Synopsis : « Félicité » (Bliss) est une nouvelle de Katherine Mansfield publiée en août 1918 dans English Review. Elle raconte une journée de la vie de Bertha Young, une femme de trente ans qui éprouve un bonheur débordant et un profond sentiment d’accomplissement. Alors qu’elle organise un dîner chez elle, sa joie se reflète dans les moindres détails du quotidien : la tendresse envers sa fille, la satisfaction de son mariage et la beauté de son jardin, où un poirier en fleurs semble symboliser son état d’âme. Cependant, à travers les gestes et les regards de ses invités, un détail inattendu se dévoile, menaçant de bouleverser son harmonie.

Félicité
Katherine Mansfield
(Nouvelle complète)
Malgré ses trente ans, Bertha Young avait encore des moments comme celui-ci, où elle avait envie de courir au lieu de marcher, d’esquisser des pas de danse du haut en bas du trottoir, de pousser un cerceau, de lancer quelque chose en l’air et de le rattraper, ou de rester immobile et de rire… à rien, tout simplement.
Que pouvez-vous faire, si vous avez trente ans, et qu’en tournant l’angle de votre propre rue, vous vous sentez envahie, soudain, par une sensation de félicité, d’absolue félicité ? Comme si vous veniez tout à coup d’avaler un morceau brillant de ce tardif soleil d’après-midi, qui continuerait à brûler dans votre poitrine, envoyant des petites fusées d’étincelles dans chaque parcelle de votre être, dans chaque doigt et chaque orteil ?…
Oh ! n’y a-t-il pas moyen d’exprimer cela autrement que par « ivresse et dérèglement » ? Que la civilisation est donc idiote ! Pourquoi avoir reçu un corps, si c’est pour le garder enfermé dans son étui, comme un violon très rare ?
« Non, cette comparaison du violon n’est pas tout à fait cela… » songea-t-elle, tandis qu’elle montait les marches en courant, tâtait son sac pour y chercher sa clef, oubliée comme d’habitude, et secouait la boîte aux lettres… « Ce n’est pas ce que je veux dire, parce que… – Merci, Mary –elle entra dans le hall – : Nurse est-elle revenue ?
– Oui, Madame.
– On a apporté les fruits ?
– Oui, Madame, tout est là.
– Donnez-moi les fruits de la salle à manger, je vous prie, je les arrangerai avant de monter. »
Il faisait sombre dans la salle à manger, et très frais.
Malgré cela Bertha Young rejeta son manteau. Elle ne pouvait en supporter la pression un instant de plus, et l’air froid tomba sur ses bras.
Mcis c’an? sa poitrine demeurait encore ce point brillant, brûlant, d’où partaient ces averses de petites étincelles.
Elle osait à peine respirer de peur de l’attiser, et cependant elle respirait très profondément. Elle osait à peine regarder dans le miroir glacé, mais elle y regarda tout de même, et il lui rendit l’image d’une femme radieuse, aux lèvres souriantes, tremblantes, aux grands yeux sombres, et qui semblait écouter, attendre que quelque chose de divin arrivât, qu’elle savait devoir arriver… infailliblement.
Mary apporta les fruits sur un plateau avec une coupe de cristal et un plat bleu, très joli, aux reflets bizarres, comme s’il avait été trempé dans du lait.
« Dois-je allumer, Madame ?
– Non, merci, j’y vois très bien. »
Il y avait des mandarines et des pommes teintées d’un rose de fraise, des poires jaunes aussi lisses que de la soie, des raisins blancs, veloutés d’argent, et une grosse grappe de raisin pourpre. Elle avait acheté cette dernière pour l’assortir au nouveau tapis de la salle à manger. Oui ; cela vous avait un air recherché et absurde, niais c’était bien là la raison qui la lui avait fait prendre. Elle avait songé dans le magasin : « Il faut que j’aie du raisin pourpre avant de mettre le tapis sur la table. » Et, sur le moment même, cela lui avait paru plein de bon sens.
