. Je préparerai mon esprit à cette incursion dans le temps. J’aborderai la quatrième dimension avec mon esprit conscient avant de prendre la drogue qui me permettra de développer mes pouvoirs de perception occultes. Avant de pénétrer dans le monde onirique des mystiques orientaux, j’aurai acquis l’aide mathématique que la science moderne peut me fournir. Ces connaissances mathématiques, cette approche consciente d’une compréhension réelle de la quatrième dimension compléteront l’action de la drogue. La drogue m’ouvrira d’extraordinaires horizons nouveaux, la préparation mathématique me permettra de les comprendre intellectuellement. Il m’est souvent arrivé d’aborder la quatrième dimension dans mes rêves, émotionnellement, instinctivement, mais je n’ai jamais pu me rappeler, une fois éveillé, les splendeurs occultes qui m’avaient été fugacement révélées… Mais, avec votre aide, je crois pouvoir en conserver le souvenir. Vous noterez tout ce que je dis sous l’influence de la drogue. Quelle que soit l’incohérence de mes propos, et tout étranges qu’ils vous paraissent, vous n’omettrez rien. À mon réveil, je serai sans doute à même de fournir la clef de tout ce qui paraît mystérieux ou incroyable. Je ne suis pas certain de réussir mais, si j’y parviens, alors… le temps n’existera plus pour moi !

Son regard était étrangement lumineux. Il se rassit brusquement.

— Je vais immédiatement procéder à l’expérience. Placez-vous là, près de la fenêtre, et observez. Vous avez un stylo ?

Inquiet, je hochai la tête et tirai de la poche supérieure de mon gilet un Waterman vert pâle.

— Et un bloc-notes, Frank ?

En soupirant, je pris mon agenda.

— Je suis formellement opposé à cette expérience, marmonnai-je. Vous prenez un risque terrible.

— Ne radotez pas comme une vieille fille, protesta-t-il. Rien de ce que vous pourrez dire ne me retiendra. Je vous demande de vous taire pendant que j’étudie ces graphiques.

Il prit les tableaux et les examina longuement. J’observais la pendule sur la cheminée, j’écoutais son tic-tac, et une peur irraisonnée me glaçait le cœur.

Soudain la pendule se tut et au même instant Chalmers avala sa drogue.

Je me levai vivement pour aller vers lui mais ses yeux m’implorèrent de ne pas intervenir.

— La pendule s’est arrêtée, murmura-t-il. Les forces qui la contrôlent approuvent mon expérience. Le temps s’est arrêté, et j’ai avalé la drogue. Je prie Dieu de ne pas me perdre en chemin.

Il ferma les yeux et s’allongea sur le sofa. Tout le sang avait reflué de son visage ; sa respiration devenait oppressée. Il était manifeste que la drogue agissait avec une rapidité extraordinaire.

— Il commence à faire noir, souffla-t-il. Notez ça. Il commence à faire nuit et les objets familiers de cette pièce s’estompent. Je les discerne encore vaguement, entre les paupières, mais ils disparaissent.

Je secouai mon stylo pour faire descendre l’encre et me mis à écrire rapidement, en sténo.

— Je quitte la pièce. Les murs disparaissent et je ne peux plus voir aucun des objets familiers. Votre figure reste encore visible, cependant. J’espère que vous écrivez. Je crois que je suis sur le point de faire un bond, un grand bond dans l’espace. Ou peut-être dans le temps. Je n’en sais rien. Tout est noir, indistinct…

Il se tut pendant un moment, la tête penchée, le menton sur la poitrine. Puis, brusquement, il se raidit et ses yeux s’ouvrirent.

— Dieu du ciel ! cria-t-il. Je vois !

Il s’était redressé et regardait fixement le mur d’en face. Mais je savais qu’il voyait au-delà et que pour lui les objets de la pièce n’existaient plus.

— Chalmers ! criai-je. Chalmers, voulez-vous que je vous réveille ?

