Ray Bradbury : Le vent

Ray Bradbury : Le vent

Synopsis : « Le Vent » (The Wind) est une nouvelle de terreur psychologique de Ray Bradbury, publiée dans Weird Tales en mars 1943. Elle raconte l’histoire d’Allin, un homme convaincu que les vents sont des entités vivantes et que l’un d’eux cherche à le posséder. En quête de soutien, Allin fait appel à son ami Herb Thompson, mais celui-ci ne peut se rendre chez lui, car il attend des invités et ne peut abandonner son épouse, qui pense qu’Allin a perdu la raison. Au fil de la nuit, Herb reçoit plusieurs appels d’Allin, de plus en plus angoissants et inquiétants.

Ray Bradbury : Le vent

Le vent

Ray Bradbury
(Nouvelle complete)

Le téléphone sonna vers cinq heures trente, ce soir-là.

On était en décembre et il faisait noir depuis longtemps quand Thompson décrocha l’écouteur.

— Hello.

— Hello, Herb ?

— Oh ! c’est toi, Allin !

— Ta femme est-elle à la maison, Herb ?

— Bien sûr. Pourquoi ?

— Oh ! diable !…

Herb Thompson tenait calmement l’écouteur.

— Qu’i’ se passe ? Tu parais tout drôle.

— J’aurais voulu que tu viennes ce soir. Quand est-ce que ta femme s’en va ?

— C’est la semaine prochaine », dit Thompson. « Elle passera environ neuf jours dans l’Ohio. Sa mère est malade. Je viendrai alors.

— Je voudrais que tu puisses venir ce soir.

— Je voudrais pouvoir ! Nous avons du monde, ma femme me tuerait.

— Je voudrais que tu puisses venir.

— Qu’est-ce que c’est ? De nouveau le vent ?

— Oh non ! non.

— Est-ce le vent ? » insista Thompson.

La voix au bout du fil hésita :

— Ben oui. Oui. C’est le vent.

— La nuit est claire, il n’y a pas beaucoup de vent.

— Il y en a assez. Il se glisse par la fenêtre et fait légèrement voler les rideaux. Juste assez pour me faire comprendre.

— Ecoute, pourquoi ne viens-tu pas passer la nuit ici ? » dit Herb Thompson, tout en lançant un regard vers le hall éclairé.

— Oh ! non. Il est trop tard pour cela. Il pourrait me rattraper sur le parcours. C’est une distance salement longue. Je n’oserais pas, merci tout de même. Ça fait trente milles, mais encore merci.

— Prends un comprimé de somnifère.

— Je suis debout à la porte depuis une heure, Herb. Je le vois qui se rassemble à l’ouest. Il y a des nuages par-là et j’en ai vu un qui se déchirait en deux. Il y a un vent qui s’amène, pas de doute.

— Ecoute-moi, prends un bon comprimé de somnifère. Et appelle-moi n’importe quand tu en éprouveras le besoin ou l’envie. Plus tard dans la soirée, si tu veux.

— N’importe quand ? » dit la voix dans le téléphone.

— Bien sûr !

— Je le ferai, mais comme j’aurais voulu que tu puisses venir ! Et pourtant je ne voudrais pas que tu sois blessé. Tu es mon meilleur ami et je ne voudrais pas être cause de cela. Peut-être est-il préférable que j’affronte tout seul la chose… Je suis navré de te déranger.

— Diantre ! à quoi servirait un ami ? Je vais te dire quoi faire. Assieds-toi et écris ce soir », dit Herb Thompson, en se déplaçant d’un pied sur l’autre dans le hall. « Tu oublieras l’Himalaya et la vallée des Vents et ton souci à propos des tempêtes et des ouragans. Ecris un autre chapitre de ton prochain livre de voyages.

— Je pourrais faire ça, oui. Peut-être est-ce que je le ferai. Je ne sais pas. Peut-être le ferai-je. Oui, je pourrais faire ça. Merci de te laisser ainsi ennuyer par moi.

— Au diable les remerciements ! Coupe maintenant, ma femme m’appelle pour dîner. »

Herb Thompson raccrocha.

Il alla s’asseoir à la table du souper et sa femme s’assit en face de lui.

— C’était Allin ? » questionna-t-elle. (Il acquiesça d’un signe.) « Lui et ses vents qui se lèvent et ses vents qui s’abattent, et des vents qui soufflent chaud et d’autres qui soufflent froid ! » dit-elle en lui tendant son assiette pleine.

— Il en a vu de dures dans l’Himalaya, pendant la guerre », dit Herb Thompson.

— Tu ne crois pas ce qu’il raconte à propos de la vallée, tout de même ?

— Ça fait une bonne histoire.

— Grimper partout, grimper sur tout. Pourquoi les hommes escaladent-ils les montagnes et s’épouvantent-ils eux-mêmes ?