Lorsqu’elle eut terminé les deux belles pyramides rondes et brillantes, elle se recula pour juger de l’effet, et il était vraiment des plus curieux : car la table sombre semblait se fondre dans la pénombre, la coupe de verre et le plat bleu flotter dans l’air. Ceci, naturellement, dans son état d’esprit actuel, lui sembla être d’une indicible beauté…
Elle commença à rire.
« Non, non, je deviens nerveuse » ; et s’emparant de son sac, elle s’élança vers la nursery.
Nurse, assise à une table basse, faisait dîner la petite B…, qui sortait de son bain.
Le bébé avait une robe de flanelle et un casaquin de laine bleue ; ses cheveux fins et noirs étaient brossés en l’air, en une drôle de petite touffe pointue. Elle leva la tête lorsqu’elle vit sa mère et se mit à sauter.
« Allons, ma jolie, mangeons tout, comme une bonne petite fille », dit Nurse, comprimant les lèvres d’une façon que Bertha connaissait bien et qui signifiait qu’elle venait, une fois de plus, d’entrer dans la nursery au mauvais moment.
« A-t-elle été sage, Nanny ?
– Un vrai petit amour toute l’après-midi, chuchota Nanny. Nous sommes allées dans le parc, je me suis assise sur une chaise, je l’ai sortie de sa voiture, et un grand chien est venu poser sa tête sur mon genou ; elle lui attrapait l’oreille et la tirait ; j’aurais voulu que vous la voyiez. »
Bertha avait envie de lui demander si ce n’était pas un peu dangereux de lui laisser ainsi tirer l’oreille d’un chien inconnu. Mais elle n’osait pas. Elle restait là à regarder, les mains pendantes à son côté, comme la petite fille pauvre devant une petite fille riche avec la poupée.
Le bébé leva de nouveau les yeux vers elle, le regard fixe, puis elle sourit si gentiment que Bertha ne put s’empêcher de s’écrier :
« Oh ! Nanny, laissez-moi finir de lui donner son souper, pendant que vous mettrez les affaires du bain en ordre.
– Très bien, Madame, mais on ne devrait pas la changer de mains pendant qu’elle mange, répondit Nurse toujours à voix basse. Ça la dérange, et il est très probable que ça l’indisposera. »
Combien c’était absurde ! Pourquoi avoir un bébé s’il doit être gardé dans un étui comme un violon très rare, mais dans les bras d’une autre femme ?
« Oh ! il le faut ! » dit Bertha.
Très offensée, Nanny la lui tendit.
« A présent, ne l’excitez pas après son souper, vous savez que cela vous arrive, Madame, et j’ai toutes les peines du monde avec elle ensuite ! »
Dieu merci ! Nanny sortait de la pièce avec les serviettes de bain.
« A présent, je t’ai toute à moi, mon petit trésor », dit Bertha, tandis que le bébé s’appuyait contre elle.
La petite mangeait délicieusement, avançant les lèvres vers la cuillère, et agitant les mains. Quelquefois, elle ne voulait pas lâcher la cuillère, et d’autres fois, elle la renvoyait aux quatre vents, comme Bertha venait juste de la remplir.
La soupe finie, Bertha se retourna vers le feu.
« Tu es mignonne, tu es très mignonne ! dit-elle en embrassant son bébé tout chaud. Je t’aime ! Je t’adore ! »
Et vraiment, elle aimait tellement la petite B… et tellement son cou, lorsqu’elle le penchait en avant, ses exquis doigts de pied luisant en transparence à la lumière du feu, que toute sa sensation de félicité lui revint ; et de nouveau elle ne savait, ni comment l’exprimer, ni qu’en faire.
« On vous demande au téléphone ! » dit Nanny, triomphante, qui revenait s’emparer de la petite B…
Bertha descendit en courant. C’était Harry.
« Oh ! c’est toi, Ber ? dit-il. Écoute, je serai en retard, je prendrai un taxi, et je viendrai aussi vite que je pourrai, mais fais repousser le dîner de dix minutes… Veux-tu ?
Tout va bien ?
– Oui, parfaitement. Oh !… Harry ?
– Quoi ? »
Qu’avait-elle à dire ? Rien. Elle voulait seulement se sentir près de lui un instant. Elle ne pouvait pourtant pas s’écrier de façon absurde : N’est-ce pas que la journée a été divine ?
« Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien… entendu », dit Bertha, et elle raccrocha le récepteur, en songeant combien la civilisation était chose plus qu’idiote !
Ils avaient des invités à dîner : les Norman Knight,
– un couple de tout repos : lui était sur le point de lancer un théâtre, et elle s’occupait avec beaucoup d’ardeur de décoration d’intérieurs ; – un jeune homme, Eddie Warren, qui venait tout juste de publier un premier volume de poésies, et que tout le monde invitait à dîner, et une « trouvaille » de Bertha appelée Pearl Fulton. Que faisait Miss Fulton ? Bertha l’ignorait. Elles s’étaient rencontrées au club, et Bertha s’était éprise d’elle, comme elle le faisait de toutes les belles femmes qui avaient un air étrange.
La chose agaçante, c’est qu’elles avaient beau être sorties ensemble bon nombre de fois, et avoir vraiment causé, Bertha ne pouvait pas encore la comprendre. Jusqu’à un certain point, Miss Fulton était d’une franchise rare, admirable, mais ce point demeurait, et ne pouvait être franchi.
Y avait-il quelque chose au-delà ? Harry prétendait que non, la déclarait un peu « terne » et « froide » comme toutes les blondes, avec une légère atteinte, peut-être, d’anémie au cerveau. Mais Bertha ne voulait pas lui donner raison, pas encore, du moins.
« Non, cette manière qu’elle a de s’asseoir, la tête légèrement de côté, en souriant, cache quelque chose, Harry, et il faut que je découvre ce que c’est.
– Plus que probable, un bon estomac », avait répondu Harry.
Il avait l’habitude d’arrêter les élans de Bertha par des réponses de ce genre : « foie gelé, ma chère fille », ou « simple flatulence », ou « maladie des reins »… et ainsi de suite. Par quelque raison inexpliquée, ce trait plaisait à Bertha ; pour un peu, elle l’eût même beaucoup admiré chez lui.
Elle entra dans le salon et alluma le feu ; puis ramassant un à un les coussins si soigneusement disposés par Mary, elle les lança sur les fauteuils et les divans. Cela faisait toute la différence, la pièce se mit à vivre aussitôt.
Sur le point de jeter le dernier, elle se surprit à le presser contre elle, passionnément, passionnément. Mais cela n’éteignit pas le feu dans sa poitrine, au contraire…
Les portes-fenêtres du salon s’ouvraient sur un balcon qui donnait dans le jardin. Au fond, contre le mur, s’élevait un grand poirier élancé, en sa plus riche floraison. Il se tenait là, dans sa perfection, comme abrité contre le ciel vert de jade. Bertha, malgré la distance, ne put s’empêcher de sentir qu’il n’avait pas un seul bouton, ni un seul pétale fané. Plus bas, dans les massifs, les pieds de tulipes rouges et jaunes, lourds de fleurs, semblaient s’appuyer sur la pénombre. Une chatte grise, traînant son ventre, rampa à travers le gazon ; un chat noir, son ombre, se faufilait par derrière. A les voir si tendus, si rapides, Bertha eut un étrange frisson.
« Ces chats vous donnent la chair de poule ! » balbutiat-elle, et, se détournant de la fenêtre, elle se mit à marcher de long en large…
Les jonquilles avaient un parfum bien fort dans la pièce chaude. Trop fort ? Oh non ! Et cependant, comme exténuée, elle se laissa tomber sur un divan, pressant ses mains sur ses yeux.
« Je suis trop heureuse, trop heureuse ! » murmura-t-elle.
Elle semblait voir le beau poirier, avec ses fleurs grandes ouvertes, imprimé sur ses paupières, symbole de sa propre vie.