— Non ! hurla-t-il. Je vois tout ! Les milliards de vies qui m’ont précédé sur cette planète sont là devant moi. Je vois des hommes de tous les temps, de toutes les races, de toutes couleurs. Ils se battent, ils tuent, ils bâtissent, ils dansent, ils chantent. Ils sont assis autour de feux de bois dans des plaines désertiques, et volent dans les airs à bord de monoplans. Ils naviguent sur les mers dans des pirogues d’écorce et dans d’énormes vapeurs ; ils peignent des bisons et des mammouths sur les parois de sombres cavernes et couvrent d’immenses toiles de dessins abstraits. Je peux voir les migrations des Atlantes. Les migrations des Lémuriens. Je vois les races anciennes, une horde étrange de nains tout noirs envahissant l’Asie, et les hommes de Néanderthal, la tête basse et les genoux fléchis qui parcourent l’Europe. Je vois les Achéens se propager dans les îles grecques, et les débuts grossiers de la culture hellène. Je suis à Athènes et Périclès est jeune. Je foule la terre de l’Italie. J’assiste à l’enlèvement des Sabines, je marche avec les Légions impériales. Je frémis de crainte et de respect tandis que les aigles défilent et que la terre tremble sous le pas des vainqueurs. Mille esclaves nus se jettent à terre tandis que je passe dans une litière d’or et d’ivoire traînée par les bœufs noirs de Thèbes, et les vestales me jettent des fleurs en criant « Ave César ! ». Je suis moi-même un esclave sur une galère mauresque. J’assiste à l’érection d’une immense cathédrale. Pierre par pierre, elle s’élève et, durant les mois et les années, je reste là, je l’observe et je la vois grandir. Je suis brûlé sur une croix, la tête en bas, dans les jardins de Néron embaumés de thym, et je regarde avec ironie et amusement les bourreaux au travail dans les sombres geôles de l’Inquisition… Je marche dans les sanctuaires les plus sacrés ; je pénètre dans les Temples de Vénus. Je me prosterne devant la Magna Mater et je jette des pièces d’or sur les genoux nus des courtisanes sacrées qui sont assises, le visage voilé, dans les vergers de Babylone. Je me glisse dans un théâtre élisabéthain et parmi la populace vile j’applaudis Le Marchand de Venise. Je me promène avec Dante dans les étroites ruelles de Florence ; je rencontre la jeune Béatrice et le bas de sa robe effleure mes sandales tandis que je la contemple, extasié. Je suis un prêtre d’Isis et ma magie stupéfie les nations. Simon Magnus s’agenouille devant moi, implorant mon secours, et le Pharaon tremble à mon approche. En Inde, je converse avec les Maîtres et je fuis leur présence en hurlant, car leurs révélations sont comme du sel sur une plaie sanglante.

« Je perçois tout, simultanément. Je perçois tout, de tous côtés ; je fais partie des milliards d’êtres grouillants qui m’entourent. J’existe en chaque homme et tout homme existe en moi. Je perçois dans son entier l’histoire de l’humanité en un seul instant, le passé et le présent… Un simple effort, et je puis voir encore plus loin, plus loin. Maintenant je remonte par d’étranges courbes et angles. Les angles et les courbes se multiplient autour de moi. Je perçois de grands segments de temps à travers les courbes. Il y a le temps incurvé, et le temps angulaire. Les êtres qui existent dans le temps angulaire ne peuvent pénétrer dans le temps incurvé. C’est tout à fait étrange…

« Je remonte plus loin encore. L’homme a disparu de la terre. Des reptiles gigantesques se tapissent sous des palmiers géants et nagent dans les sombres eaux visqueuses de lacs sinistres. Maintenant les reptiles ont disparu. Il ne reste plus aucun animal sur la terre mais sous les eaux, parfaitement visibles à mes yeux, des formes sombres ondulent lentement parmi la végétation pourrissante… Les formes deviennent de plus en plus simples. À présent, elles ne sont que des cellules uniques. Tout autour de moi il y a des angles, des angles étranges qui n’ont pas leur contrepartie sur la terre. J’ai atrocement peur… Il y a un abîme d’existence que l’homme n’a jamais sondé…

Je sursautai. Chalmers s’était brusquement levé et il gesticulait désespérément.

