Synopsis : Le démon de deux centimètres est une nouvelle d’Isaac Asimov, publiée en 1988 dans le recueil Azazel. Un écrivain (alter ego d’Asimov) y raconte sa rencontre avec George Bitternut, un homme excentrique qui prétend posséder un petit démon appelé Azazel. Ce petit être d’à peine deux centimètres possède des pouvoirs surnaturels que George utilise, selon lui, pour aider les autres. Sur un ton humoristique et satirique, Asimov tisse une intrigue où les tentatives d’« améliorer » la vie des autres par la magie aboutissent à des résultats inattendus et souvent ironiques.
Le démon de deux centimètres
Isaac Asimov
( Nouvelle complète )
Je fis la connaissance de George à une convention littéraire, il y a un paquet d’années maintenant, et je me rappelle avoir été frappé par l’expression d’ineffable candeur qu’arborait le visage rond de cet homme entre deux âges. J’avais aussitôt décidé que c’était un gentleman tout à fait incapable de la plus mince turpitude, en bref le genre d’individu à qui on n’hésiterait pas à confier son portefeuille le temps d’aller piquer une tête dans la piscine.
Il m’avait reconnu (ma photo ne traîne pas pour rien au dos de tous mes livres), car il me salua cordialement, en m’expliquant à quel point il aimait mes romans et mes nouvelles – grâce à quoi je conçus naturellement une haute idée de son intelligence et de ses goûts – et nous nous serrâmes la main avec effusion.
— Je m’appelle George Volapük, dit-il.
— Volapük, répétai-je, pour être sûr de ne pas l’oublier (comme si on pouvait l’oublier). Ce n’est pas très courant, comme nom.
— C’est danois, répondit-il. Et très aristocratique. Je descends de Canute, ou Knut, un roi danois qui conquit l’Angleterre au début du onzième siècle. L’un de mes ancêtres était son fils. De la main gauche, bien sûr.
— Bien sûr, marmonnai-je, en me demandant en quoi cela allait de soi.
— On l’appela Knut, comme son père, poursuivit George. Et lorsqu’on le présenta au roi, le souverain danois eut ces paroles : « Par ma chandelle verte, est-ce là mon héritier ? »
“Pas tout à fait”, répondit le courtisan qui tenait le jeune Knut dans ses bras, “car cet enfant est illégitime, sa mère étant la blanchisseuse avec qui vous…”
“Ah-ah ! répondit le roi. Voilà Knut !” Et tel fut, dès cet instant, son patronyme : Voilaknut, tout simplement. Ce nom m’a été transmis en droite ligne par les mâles, si ce n’est qu’avec le temps et ses vicissitudes il s’est transformé en Volapük.
Tout ceci en braquant sur moi un regard qui reflétait l’azur même du ciel et distillait une telle ingénuité que le doute n’était pas permis.
— Et si nous déjeunions ? fis-je avec un ample geste de la main en direction d’un somptueux restaurant, à l’évidence réservé aux individus dont le veston s’adornait à l’endroit du portefeuille d’un substantiel renflement.
— Ne redoutez-vous pas le luxe un tant soit peu ostentatoire de cette gargote, et ne vous semble-t-il pas plutôt que le ravissant self-service qui est juste en face… ?
— C’est moi qui invite, ajoutai-je.
— En regardant mieux, fit George, de l’air d’avoir dans la bouche un morceau de lard qui ne voulait pas fondre, je reconnais maintenant à cet endroit une atmosphère accueillante qui pourrait, en effet, convenir.
Entre la poire et le fromage, la conversation se réinstalla sur le tapis de la généalogie.
— Mon ancêtre Voilaknut, m’expliqua George, eut un fils qu’il baptisa Sweyn. Un nom bien danois.
— C’est vrai, repris-je. Le père du roi Knut s’appelait Sweyn – Barbe-Fourchue. Ce nom s’écrit généralement S-v-e-n, de nos jours.
— Vous n’avez pas besoin de faire étalage de votre science avec moi, cher ami, fit George en se renfrognant un tantinet. On peut supposer que vous avez été gratifié d’une éducation minimale.