Vraiment… vraiment… elle était comblée. Elle était jeune. Harry et elle, aussi amoureux que jamais, s’entendaient à merveille, tout à fait en bons camarades. Elle avait un bébé adorable ; ils ne se préoccupaient pas de questions d’argent ; ils possédaient cette maison et ce jardin, si satisfaisants en tous points. Et leurs amis… modernes, palpitants, des écrivains, des peintres, des poètes, ou des gens intéressés aux questions sociales ; juste le genre d’amis qu’ils désiraient. Et puis il y avait les livres, la musique ; elle venait aussi de découvrir une merveilleuse petite couturière ; ils voyageaient à l’étranger et leur cuisinière faisait des omelettes superbes…
« Je suis absurde, absurde ! » Elle se leva, mais se sentit tout étourdie, comme ivre. Ce devait être le printemps.
Oui, c’était le printemps. A présent elle se trouvait si fatiguée qu’elle ne pouvait plus se traîner là-haut pour s’habiller.
Une robe blanche, un collier de perles de jade, des souliers et des bas verts. Aucune intention là-dessous. Elle a vait songé à cet assemblage, des heures avant de regarder par la fenêtre du salon.
Entrant dans le hall, avec un doux froufrou de ses pétales, Bertha embrassa Mrs Norman Knight, qui retirait le plus amusant manteau orange, sur l’ourlet et les devants duquel courait une procession de singes noirs.
« … Pourquoi, pourquoi, mais pourquoi donc la classe bourgeoise est-elle si encroûtée, si dépourvue d’humour ?
Ma chère, ce n’est que par un coup de hasard que je suis ici, Norman étant ce hasard protecteur. Car mes amours de singes ont tellement bouleversé les gens du train qu’ils se sont levés comme un seul homme, et m’ont dévorée des yeux, tout simplement. Ils ne riaient pas… ne s’amusaient pas… Non, des regards fixes… qui me perçaient de part en part.
– Et le bouquet, dit Norman, pressant un monocle au large bord d’écaille dans son œil, cela t’est égal que je le raconte, n’est-ce pas, Face ? – chez eux et chez leurs amis, ils s’appelaient mutuellement Face et Mug – le… bouquet, c’est que lorsqu’elle en a eu par-dessus la tête, elle s’est retournée vers sa voisine en disant : « N’avez-vous jamais vu de singes ? »
– Oh ! oui ! »
Mrs Norman Knight se joignit aux rires. N’était-ce pas absolument délicieux ?
Et ce qui était le plus drôle encore, c’est que, sans son manteau, Mrs Norman Knight ressemblait vraiment à un singe très intelligent, qui, même, aurait fait cette robe de soie jaune avec des peaux de bananes raclées. Et ses boucles d’oreilles d’ambre étaient comme de petites noisettes qui se balançaient.
« Triste, triste dégringolade », déclama Mug en face de la voiture d’enfant de la petite B…, « quand la petite voiture vient dans le hall !… » et il fit envoler, de la main, le reste de la citation.
La sonnette retentit. Le pâle et maigre Eddie Warren entrait, comme d’habitude, dans un état de détresse aiguë.
« C’est bien ici la bonne maison, n’est-ce pas ? implora-t-il.
– Oh ! je le crois, je l’espère, fit Bertha joyeusement.
– Je viens d’avoir une affaire terrible avec un chauffeur de taxi. Il était sinistre. Je ne pouvais pas l’arrêter. Plus je frappais et appelais, plus il allait vite. Et dans le clair de lune, cette silhouette bizarre, avec la tête aplatie, penchée sur la petite roue… »
Il frissonna, enlevant un immense cache-nez de soie blanche. Bertha remarqua que ses chaussettes aussi étaient blanches : effet charmant !
« Mais comme c’est terrible ! s’écria-t-elle.
– Oui, ça l’était vraiment, dit Eddie. – Il la suivit dans le salon. – Je me voyais roulant à travers l’Éternité dans un taxi sans durée ! »
Il connaissait Norman Knight et sa femme. En fait, il se préparait à écrire une pièce pour lui lorsque son projet de théâtre serait réalisé.
« Eh bien, Warren, où en est la pièce ? » demanda Norman Knight, laissant tomber son monocle, pour permettre à son œil de remonter un peu à la surface, avant d’être revissé de nouveau.
Et Mrs Norman Knight ajouta : « Oh ! Mr Warren, quelles amusantes chaussettes !