— Je passe par des angles supraterrestres ! J’approche… ah ! l’horreur… L’horreur brûlante, infernale !

— Chalmers ! criai-je. Vous voulez que j’intervienne ?

Il porta vivement sa main droite à ses yeux, comme pour cacher une vision innommable.

— Pas encore, gémit-il. Je veux poursuivre… Je veux voir… ce qu’il y a… au-delà…

Une sueur froide ruissela de son front et ses épaules tressautèrent spasmodiquement. Il était maintenant blême, livide de terreur.

— Au-delà de la vie il y a… des choses que je ne puis distinguer. Elles passent lentement au travers des angles. Elles n’ont pas de corps, et elles se déplacent lentement en passant par des angles impossibles.

Ce fut alors que je remarquai l’odeur. Une puanteur indescriptible, si écœurante que je ne pus la supporter. J’allai rapidement à la fenêtre et l’ouvris en grand. Quand je revins vers Chalmers et le regardai dans les yeux, je faillis m’évanouir.

— Je crois qu’ils m’ont senti, glapit-il. Ils se tournent de mon côté !

Il tremblait de tous ses membres. Pendant une seconde ou deux il parut griffer l’air, puis ses jambes fléchirent et il tomba à plat ventre, en gémissant et en bavant.

Je le regardai en silence se traîner sur le sol. Ce n’était plus un homme. Il montrait les dents et de la salive moussait aux coins de sa bouche.

— Chalmers ! hurlai-je. Chalmers, arrêtez ! Ça suffit, vous entendez ?

Comme pour répondre à ma prière, il se mit à émettre des sons rauques, étranges, des espèces d’aboiements, tout en se traînant tout autour de la pièce. Je le saisis par les épaules. Avec l’énergie du désespoir, je le secouai violemment. Il tourna la tête et voulut me mordre le poignet. J’étais malade d’horreur, mais je n’osais le lâcher de crainte qu’il se tue dans un paroxysme de rage.

— Chalmers, suppliai-je, calmez-vous. Il n’y a rien dans cette pièce qui puisse vous faire du mal. Vous m’entendez ? Vous me comprenez ?

Je continuai de le secouer et de l’admonester et petit à petit sa figure perdit son expression démente. Il fut secoué d’un grand frisson puis il retomba comme une masse sur le tapis d’Orient.

Je le soulevai et le portai sur le sofa. Ses traits étaient convulsés de douleur et je devinai qu’il luttait encore pour échapper à d’abominables souvenirs.

— Whisky, souffla-t-il. Dans le secrétaire, près de la fenêtre… tiroir du haut à gauche…

Je trouvai une flasque et, quand je la lui tendis, ses doigts se crispèrent si fortement que ses phalanges devinrent presque bleues.

— Ils ont failli m’avoir, haleta-t-il.

Il but avidement au goulot et bientôt l’alcool le ranima, ses couleurs revinrent.

— Cette drogue est abominable, déclarai-je.

— Ce n’est pas la drogue, murmura-t-il.

Ses yeux n’avaient plus cet éclat dément mais il avait toujours l’air d’une âme en perdition.

— Ils m’ont senti, dans le temps, gémit-il. Je suis allé trop loin.

— Comment étaient-ils ? demandai-je pour ne pas le contrarier.

Il se pencha brusquement en avant et me saisit la main. Il frémissait horriblement.