— Pardon, dis-je, quelque peu interloqué.
Il eut un geste magnanime de la main, commanda un autre verre de vin et poursuivit.
— Sweyn Voilaknut éprouvait une réelle fascination pour les jeunes représentantes de l’espèce, caractéristique dont ont d’ailleurs hérité tous les Volapük, et il avait beaucoup de succès auprès d’elles. Comme chacun de nous, ajouterais-je si j’osais. C’est un fait dûment avéré que plus d’une femme, après le départ de ce gaillard, s’exclama en secouant la tête d’un air admiratif : « Oh, quel fils de Knut ! » (Il s’interrompit pour reprendre abruptement 🙂 Vous voyez ce que c’est qu’un thaumaturge ?
— Brumeusement, répondis-je. (C’était un mensonge éhonté, mais je ne voulais surtout pas lui donner l’impression de ramener ma science.) Mais vous allez me le dire.
— Un thaumaturge est une sorte de magicien, poursuivit George avec quelque chose qui aurait pu passer pour un soupir de soulagement. Sweyn se plongea dans les arcanes des sciences occultes, chose possible à cette époque où l’on n’avait pas commencé à honorer les démons du doute et du matérialisme. Il avait le chic pour dénicher des moyens de convaincre les jeunes créatures de se comporter avec cette espèce de douceur et de complaisance qui constitue le summum de la féminité, et de renoncer à toute velléité de protestation, voire de résistance.
— Ah-ah, fis-je d’un ton de connivence.
— Mais pour ce faire, il avait besoin de démons, aussi mit-il au point quelque moyen de les susciter en brûlant certains simples et en prononçant de fortes paroles magiques à demi oubliées.
— Et ça marchait, monsieur Volapük ?
— Appelez-moi George, je vous en prie. Bien sûr que ça marchait. Il avait des hordes et des foultitudes de démons à sa solde car, ainsi qu’il le déplorait souvent, les femelles de ce temps-là avaient une tête de mule ou de cochon, sinon des deux, et lui chicanaient ses origines royales, en faisant, sur la façon dont il descendait du souverain en question, des remarques manquant parfois d’aménité. Toujours est-il que, lorsque ledit démon avait opéré son sortilège, elles voyaient bien qu’il était tout naturel qu’un enfant naturel obéît à la nature.
— Vous croyez vraiment, George ? demandai-je.
— Absolument. Figurez-vous que l’été dernier, dans un vieux château anglais maintenant en ruine mais qui avait naguère appartenu à ma famille, je suis tombé sur son livre de Recettes. Pour Évoquer Les Démons. Tout y était stipulé : le nom exact des simples, la façon de les faire brûler, dans quel ordre précis, les paroles à prononcer, et sur quelle intonation, tout. C’était écrit en vieil anglais – ou plutôt en anglo-saxon, vous voyez – mais il se trouve que je suis en quelque sorte linguiste et…
Un léger scepticisme dut se faire sentir.
— Non, sans blague ? fis-je.
Il me jeta un regard hautain.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Ai-je l’air de m’esclaffer ? L’ouvrage est parfaitement authentique. J’en ai personnellement testé les recettes.
— Et vous avez fait apparaître un démon.
— Parfaitement.
— Il pointa un index significatif en direction de sa poche poitrine.
— Il est là ?
George effleura sa poche. Il allait hocher la tête lorsque ses doigts palpèrent quelque chose de révélateur, ou plus exactement, semblèrent ne rien palper du tout. Il jeta un coup d’œil au fond.
— Il est parti, dit-il, l’air contrarié. Il s’est dématérialisé. Mais peut-être ne faut-il pas trop lui en vouloir. Il m’avait accompagné hier soir parce qu’il se posait des questions sur cette convention – on le comprend – et je lui ai donné un peu de whisky avec un compte-gouttes. Ça a eu l’air de lui plaire ; il se pourrait même que cela lui ait quelque peu trop plu, parce qu’il a commencé à provoquer en duel le perroquet en cage du bar et à lui donner des noms d’oiseau. Par bonheur, il a sombré dans un coma éthylique avant que le volatile n’ait eu le temps de rétorquer, mais ce matin, il ne semblait pas au mieux de sa forme, et je ne serais pas étonné qu’il ait réintégré ses pénates, où qu’elles se trouvent, pour récupérer un tantinet.