– Je suis si heureux que vous les aimiez, répondit-il, les yeux fixés sur ses pieds. Elles semblent avoir beaucoup blanchi depuis que la lune s’est levée. »
Il tourna sa triste jeune figure émaciée vers Bertha :
« Il y a une lune, vous savez. »
Elle eut envie de s’écrier : « Oh ! j’en suis sûre, souvent… souvent ! »
Il était vraiment un personnage très attirant, mais Face aussi, accroupie devant le feu dans ses peaux de banane, et Mug qui fumait une cigarette, et disait en faisant tomber la cendre : « Pourquoi l’époux tarde-t-il ? »
« Le voilà ! »
Bing ! la porte d’entrée s’ouvrait, et se refermait.
Harry criait : « Bonsoir, vous autres ; je redescends dans cinq minutes ! » Et ils l’entendirent monter quatre à quatre.
Bertha ne put s’empêcher de sourire ; elle savait combien il aimait à faire les choses à haute pression. Que signifiaient, après tout, cinq minutes de plus ? Mais il se persuadait à lui-même qu’elles étaient de la plus haute importance. Puis il mettait son point d’honneur à entrer, excessivement calme et de sang-froid, dans le salon.
Harry avait un tel goût pour la vie ! Oh ! combien elle appréciait cela chez lui ! Et sa passion pour la lutte, pour chercher dans tout ce qui se dressait contre lui une pierre de touche de sa force, de son courage. Elle comprenait cela aussi, même si, à l’occasion, aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas bien, il pouvait passer pour un peu ridicule… Car il y avait des moments où il partait en guerre là où il n’y avait pas de guerre…
Occupée à parler et à rire jusqu’à l’entrée de Harry (qui s’était produite exactement comme elle se l’était imaginé), Bertha n’avait positivement pas remarqué l’absence de Miss Fulton.
« Je me demande si Miss Fulton a oublié ?
– Je le suppose, dit Harry. A-t-elle le téléphone ?
– Ah ! voilà ! J’entends un taxi. » Et Bertha, souriant de ce petit air de propriétaire qu’elle prenait chaque fois que ses trouvailles féminines étaient encore nouvelles et mystérieuses, ajouta : « Elle vit en taxi.
– Elle engraissera si elle continue, dit Harry froidement. – Il appuya sur la sonnette pour demander le dîner.
– Danger terrible pour les femmes blondes !
– Harry, non ! » avertit Bertha en riant.
Un autre petit instant d’attente suivit, tandis qu’ils causaient gaiement, un rien trop à leur aise, sans appréhension. Puis Miss Fulton, vêtue d’argent, les cheveux enserrés d’un filet d’argent, fit son entrée, souriante, la tête un peu penchée de côté.
« Suis-je en retard ?
– Non, pas du tout, dit Bertha. Allons, venez ! »
Elle prit le bras de Miss Fulton, et ils se dirigèrent vers la salle à manger.
Qu’y avait-il dans l’attouchement de ce bras frais pour aviver ainsi, faire flamber ce feu de félicité dont Bertha était en peine ?
Miss Fulton ne la regarda pas, mais elle regardait rarement les gens en face. Ses lourdes paupières reposaient sur ses yeux, un étrange demi-sourire allait et venait sur ses lèvres. Il semblait que, plus que la vue, les sons la faisaient vivre. Cependant Bertha comprit tout à coup, aussi bien que si le long, le plus intime des regards eût été échangé entre elles, comme si elles s’étaient dit : « Vous aussi ?» – que Pearl Fulton, en remuant la belle soupe rouge dans l’assiette grise, éprouvait juste la même sensation qu’elle.
Et les autres ? Face et Mug, Eddie et Harry ? leurs cuillères montent et redescendent, leurs serviettes touchent leurs bouches, ils émiettent du pain, jouent avec leurs fourchettes, leurs verres, et causent.
« Je l’ai rencontrée à l’exposition d’Alpha ; quelle fantastique petite personne ! Elle ne s’était pas contentée de se couper les cheveux, mais elle semblait aussi avoir enlevé un bon morceau de ses jambes, et de son pauvre petit nez, par la même occasion.
– N’est-elle pas très liée avec Michael Oat ?