— Aucun mot de notre langue ne peut les décrire, me dit-il d’une voix basse et rauque. Ils sont vaguement symbolisés dans le mythe de la Chute, et sous une forme obscène que l’on trouve parfois gravée sur d’antiques tablettes. Les Grecs avaient un nom pour eux, qui voilait leur horreur intrinsèque. L’arbre, le serpent et la pomme… tels sont les vagues symboles d’un mystère épouvantable… Frank, Frank ! glapit-il, un acte terrible et innommable a été commis au commencement. Avant le commencement des temps, l’acte, et à partir de cet acte…

Il s’était relevé et arpentait nerveusement la pièce.

— Les séquelles de l’acte passent par des angles dans les sombres recoins du temps. Ils sont affamés et assoiffés !

— Chalmers, murmurai-je en m’efforçant de le calmer. Nous sommes dans la troisième décennie du XXe siècle !

— Ils sont maigres et assoiffés ! hurla-t-il. Les Chiens de Tindalos !

— Chalmers ! Vous ne voulez pas que je téléphone à un médecin ?

— Un médecin ne pourrait rien pour moi. Il y a des horreurs de l’âme, et pourtant… Ils existent, Frank, ils sont réels ! Je les ai vus !Pendant un instant, je me suis trouvé de l’autre côté. Je me dressais sur une plage grise et pâle au-delà du temps et de l’espace. Dans une horrible lumière qui n’était pas de la lumière, dans un silence qui hurlait, et je les ai vus, eux ! Tous les maléfices de l’univers étaient concentrés dans leurs corps maigres et affamés. Mais avaient-ils des corps ? Je n’en suis pas sûr, je les ai à peine aperçus. Mais je les ai entendus respirer ! J’ai senti pendant un instant indescriptible leur souffle sur ma figure. Ils se sont tournés vers moi et j’ai pris la fuite en hurlant. En une fraction d’instant j’ai fui en hurlant à travers le temps. J’ai couru durant des millénaires, des milliards d’années… Mais ils m’avaient senti. Les hommes éveillent en eux un appétit cosmique. Nous avons échappé, momentanément, à l’horreur nauséabonde qui les entoure. Ils sont assoiffés de tout ce qui, en nous, est resté propre, a pu survivre à l’acte sans être contaminé. Il y a une partie de nous qui n’a pas pris part à l’acte, et cela ils le haïssent. Mais il ne faut pas croire qu’ils sont littéralement, prosaïquement mauvais. Ils se situent au-delà du bien et du mal tels que nous les connaissons. Ils sont ce qui, au commencement des temps, a perdu la grâce. À cause de l’acte, ils sont devenus des créatures de mort, des réceptacles de l’impureté. Mais ils ne sont pas maléfiques ni mauvais dans le sens où nous le comprenons, parce que, dans les sphères où ils vivent, il n’y a pas de pensée, pas de morale, le bien et le mal n’existent pas. Il n’y a que ce qui est pur et ce qui est souillé. Le pur s’exprime par des courbes, le souillé par des angles. L’homme, ce qu’il a pu conserver de pur, descend de la courbe. Ne riez pas. Je parle littéralement !

Je me levai et allai prendre mon chapeau.

— Je vous plains sincèrement, Chalmers, dis-je en ouvrant la porte. Mais je n’ai pas la moindre envie d’écouter plus longtemps vos sornettes. Je vais vous envoyer mon médecin. C’est un brave homme et il ne se fâchera pas si vous l’envoyez au diable. Mais j’espère que vous écouterez ses conseils. Une semaine de repos dans une maison de santé vous ferait le plus grand bien.

Je l’entendis rire quand je descendis, mais c’était un rire si amer que j’en eus les larmes aux yeux.

2

Quand Chalmers me téléphona le lendemain matin, mon premier mouvement fut de raccrocher immédiatement. Sa requête était si insensée et sa voix si égarée que je craignais, en m’associant plus longtemps avec lui, de perdre la raison. Cependant, je ne pouvais douter de l’authenticité de sa détresse et, quand il s’effondra et que je l’entendis sangloter, je ne pus qu’accéder à sa demande.