— Il neigeait », dit Herb Thompson.

— Vraiment ?

— Et il pleuvait, il grêlait, il faisait un vent affreux, le tout à la fois, dans cette vallée. Allin me l’a raconté une douzaine de fois. Il le raconte bien. Il était à une assez forte altitude. Les nuages et tout. La vallée faisait un bruit !…

— J’ose dire qu’elle en faisait !

— Comme s’il y avait eu une foule de vents au lieu d’un seul. Des vents de tous les côtés du monde. (Il mangea une bouchée.) C’est ce que dit Allin.

— Pour commencer il n’aurait pas dû aller là et y regarder de près », dit-elle. « On va, on va, on fourre son nez partout et tout aussitôt on se met à se faire des idées. Les vents vous deviennent hostiles, ils se fâchent contre vous à cause de votre intrusion, et ils vous suivent.

— Ne plaisante pas, Allin est mon meilleur ami », dit sèchement Herb Thompson.

— Tout cela est tellement absurde !

— Ça n’empêche qu’il en a vu de dures — et beaucoup. Cette tempête à Bombay plus tard, et le typhon au large de la Nouvelle-Guinée deux mois après. Et cette autre fois dans les Cornouailles.

— Je n’ai aucune sympathie pour un homme qui passe continuellement son temps à courir de tempête en ouragan et à qui ça finit par donner un complexe de persécution.

Le téléphone sonna juste à ce moment.

— Ne réponds pas », dit-elle.

— C’est peut-être important.

— Ce n’est qu’Allin, une fois de plus.

Ils restèrent là et le téléphone sonna à neuf reprises sans qu’ils répondent. Finalement, il se tut. Ils terminèrent leur dîner. Dans la cuisine, les rideaux voltigeaient doucement sous une petite brise qui entrait par une fenêtre entrouverte.

Le téléphone retentit encore.

— Je ne peux pas le laisser sonner », dit Herb — qui répondit :

— Oh ! hello, Allin.

— Herb ! Il est ici. Il est parvenu ici !

— Tu es trop près de l’appareil. Recule un peu.

— J’étais à la porte ouverte et je l’attendais. Je l’ai vu arriver par la grand-route, secouant tous les arbres, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il secouât les arbres juste autour de la maison, et plongeât d’un élan vers la porte, et moi je lui ai claqué la porte à la figure.

Thompson ne dit rien. Il ne parvenait pas à trouver quelque chose à dire, sa femme le regardait, debout dans la porte du hall.

Il se décida finalement :

— Comme c’est intéressant.

— Il est tout autour de la maison, Herb. Je ne puis pas sortir à présent. Je ne peux rien faire. Mais je l’ai berné, je lui ai laissé croire qu’il m’avait, et juste comme il s’avançait pour me cueillir, j’ai claqué la porte et je l’ai verrouillée. J’étais prêt, tu comprends ; il y a des semaines que je m’y prépare.

— Non, c’est vrai ? Raconte-moi ça, Allin, mon vieux.

Herb Thompson jouait jovialement sa petite scène au téléphone, tandis que sa femme le regardait toujours et qu’il sentait son cou qui commençait à suer.

— Cela a commencé il y a six semaines.

— C’est vrai ? Voyez-vous ça !

— Je croyais que je l’avais battu. Je croyais qu’il avait renoncé à me poursuivre et à tenter de m’avoir. Mais il attendait, tout simplement. Il y a six semaines, j’ai entendu le vent rire et chuchoter aux quatre coins de ma maison, ici. Pendant une heure à peu près. Pas très longtemps, pas très fort. Et puis il est parti.

Thompson hocha la tête vers l’appareil :

— Ravi de l’apprendre, ravi de l’apprendre. (Sa femme l’observait.)

— Il est revenu la nuit suivante. Il a fait claquer les volets et fait voltiger des étincelles hors de la cheminée. Il est revenu cinq nuits de suite. Chaque fois un peu plus fort que la précédente. Quand j’ouvrais la porte de la rue, il entrait, se jetait sur moi, essayait de me tirer au-dehors, mais il n’était pas assez fort. Ce soir il l’est.

— Content de savoir que tu vas mieux », dit Thompson.

— Je ne vais pas mieux », dit Thompson. « Qu’est-ce qui cloche de ton côté ? Ta femme écoute-t-elle ?

— Mais oui !

— Oh ! je vois ! Je sais que j’ai l’air d’un idiot.

— Pas le moins du monde. Continue. » ,

La femme de Thompson retourna dans la cuisine. Il se détendit. Il s’assit sur une chaise basse près de l’appareil.

— Continue, Allin. Débarrasse-toi en racontant, tu dormiras mieux.

— Il est tout autour de la maison à présent, comme une grande machine à nettoyer par le vide, reniflant toutes les façades. Il secoue tous les arbres aux alentours, les entrechoque.