– L’homme qui a écrit L’Amour en fausses dents ?
– Il veut me faire une pièce. Un acte, un personnage. Veut se suicider. Donne toutes les raisons pour et contre. Au moment où il décide de le faire, ou de ne pas le faire : rideau. Pas si mauvaise idée !
– Comment va-t-il l’intituler ? Troubles digestifs, ?
– Je crois que j’ai rencontré la même idée dans une petite revue française tout à fait inconnue en Angleterre. »
Non, eux ne partagent pas cette sensation. Ils sont des amours – des amours – et elle aime les recevoir là, à sa table, leur donner une nourriture et des vins délicieux. En fait, elle voudrait tant leur dire combien ils sont exquis, quel groupe décoratif ils forment, et comme ils se font mutuellement valoir, et lui rappellent une pièce de Tchékov.
Harry jouissait de son dîner. C’était, en quelque sorte, un trait chez lui, plutôt que sa nature ou l’effet d’une pose, que de parler ainsi de nourriture, de faire étalage de son « goût éhonté pour la chair blanche du homard, ou le ton vert des glaces à la pistache, vertes et froides comme les paupières des danseuses égyptiennes ».
Lorsqu’il la regarda et dit : « Bertha, ce soufflé est admirable ! » elle aurait presque pu pleurer de joie enfantine.
Oh ! pourquoi se sentait-elle ce soir si tendre envers le monde entier ? Tout était bon, juste. Tout ce qui survenait semblait emplir à nouveau sa coupe débordante de félicité.
Et toujours, au fond de sa pensée, demeurait le poirier.
Il devait être en argent, à cette heure-ci, éclairé par la lune de ce pauvre Eddie, en argent comme Miss Fulton, qui, assise là, retournait une mandarine entre ses doigts délicats, si pâles qu’une lueur semblait en émaner.
Ce que Bertha n’arrivait pas à comprendre – ce qui lui semblait miraculeux – c’était la manière dont elle avait deviné si exactement, si rapidement, l’état d’âme de Miss Fulton. Car elle ne mit pas un instant en doute qu’elle avait deviné juste. Et cependant sur quoi se basait-elle ?
Sur moins que rien.
« Je pense que cela n’arrive que très, très rarement entre femmes, et jamais entre hommes ! songeait Bertha.
Mais tandis que je ferai le café dans le salon, peut-être me donnera-t-elle un signe ! »
Elle ne savait pas au juste ce qu’elle entendait par là, ce qui arriverait après.
En réfléchissant ainsi, elle se voyait elle-même rire et parler. Il lui fallait parler à cause de son envie de rire.
« Il faut que je rie ou que je meure ! »
Mais lorsqu’elle remarqua la drôle de petite manie de Face, d’enfouir quelque chose dans le devant de son corsage – comme si elle gardait, là aussi, une petite réserve de noisettes – Bertha dut s’enfoncer les ongles dans les mains – pour ne pas rire trop.
C’était fini enfin, et : « Venez voir ma nouvelle machine à faire le café ! dit Bertha.
– Nous n’avons qu’une nouvelle machine à café par quinzaine », dit Harry. Face prit le bras de Bertha, cette fois-ci ; Miss Fulton pencha la tête et la suivit.
Le feu avait baissé dans le salon ; rouge avec des flammes vacillantes, il n’était plus qu’un nid de « bébés salamandres », au dire de Face.
« N’allumez pas encore, c’est exquis ! »
De nouveau Mrs Norman Knight s’accroupit près du foyer. Elle avait toujours froid… – sans sa petite veste de flanelle rouge, naturellement, songea Bertha.
A ce moment Miss Fulton « donna le signe ».
« Avez-vous un jardin ? » demanda sa voix calme et endormie.
C’était si exquis de sa part que Bertha ne put qu’obéir.
Elle traversa la pièce, sépara les rideaux, et ouvrit les portesfenêtres.
« Là », dit-elle, en un souffle.