Là, je ne pouvais pas laisser passer ça. Il ne s’attendait tout de même pas à ce que je gobe ses salades, si ?
— Vous voulez me faire croire que vous aviez un démon dans votre poche poitrine ?
— Vous avez tout de suite compris, répondit George. C’est agréable d’avoir affaire à quelqu’un qui pige vite.
— Il était grand comment ?
— Deux centimètres.
— Mais ça fait moins d’un pouce.
— Absolument. Tout à fait. Un pouce fait deux centimètres et demi, alors…
— Mais… qu’est-ce que ça peut être qu’un démon de deux centimètres de haut ?
— Un petit démon, fit George. Mais comme on dit, mieux vaut un petit qui frétille qu’un gros qui…
— Tout dépend de ses dispositions d’esprit.
— Oh, Azazel – puisque tel est son nom – est animé des meilleures intentions du monde. Quelque chose me dit qu’on doit le regarder de très haut, par chez lui, car il se donne un mal fou pour m’impressionner par ses pouvoirs ; sauf qu’il refuse obstinément de les employer à faire ma fortune, ainsi que le voudraient les lois les plus élémentaires de la camaraderie. Il prétend que ses pouvoirs ne sauraient être mis au service que de tierces personnes.
— Allons, allons, George. J’ai peine à croire que telle soit l’éthique des enfers.
George plaça un doigt sur ses lèvres.
— Ne dites jamais des choses pareilles, mon pauvre ami. Azazel en serait monstrueusement offensé. D’après lui, son monde serait un endroit très correct, voire agréable, et parfaitement civilisé, et c’est avec un respect considérable qu’il parle de son souverain, dont il tait le nom et qu’il appelle seulement « L’Un-Dans-L’Autre ».
— Et… il fait vraiment le bien ?
— Chaque fois qu’il en a l’occasion. Prenez le cas de ma filleule, Juniper Pen…
— Juniper Pen, hein ?
— Oui. Je vois à la lueur d’intense curiosité qui brille dans votre œil que vous aimeriez connaitre son histoire, et c’est avec plaisir que je m’en vais vous la narrer.
Juniper Pen (c’est George qui parle) était, au début de cette histoire, une étudiante de première année aux grands yeux clairs, une jeune fille douce et innocente, fascinée par l’équipe de basket, dont les membres étaient tous des jeunes gens bien découplés, plus séduisants les uns que les autres.
Celui sur lequel les sentiments de la chère petite semblaient s’être plus précisément cristallisés, un dénommé Leander Thomson, était un grand gaillard muni de grandes mains qui s’enroulaient sur le ballon, et, potentiellement, sur toute chose de la taille et de la forme d’un ballon de basket, d’une façon qui donnait à penser à Juniper. Il était manifestement à l’origine et le destinataire des étincelantes clameurs qui émanaient d’elle lorsqu’elle assistait à l’un de ses matchs.
Elle me racontait ses jolis petits rêves, car comme toutes ces jeunes créatures, qu’elles soient ou non mes filleules, elle ne pouvait résister à l’impulsion de se confier à moi. Il faut dire que mon attitude chaleureuse mais empreinte de dignité invite aux confidences.
— Oh, oncle George, me disait-elle. Il n’y a assurément aucun mal à ce que je fasse en rêve des projets d’avenir avec Leander. Je vois en lui l’un des plus grands joueurs de basket de l’univers ; je sais qu’il est de l’étoffe des plus immenses professionnels de tous les temps, et qu’il devrait être incessamment détenteur d’un contrat en béton, ou plutôt en or massif. Ce n’est pas comme si j’étais exigeante : tout ce que je demande à la vie, c’est une belle petite demeure couverte de vigne vierge, un minuscule jardin qui s’étendrait à perte de vue, un simple bataillon de serviteurs organisés en escouades, tous mes vêtements classés par ordre alphabétique pour chaque jour de la semaine et tous les mois de l’année, et…
Mais je me devais d’interrompre son charmant babil.