— Très bien, lui dis-je. J’arrive, et j’apporte le plâtre.

En chemin, je passai chez un quincaillier et achetai dix kilos de plâtre. Quand j’arrivai chez Chalmers, je le trouvai accroupi près de la fenêtre en train de contempler le mur d’en face avec des yeux fiévreux et terrifiés. Dès qu’il m’aperçut, il se leva et saisit le sac de plâtre avec une avidité qui me stupéfia et m’horrifia. Il avait débarrassé la pièce de tous ses meubles et elle était à présent tout à fait nue.

— Nous allons peut-être pouvoir les déjouer, s’exclama-t-il. Mais nous n’avons pas un instant à perdre. Il y a un escabeau dans le vestibule, Frank. Allez vite le chercher. Et apportez aussi un seau d’eau.

— Mais pourquoi…

Il se retourna brusquement, la figure congestionnée.

— Pour le plâtre, imbécile ! cria-t-il. Pour préparer le plâtre qui sauvera nos corps et nos âmes d’une épouvantable contamination. Pour préparer le plâtre qui sauvera le monde de… Frank ! Il faut les empêcher de nous envahir !

— Qui ? murmurai-je.

— Les chiens de Tindalos ! Ils ne peuvent nous atteindre que par les angles. Nous devons donc éliminer tous les angles de cette pièce. Je vais replâtrer tous les angles, boucher toutes les fissures. Nous devons faire en sorte que cette pièce ressemble à l’intérieur d’une sphère.

Je savais qu’il serait inutile de discuter. J’allai donc chercher l’escabeau. Chalmers prépara le plâtre et, pendant trois heures, nous travaillâmes avec acharnement. Nous arrondîmes tous les angles, lissant le plâtre aux quatre coins des murs, à la jointure avec le plafond et le plancher, et dans l’embrasure de la fenêtre.

— Je vais rester dans cette pièce jusqu’à leur retour dans le temps, déclara-t-il quand nous eûmes fini. Quand ils s’apercevront que la trace les conduit à des courbes, ils repartiront. Ils s’en iront, furieux, affamés et insatisfaits vers l’horreur mauvaise et maléfique qui était avant le commencement des temps au-delà de l’espace.

Après quoi il me sourit et alluma une cigarette.

— Je vous remercie de m’avoir aidé, me dit-il.

— Vous ne voulez pas voir un médecin, Chalmers ? insistai-je.

— Demain, peut-être. Mais pour le moment je dois veiller et attendre.

— Attendre quoi ?

Il sourit de nouveau, avec commisération.

— Je sais que vous me croyez fou. Vous avez un esprit astucieux mais prosaïque, vous ne pouvez concevoir une entité qui, pour exister, ne dépend ni de la force ni de la matière. Mais ne vous est-il jamais venu à l’esprit, mon ami, que la force et la matière ne sont que les barrières imposées à la perception par le temps et l’espace ? Quand on sait, comme moi, que le temps et l’espace sont identiques et qu’ils sont tous deux trompeurs parce que ce ne sont que les manifestations imparfaites d’une plus haute réalité, on ne cherche plus dans le monde visible une explication au mystère et à la terreur de l’être.

Je me levai et me dirigeai résolument vers la porte.

— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous offenser, me cria-t-il. Vous êtes supérieurement intelligent mais je… mais mon esprit est surhumain ! Il est donc normal que j’aie conscience de vos limites.

— Téléphonez si vous avez besoin de moi, répliquai-je en descendant l’escalier quatre à quatre. Je vais vous envoyer tout de suite mon médecin.