Et les deux femmes côte à côte regardaient l’arbre élancé, tout fleuri. Bien qu’il fût si immobile, il semblait, ainsi que l’extrémité d’une flamme de bougie, s’étirer, pointer, trembler dans l’air pur, s’élever, grandir, tandis qu’elles le contemplaient – jusqu’à presque toucher le bord de la lune d’argent, toute ronde.
Combien de temps demeurèrent-elles ainsi, toutes les deux comme prises dans ce cercle de lumière immatérielle, se comprenant l’une l’autre parfaitement, créatures d’un autre monde, qui se demandaient ce qu’elles devaient faire dans celui-ci, avec tout ce trésor de félicité qui brûlait dans leur poitrine et retombait, en fleurs d’argent, de leurs cheveux et de leurs mains ?
Une éternité, un instant ? Et Miss Fulton murmura-t-elle vraiment : « Oui, c’est cela » ? Ou Bertha le rêva t-elle ?
Puis brusquement on alluma, Face fit le café, et Harry dit : « Ma chère Mrs Knight, ne me demandez pas des nouvelles de ma petite fille. Je ne la vois jamais. Je ne sentirai le moindre intérêt pour sa personne que le jour où elle aura un amoureux. » Et Mug retira un instant son œil de sa serre pour le remettre de nouveau sous verre.
Eddie Warren but son café et posa sa tasse, avec le visage angoissé de quelqu’un qui aurait vu une araignée au fond.
« Ce à quoi je veux arriver, c’est à donner aux jeunes une chance. Je crois que Londres regorge de pièces de premier ordre qui n’ont pas été écrites. Ce que je veux leur dire, c’est ceci : Voilà le théâtre., allez de l’avant !
– Vous savez, ma chère, que je vais décorer une chambre pour les Jacob Nathans. Oh ! je suis terriblement tentée de développer le thème « poisson frit » ; les dossiers des chaises en forme de poêle à frire, et de délicieuses petites pommes de terre paille brodées sur les rideaux.
– La difficulté avec vos jeunes, c’est qu’ils sont encore si romantiques… Vous ne pouvez pas aller en mer sans être malade et avoir besoin d’une cuvette. Eh bien, pourquoi n’ont-ils pas le courage de ces cuvettes ?
– Un poème terrible à propos d’une jeune fille violée dans un petit bois, par un mendiant sans nez… »
Miss Fulton se laissa tomber dans le fauteuil le plus bas, le plus profond, et Harry fit passer les cigarettes.
A la manière dont il se tint devant elle, secoua la boîte d’argent, et dit d’un ton bref : « Égyptiennes ? Turques ?
Virginie ? Elles sont toutes mêlées », Bertha comprit que non seulement Pearl l’ennuyait, mais lui était nettement antipathique. Et d’après la façon dont Miss Fulton répondit : « Non, merci, je ne fumerai pas », elle vit qu’elle aussi se rendait compte, et s’en sentait froissée.
« Oh ! Harry, ne lui sois pas hostile. Tu te trompes à son égard. Elle est admirable, admirable. Et puis comment peux-tu sentir si différemment de moi, vis-à-vis de quelqu’un qui me tient tant à cœur ? Ce qui s’est passé entre nous, ce qu’elle et moi avons partagé, j’essaierai de te le raconter ce soir, quand nous serons couchés. »
En se disant ces derniers mots, une impression singulière frappa l’esprit de Bertha, et l’effraya presque.
Quelque chose d’aveugle et de souriant lui murmurait tout bas : « Bientôt ces gens vont partir, la maison sera tranquille, tranquille. Les lumières seront éteintes. Et vous serez seuls, ensemble, dans la chambre obscure, le lit chaud… »
Elle se leva d’un bond et courut au piano.
« Quel dommage que personne ne joue ! s’écria-t-elle. Quel dommage ! »
Pour la première fois de sa vie, Bertha Young désirait son mari.
Oh ! elle l’aimait. Elle l’avait aimé, bien sûr, de toutes les autres manières, sauf de celle-ci. Et elle avait compris aussi qu’il était différent. Ils en avaient discuté si souvent !
Au début, elle s’était terriblement tourmentée de se sentir si froide, puis, après un temps, cela semblait ne plus avoir d’importance. Ils étaient si francs l’un vis-à-vis de l’autre, si bons camarades. C’était là leur meilleure manière d’être modernes.