— Ma chère enfant, il y a juste un bémol dans votre programme. Leander n’est pas un très bon joueur de basket, et il est peu vraisemblable qu’on lui fasse jamais signer un contrat faramineux.
— C’est tellement injuste, dit-elle avec une adorable moue. Pourquoi n’est-il pas un très grand joueur de basket ?
— Parce que c’est ainsi que va le monde. Pourquoi ne pas plutôt accorder votre juvénile affection à un bon joueur de basket ? Ou, les choses étant ce qu’elles sont, à un jeune et honnête agent de change de Wall Street dûment initié, comme il se doit ?
— En fait, j’y avais bien pensé toute seule, oncle George, mais il se trouve que c’est Leander que j’aime. Il y a des moments où je me demande, en pensant à lui : L’Argent Est-Il Vraiment Si Important ?
— Silence, jeune personne ! m’exclamai-je, outré. (Les femmes d’aujourd’hui ont vraiment une façon de parler…)
— Mais pourquoi ne pourrais-je avoir aussi la fortune ? Est-ce vraiment trop demander ?
Était-ce vraiment trop demander, en effet ? Après tout, j’avais un démon à ma disposition. Un petit démon, certes, mais avec un cœur gros comme ça. Il ne refuserait sûrement pas de favoriser l’éclosion d’un amour véritable, afin d’apporter le lait de la tendresse humaine puis la lune de miel à deux âmes dont les cœurs battaient à l’unisson à la pensée de caresses et de fonds judicieusement placés.
Azazel m’écouta avec attention lorsque je l’eus invoqué à l’aide des formules magiques appropriées. (Non, je ne vous dirai pas en quoi elles consistent. N’avez-vous véritablement aucune éthique personnelle ?) Comme je disais donc, il m’écouta attentivement, mais avec ce qui me parut être une absence totale de cette franche sympathie à laquelle j’étais en droit de prétendre. Je l’avais, j’en conviens, attiré dans notre continuum alors qu’il se trouvait dans une sorte de bain turc, car il était enroulé dans une petite serviette et grelottait avec beaucoup d’ardeur, et sa voix paraissait plus aiguë et plus stridente que jamais. (En réalité, je ne pense pas que ce soit vraiment sa voix ; je crois plutôt qu’il s’agit d’une sorte de communication télépathique. Quoi qu’il en soit, j’entendais ou j’avais l’impression d’entendre une petite voix haut perchée.)
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de pastèque-ball ? demanda-t-il. Vous jouez au ballon avec des pastèques, maintenant ? Et puis d’abord, qu’est-ce que c’est qu’une pastèque ?
Je m’efforçai de lui expliquer la chose : basket-ball, nom masculin, mot américain, « balle au panier », et cetera, et cetera, mais il y a des moments où, pour un démon, il n’est vraiment pas malin. Il me contemplait comme si je n’avais pas été en train de lui expliquer toutes les subtilités de l’affaire avec une clarté lumineuse.
— Je ne pourrais pas plutôt voir comment ça se passe ? demanda-t-il enfin.
— Mais bien sûr, répondis-je. Il y a justement un match ce soir et Leander m’a donné un billet. Tu n’auras qu’à venir dans ma poche.
— Parfait, fit Azazel. Rappelle-moi quand tu seras prêt à partir. Pour l’instant, il faut que je retourne à mon zymjig.
J’augurai qu’il voulait parler de son sauna, mais je n’eus pas le temps de lui poser la question ; il avait déjà disparu. Je dois à la vérité de reconnaître que je trouve parfaitement exaspérant que l’on place ses minables et mesquines petites affaires au-dessus des intérêts vitaux auxquels je me trouve confronté – ce qui, cher ami, me fait penser que le garçon semble tenter d’attirer votre attention. Je crois qu’il a une addition pour vous. Veuillez, je vous prie, la prendre, de sorte que je puisse poursuivre mon récit.