« Il est fou, pensai-je, et Dieu seul sait ce qui risque de lui arriver si on ne le soigne pas sans tarder. »

3

Ce qui suit est un condensé de deux articles parus dans la Partridgeville Gazette du 3 juillet 1928 :

TREMBLEMENT DE TERRE DANS LE CENTRE

Ce matin, à deux heures, une secousse tellurique d’une violence inusitée a provoqué la rupture de nombreuses canalisations. De nombreuses fenêtres et vitrines de Central Square ont été brisées et les lignes de tramway sont complètement désorganisées. La secousse a été sentie jusque dans la banlieue et le clocher de la Première Église Baptiste d’Angell Hill (construite par Christopher Wren en 1717) s’est effondré. Les pompiers s’efforcent encore d’éteindre un incendie qui menace de détruire l’usine de colle. Jusqu’à présent, on ne compte pas de victimes. Le maire a ouvert une enquête et promis de chercher activement les responsables de cette catastrophe.

*

ASSASSINAT D’UN ÉCRIVAIN ADEPTE DES SCIENCES OCCULTES

Le cadavre de Halpin Chalmers, journaliste et écrivain, a été découvert ce matin, à neuf heures dans une pièce vide, au-dessus de la bijouterie Smithwick et Isaacs, 24, Central Square. L’enquête a révélé que le studio avait été loué meublé à Mr Chalmers le 1er mai, et qu’il s’était lui-même débarrassé des meubles il y a deux semaines. Halpin Chalmers était l’auteur de plusieurs ouvrages assez obscurs sur les sciences occultes. Avant de venir s’installer à Partridgeville, il avait résidé à Brooklyn, New York.

Mr L.E. Hancock, le voisin de palier de Mr Chalmers, a senti en sortant de chez lui ce matin à sept heures une odeur bizarre sur le palier, extrêmement âcre et si écœurante qu’il dut se boucher le nez en passant devant la porte de Mr Chalmers. Il pensa que son voisin avait peut-être oublié de fermer le gaz et, après avoir frappé à sa porte sans obtenir de réponse, il s’inquiéta et alla chercher le concierge. Celui-ci ouvrit la porte avec son passe-partout et les deux hommes découvrirent avec stupéfaction que le studio de Mr Chalmers était complètement vide de meubles. Le spectacle qu’ils virent était tel que Mr Hancock faillit s’évanouir et que le concierge se précipita pour ouvrir la fenêtre et respirer profondément.

Mr Chalmers était couché sur le dos au centre de la pièce. Il était entièrement nu et ses bras et son torse étaient recouverts d’une bizarre bave bleuâtre. La tête tranchée était posée sur la poitrine mais nulle part il n’y avait la moindre trace de sang.

Les témoins furent extrêmement surpris par l’aspect de la pièce. Tous les coins, les plinthes, les bords de plafond avaient été recouverts de plâtre comme pour arrondir tous les angles, mais par endroits des fragments étaient tombés, et quelqu’un (l’assassin ?) les avait balayés et réunis au milieu du plancher pour former un triangle.

À côté du cadavre il y avait plusieurs feuilles de papier roussies, couvertes de symboles et de figures géométriques, ainsi que des phrases griffonnées à la hâte. Ce texte est presque illisible et si absurde qu’il ne peut fournir aux enquêteurs aucun indice sur le meurtrier. Chalmers avait écrit : « J’attends et j’observe. Je suis assis près de la fenêtre et j’observe les murs et le plafond. Je ne crois pas qu’ils puissent m’atteindre, mais je dois me méfier des Doels. Eux, ils pourront peut-être les aider à passer. Les satyres les aideront aussi, et ils peuvent avancer par les cercles écarlates. Les Grecs savaient comment empêcher cela. Il est bien dommage que nous ayons tant oublié. »