— C’est curieux, ça. Il n’y a pas de vent ici, Allin.

— Evidemment pas. Il ne s’occupe pas de toi, seulement de moi.

— Cela peut être une façon d’expliquer la chose.

— C’est un tueur, Herb. Le plus grand, le plus damné tueur préhistorique qui ait jamais poursuivi une proie. Un énorme limier renifleur qui essaye de me flairer, de me trouver. Il pousse son grand nez froid tout le long de la maison, prend l’air, et quand il me découvre au salon, c’est là qu’il appuie sa pression, et quand je suis dans la cuisine, il y va. Il essaye d’entrer par les fenêtres à présent, mais je les ai fait consolider et renforcer, j’ai fait mettre à la porte de nouveaux gonds et de nouveaux verrous. La maison est résistante. On bâtissait solide, aux jours d’autrefois. Maintenant, j’ai allumé toutes les lampes de la maison. Elle est entièrement éclairée, brillante du haut en bas. Le vent m’a suivi de chambre en chambre, regardant à toutes les fenêtres à mesure que j’allumais. Oh !…

— Qu’y a-t-il de cassé ?

— Il vient d’arracher la contre-porte de devant !

— Je voudrais que tu viennes passer la nuit ici, Allin.

— Je ne peux pas ! Grands dieux, je ne peux pas quitter la maison. Je ne peux rien faire. Je crains ce vent. Seigneur, il est grand, puissant et malin. J’ai essayé d’allumer une cigar’ette il y a quelques minutes — et un tout petit courant d’air a avalé la flamme. Le vent aime jouer des tours, il aime me harceler, il prend son temps avec moi, il a toute la nuit. Et maintenant, mon Dieu, en cet instant même, un de mes vieux livres de voyages sur la table de la bibliothèque — je voudrais que tu puisses le voir. Une petite brise venant de Dieu sait quel minuscule trou dans la maison, une petite brise — fait voler les pages une à une. Je voudrais que tu puisses voir ça. Voilà mon introduction. Tu te rappelles l’introduction de mon livre sur le Thibet, Herb ?

— Oui.

— Ce livre est dédié à ceux qui ont perdu la partie contre les éléments, écrit par quelqu’un qui a vu, mais qui a toujours pu s’échapper.

— Oui, je me souviens.

— Les lumières viennent de s’éteindre.

Le téléphone craqua.

— Les lignes électriques viennent de tomber. Es-tu la, Herb ?

— Je t’entends toujours.

— Le vent n’aime pas toutes ces lumières dans ma maison, il vient d’arracher les lignes. Le téléphone suivra probablement après. Oh ! c’est une vraie partie de plaisir, moi et le téléphone, je te le dis ! Attends une seconde.

— Allin ?

Un silence. Herb appuya l’oreille contre l’écouteur…. Sa femme vint, de la cuisine, donner un coup d’œil. Herb Thompson attendait.

— Allin ?

— Me voilà revenu », dit la voix dans l’appareil. « Il y avait un courant d’air sous la porte et j’y ai fourré du rembourrage pour empêcher que ça me souffle sur les pieds. Tout compte fait, je suis content que tu ne sois pas venu, Herb, je ne voudrais pas que tu sois dans ce gâchis. Là !… Il vient de briser une des fenêtres du living-room, c’est une vraie tempête à présent qui se déchaîne dans la maison, elle fait dégringoler les tableaux des murs ! L’entends-tu ? »

Herb écouta. Il y avait au téléphone le mugissement d’une sirène folle, et un sifflement et des chocs. Par-dessus le vacarme, Allin cria :

— L’entends-tu ?

Herb avala, mais sa salive était sèche.

— Je l’entends.

— Il me veut vivant, Herb ! Il n’ose pas faire descendre toute la maison d’un seul coup : cela me tuerait. Et il me veut vivant. Il me veut vivant afin de pouvoir me déchiqueter, un doigt après l’autre. Il veut ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Mon esprit, mon cerveau. Il veut ma puissance vitale, ma force psychique, mon ego. Il veut de l’intelligence.

— Ma femme m’appelle, Allin. Faut que j’aille essuyer la vaisselle.

— C’est un grand nuage de vapeurs, des vents venus du monde entier. Le même vent qui a rasé les Célèbes voici un an, le même pampero qui a tué en Argentine, le typhon qui s’est nourri de la substance de Hawaii, l’ouragan qui a bouleversé la côte d’Afrique cette année. C’est une partie de chacune de ces tourmentes auxquelles j’ai échappé. Il m’a suivi depuis l’Himalaya parce qu’il ne voulait pas que je sache ce que je sais au sujet de la vallée des Vents où il se rassemble et dresse ses plans de destruction. Quelque chose, il y a très longtemps, lui a donné un départ dans la direction de la vie. Je connais ses pâturages, je connais le lieu où il naît et celui où certaines de ses parties expirent. C’est pourquoi il me hait, et pour mes livres qui disent comment le vaincre. Il ne veut pas que j’en dise davantage, il ne veut plus que je prêche. Il veut m’absorber dans son corps immense, lui faire absorber ma science. Il me veut de son côté !