Mais à présent, ardemment ! ardemment ! Le mot lui faisait mal dans son corps ardent. Était-ce à cela que conduisait cette sensation de félicité ? Mais alors…
« Ma chère, dit Mrs Norman Knight, vous connaissez notre infériorité : nous sommes les victimes de l’heure et du train. Nous habitons Hampstead. Cela a été charmant.
– Je vous accompagne dans le hall, dit Bertha, j’étais si contente de vous avoir ! Mais il ne faut pas que vous manquiez le dernier train, c’est si désagréable, n’est-ce pas ?
– Prenez un whisky, Knight, avant de partir, cria Harry.
– Non, merci, mon vieux. »
Pour cette parole, Bertha lui serra la main en la secouant.
« Bonsoir, adieu », criait-elle du haut de l’escalier, sentant que son être actuel prenait congé d’eux à jamais.
Lorsqu’elle revint au salon, les autres se levaient.
«… Alors vous pouvez faire une partie du chemin dans mon taxi.
– Je serai si reconnaissant de ne pas avoir à envisager une autre course seul, après ma terrible expérience !
– Vous pouvez trouver un taxi à la station, juste au bout de la rue. Vous n’aurez à marcher que quelques mètres.
– Bien agréable. Je vais mettre mon manteau. »
Miss Fuit on se dirigea vers le hall et Bertha se préparait à la suivre lorsque Harry se précipita, la bouscula presque.
« Laissez-moi vous aider. »
Bertha comprit qu’il se repentait de son impolitesse ; die le laissa aller. Quel gamin il était pour certaines choses, si impulsif, si simple !
Eddie et Bertha restèrent seuls près du feu.
« Je me demande si vous avez lu le nouveau poème de Dick intitulé Table d’hôte, dit doucement Eddie. Il est si merveilleux ! Il se trouve dans la dernière anthologie.
En avez-vous un exemplaire ? J’aimerais vous le montrer.
Il commence par un vers d’une indéniable beauté : Pourquoi toujours la soupe à la tomate ?
– Oui », dit Bertha. Elle se dirigea vers une table, en face de la porte du salon, et Eddie la suivit, glissant silencieusement. Elle prit le petit livre et le lui donna ; ni l’un ni l’autre n’avaient fait le moindre bruit.
Tandis qu’il feuilletait le livre, elle leva la tête vers le hall. Elle vit… Harry qui tendait le manteau de Miss Fulton, et Miss Fulton, le dos tourné, la tête penchée.
Harry jeta le manteau, lui mit les mains sur les épaules, et la ramena avec violence face à lui. Sa bouche forma les mots : « Je vous adore », et Miss Fulton posa ses doigts de clair de lune sur les joues de Harry, et sourit de son sourire endormi. Les narines de Harry frémirent, ses lèvres se retroussèrent en un rictus, tandis qu’il murmurait : « Demain », et, de ses paupières, Miss Fulton dit : « Oui. »
« Le voilà, dit Eddie : Pourquoi toujours la soupe à la tomate ? C’est si profondément vrai, ne le sentez-vous pas, la soupe à la tomate est si terriblement éternelle !
– Si vous préférez, disait la voix de Harry venant, très forte, du hall, je peux téléphoner pour demander un taxi à la porte.
– Oh ! non, c’est inutile, dit Miss Fulton. – Elle s’avança vers Bertha et lui donna ses doigts délicats.
– Adieu, et merci beaucoup.
– Adieu, » dit Bertha.
Miss Fulton retint sa main un moment de plus.
« Votre merveilleux poirier… » murmura-t-elle.
Et puis elle était partie. Eddie la suivait, comme le chat noir suivait la chatte grise.
« Je vais fermer la boutique », s’écria Harry avec un sang-froid exagéré.
… Votre merveilleux poirier… poirier… poirier…
Bertha courut simplement vers les portes-fenêtres.
« Oh ! que va-t-il se passer à présent ? » s’écria-t-elle.
Mais le poirier était aussi merveilleux que jamais, aussi couvert de fleurs, et aussi calme.
FIN