Je me rendis donc au match de basket ce soir-là, avec Azazel dans ma poche. Il passa la tête par-dessus le bord afin de suivre la partie, et je ne vous dis pas les questions qu’il aurait suscitées si quelqu’un l’avait repéré : il a la peau rouge vif et deux trognons de cornes sur le front. On ne peut que se féliciter qu’il ne soit pas complètement sorti de ma poche ; sa queue robuste, d’un centimètre de long, constitue en effet un trait marquant et parfaitement répugnant de sa physionomie.
N’étant pas personnellement un réel aficionado du basket, je préférai laisser Azazel tirer ses propres conclusions du spectacle qui s’offrait à lui. Bien que plus démoniaque qu’humaine, son intelligence peut être parfois assez diabolique.
— J’ai cru déduire, me dit-il après le match, pour autant qu’il y ait quelque chose à comprendre à l’acharnement des grands balourds maladroits et rigoureusement dénués d’intérêt qui se démenaient dans l’arène, qu’une certaine excitation se faisait sentir chaque fois que cette balle passait dans l’un des arceaux.
— C’est ça, dis-je. On marque un panier, tu vois.
— Ainsi donc ton protégé deviendrait l’idole de ce jeu stupide s’il parvenait à envoyer à chaque fois la balle dans le comment dis-tu, déjà ? Le panier ?
— Exactement.
Azazel tortilla sa queue d’un air pensif.
— Ça ne devrait pas être trop difficile. Il n’y a qu’à ajuster ses réflexes pour lui permettre de déterminer l’angle, la hauteur, la force… Voyons, fit-il après avoir ruminé en silence pendant un instant, j’ai étudié et enregistré son complexe de coordination personnel pendant ce match… Oui, c’est faisable. Je dirais même que c’est fait. Ton Leander n’aura plus aucun problème à faire passer le ballon dans le cabas.
Ce n’est pas sans une certaine excitation que j’attendis le prochain match de la saison. Je n’avais rien dit à la jeune Juniper ; c’était la première fois que je faisais appel aux pouvoirs surnaturels d’Azazel, et je n’étais pas sûr et certain que les fruits tiennent la promesse des fleurs, si vous voyez ce que je veux dire. De plus, je voulais lui laisser la surprise. (Ça, pour être surprise, elle le fut. Tout autant que moi, d’ailleurs.)
The match arriva enfin. L’équipe locale de la fac de Voyouville, que Leander contribuait si peu à éclairer de son flambeau, affrontait les grandes brutes efflanquées du Collège de Redressement Al-Capone, et on s’attendait à une rencontre épique.
Mais ce que personne n’avait imaginé, c’est l’ampleur de l’épopée. Les Capone Five menèrent immédiatement la marque, et j’observai Leander avec une acuité toute particulière. On aurait dit qu’il avait un peu de mal à déterminer la marche à suivre, au début, et la première fois qu’il voulut essayer de dribbler, ses mains donnèrent même l’impression de ne pas très bien savoir quoi faire du ballon. Je subodorai que ses réflexes avaient été si bien remaniés au départ il n’arrivait tout simplement plus à maîtriser ses muscles.
Pourtant, tout se passa bientôt comme s’il s’habituait à sa nouvelle structure interne, et il empoigna la balle qui sembla se dérober entre ses mains. Mais quelle dérobade ! Elle décrivit une parabole dans l’atmosphère pour passer droit au centre du panier.
Une ovation sauvage ébranla les gradins tandis que Leander contemplait pensivement le panier comme s’il se demandait ce qui venait de se produire.
Ce qui venait de se produire se reproduisit. Un grand nombre de fois. Leander ne pouvait pas effleurer la balle sans qu’elle lui échappe et décrive une courbe, laquelle courbe passait immanquablement par le panier. Cela survenait apparemment de façon instantanée, en tout cas personne ne prit Leander à viser, ou à faire le moindre effort. L’hystérie de la foule, qui ne voyait dans tout cela que pure et simple dextérité, allait croissant.