Sur un autre feuillet, le plus calciné de tous, l’inspecteur Douglas a pu déchiffrer le texte suivant : « Mon Dieu ! Le plâtre s’effrite ! Un choc terrible a secoué le plâtre et il tombe. Un tremblement de terre, peut-être ! Comment aurais-je pu prévoir une chose pareille ? Il fait sombre, la nuit tombe. Je dois appeler Frank. Mais arrivera-t-il à temps ? Je vais essayer. Je peux réciter la formule d’Einstein. Je vais… Mon Dieu ! Ils pénètrent ! Ils arrivent ! De la fumée filtre aux coins des murs. Leurs langues… ahhhhh…»

Selon l’inspecteur Douglas, Chalmers aurait été empoisonné par un produit chimique inconnu. Des prélèvements de l’étrange bave bleue découverte sur le cadavre ont été envoyés au laboratoire de la police aux fins d’analyse et l’on espère que le rapport des experts permettra de faire la lumière sur un des crimes les plus mystérieux perpétrés dans notre ville.

L’enquête a révélé, cependant, que la victime a reçu un visiteur dans la soirée précédant le tremblement de terre, car son voisin a distinctement entendu un murmure de conversation dans le studio, alors qu’il rentrait chez lui. Les soupçons se portent sur ce visiteur inconnu, et la police recherche activement son identité. L’enquête suit son cours et ne devrait pas tarder à donner des résultats.

4

RAPPORT DE JAMES MORTON, CHIMISTE ET BACTERIOLOGISTE DES LABORATOIRES DE POLICE :

Cher Mr Douglas,

Les prélèvements que vous m’avez fait parvenir pour analyse sont les plus singuliers qu’il m’ait jamais été donné d’examiner. Cela ressemble à du protoplasme vivant, mais il y manque ces substances particulières appelées enzymes. Les enzymes catalysent les réactions chimiques qui se produisent dans les cellules vivantes et, quand la cellule meurt, elles provoquent sa désintégration par hydrolyse. Sans enzymes, le protoplasme continue de vivre éternellement, par conséquent il est immortel. Les enzymes sont les composants négatifs, pour ainsi dire, de l’organisme unicellulaire qui est à la base de toute vie. Les biologistes sont formels : aucune matière vivante ne peut exister sans enzymes. Et, pourtant, la substance que vous m’avez envoyée est vivante, mais elle ne possède pas ces corps indispensables. Pouvez-vous imaginer, monsieur, quelles incroyables perspectives cela nous ouvre ?

5

EXTRAIT DE The Secret Watchers, DU REGRETTE HALPIN CHALMERS :

Qui nous dit qu’il n’existe pas, parallèlement à la vie que nous connaissons, une autre vie qui ne meurt pas, qui ne possède pas les éléments qui détruisent notre vie ? Peut-être y a-t-il dans une autre dimension une force différente de celle qui engendre notre vie. Il se peut que cette force produise de l’énergie, ou quelque chose de semblable à l’énergie, qui passe de la dimension inconnue où elle est pour créer une nouvelle forme de vie cellulaire dans notre dimension. Nul ne peut affirmer qu’une telle vie cellulaire nouvelle n’existe pas dans notre dimension. Mais moi, j’ai vu ses manifestations ! J’ai parlé avec eux. La nuit, dans ma chambre, j’ai causé avec les Doels. Et dans mes rêves j’ai vu leur créateur. Je me suis trouvé sur cette grève diffuse au-delà du temps et de la matière, et je l’ai vue. J’ai vu la chose qui se meut bizarrement, en suivant des courbes singulières et des angles impensables. Un jour, je voyagerai dans le temps et je l’affronterai face à face.

FIN

(1929)

Frank Belknap Long : Les chiens de Tindalos
  • Auteur : Frank Belknap Long
  • Titre : Les chiens de Tindalos
  • Titre original : The Hounds of Tindalos
  • Publié dans : Weird Tales, mars 1929

No te pierdas nada, únete a nuestros canales de difusión y recibe las novedades de Lecturia directamente en tu teléfono:

Canal de Lecturia en WhatsApp
Canal de Lecturia en Telegram
Canal de Lecturia en Messenger