Mais ce qui devait arriver arriva, et le match ne tarda pas à sombrer dans le chaos. Des coups de sifflet hostiles se firent bientôt entendre dans les gradins ; les pensionnaires couturés de cicatrices et au nez cassé qui supportaient les Récidivistes d’Al-Capone se mirent à proférer d’un organe véhément des remarques peu flatteuses, voire discourtoises, et les spectateurs en vinrent aux poings un peu partout sur les bancs.
Vous voyez, ce qu’Azazel n’avait pas compris, et que j’avais oublié de lui préciser, pensant que c’était évident, c’est que les deux paniers du terrain n’étaient pas rigoureusement identiques : il y avait celui de l’équipe locale et celui de l’équipe invitée, et chaque joueur visait le panier de l’équipe adverse. Quant au ballon, avec la lamentable ignorance propre à tout objet inanimé, il passait par le panier le plus proche de Leander chaque fois que celui-ci s’en emparait. Avec pour résultat que, de temps à autre, Leander réussissait à marquer contre son propre camp.
Ce qu’il persista à faire en dépit des remontrances amicales que lui beuglait puissamment, à travers l’écume qui moussait à ses lèvres, l’entraîneur de Voyouville, Pépé McClaw alias « la Griffe et la Dent », lequel dénuda ses quenottes dans un soupir nostalgique lorsqu’il lui fallut éjecter Leander de la partie, et se mit à sangloter sans retenue lorsqu’on lui désincrusta, afin de pouvoir procéder à l’expulsion requise, les doigts de la gorge dudit Leander.
Après cela, mon pauvre ami, Leander ne fut plus jamais le même. J’aurais compris, naturellement, qu’il cherche l’oubli dans la boisson et s’anéantisse dans une morne et mélancolieuse soûlographie. Qui aurait pu lui en vouloir ? Mais il tomba plus bas encore dans la déchéance. Il se consacra à ses études.
Sous les regards méprisants, parfois même empreints de pitié, de ses congénères, il s’adonna à la lecture, s’enterra dans les livres et s’abîma dans les profondeurs moites du savoir.
En dépit de quoi Juniper s’accrocha à lui. « Il a besoin de moi », disait-elle, les yeux embués de larmes qui ne voulaient pas couler. Ne reculant devant aucun sacrifice, elle alla jusqu’à l’épouser lorsqu’ils eurent l’un et l’autre obtenu leur diplôme. Elle ne le laissa pas davantage tomber lorsque sombrant plus bas que tout, il reçut la marque d’infamie suprême : un doctorat d’État.
Ils habitent maintenant, Juniper et lui, un petit appartement, quelque part dans un quartier chic. Il donne des cours de physique tout en poursuivant des recherches en cosmogonie, à ce que j’ai cru comprendre. Il gagne soixante mille dollars par an, et ceux qui l’ont connu à l’époque où il était un respectable athlète parlent de lui, tout bas et d’un air effarouché, comme d’un candidat possible au prix Nobel.
Juniper ne se plaint jamais, mais elle reste fidèle à son idole déchue. Elle n’exprime jamais sa frustration, pas plus dans ses paroles que dans ses actes, mais elle ne peut abuser son vieux parrain. Je sais bien que, de temps en temps, elle a une pensée mélancolique pour la somptueuse petite demeure couverte de vigne vierge qui ne sera jamais la sienne, et les collines qui se perdaient dans le lointain, à l’horizon du minuscule domaine de ses rêves.
— Voilà toute l’histoire, conclut George en raflant la monnaie que le garçon avait rapportée et en recopiant le montant du reçu de la carte de crédit (afin de le déduire de sa déclaration de revenus, sans doute). À votre place, ajouta-t-il, je laisserais un bon pourboire.
C’est ce que je fis, dans un état second, tandis que George s’éloignait avec un grand sourire. Je me fichais pas mal qu’il ait récupéré la monnaie ; je me disais que George n’avait gagné qu’un déjeuner là où j’avais recueilli une histoire que je pourrais faire mienne, et qui me rapporterait plusieurs fois le prix dudit déjeuner.
Je pris même la décision de l’inviter à partager un repas de temps à autre.