— Il faut que je raccroche, Allin. Ma femme…

— Quoi ?

Une pause. Le souffle du vent dans le téléphone, au loin.

— Que disais-tu ?

— Rappelle-moi dans une heure à peu près, Allin.

Il raccrocha.

Il s’en fut essuyer la vaisselle. Sa femme le regardait et regardait les assiettes et les plats, les frottait avec un torchon.

— Quel est le temps dehors, ce soir ? » questionna-t-il.

— Beau. Pas très froid. Des étoiles. Pourquoi ?

— Pour rien.

Le téléphone sonna trois fois pendant l’heure suivante. A huit heures, les invités arrivèrent, — Stoddard et sa femme.

Ils restèrent à bavarder jusqu’à huit heures et demie et puis s’installèrent autour de la table de jeu, prirent les cartes, et commencèrent à jouer à la canasta.

Herb Thompson mêla et battit les cartes à plusieurs reprises, avec des effets de crépitement, puis les plaqua, une par une devant les trois autres joueurs. La conversation continuait à bâtons rompus. Il alluma un cigare, lui fit une fine pointe de cendre grise, disposa ses cartes dans sa main et, de temps en temps leva la tête pour écouter. On n’entendait aucun son au-dehors de la maison. Sa femme le vit faire, et aussitôt il cessa, — et se défaussa d’un valet de trèfle.

Il tira lentement sur son cigare et tous parlèrent tranquillement, avec parfois de petites explosions de rire, et la pendule du hall tinta doucement neuf heures.

— Nous sommes tous ici », dit Herb Thompson, retirant son cigare d’entre ses dents et le regardant pensivement. « Et vraiment la vie est drôle !

— Hein ? » dit M. Stoddard.

— Rien. Excepté que nous sommes ici à vivre nos vies, et ailleurs sur la terre un milliard d’hommes vivent leur vie.

— C’est là une affirmation on ne peut plus évidente.

— La vie », dit-il, en replaçant son cigare entre ses lèvres, « la vie est une chose solitaire. Même pour les gens mariés. Parfois, lorsque vous êtes dans les bras d’une personne, vous vous sentez à un million de milles de là.

— J’aime ça ! » dit sa femme.

— Je ne l’entends pas ainsi », expliqua-t-il sans hâte ; ne se sentant en rien coupable, il prenait son temps. « Je veux dire que tous nous croyons ce que nous croyons et vivons nos petites vies personnelles tandis que d’autres personnes en vivent d’entièrement différentes. Je veux dire que nous sommes assis dans cette pièce avec nos cartes, alors qu’un millier de gens se meurent. Les uns de cancer, les autres de pneumonie, d’autres encore de tuberculose. J’imagine qu’en cet instant même, aux Etats-Unis, quelqu’un meurt dans une voiture démolie.

— Ce n’est pas là une conversation extrêmement stimulante », dit sa femme.

— … Je veux dire que nous vivons tous sans penser à ce que pensent les autres, à la façon dont ils vivent leur vie ou dont ils meurent. Nous attendons jusqu’à ce que la mort vienne à nous. Je veux dire que nous sommes là, assis avec assurance et bien d’aplomb sur les os de nos fesses, cependant qu’à trente milles d’ici, dans une vieille maison solitaire, entièrement entourée de nuit et de Dieu-seul-sait-quoi, un des plus chics types qui ait jamais vécu est…

— Herb !

Il souffla une bouffée de fumée, mâchouilla le bout de son cigare et regarda ses cartes sans les voir.

— C’est à moi ?

— C’est à toi.

La partie continua tout autour de la table, avec des cartes qui voltigeaient au bout des doigts, des murmures, une conversation. Herb Thompson s’enfonça davantage dans son fauteuil, s’enfonça, commença à sembler malade.

Le téléphone sonna. Thompson bondit et courut vers l’appareil, décrocha d’une vive secousse.

— Herb ! J’ai appelé, et rappelé, et rappelé encore. De quoi ça a-t-il l’air chez toi, Herb ?

— Que veux-tu dire, de quoi ça a-t-il l’air ?

— Est-ce que les gens sont venus ?

— Diable oui !

— Etes-vous en train de parler et de rire et de jouer aux cartes ?

— Bon sang, oui mais…

— Epatant », dit la voix au téléphone. « Ça, c’est épatant. Je voudrais pouvoir être là. Je voudrais ne pas connaître les choses que je connais, ne pas savoir ce que je sais. Je voudrais des tas de choses.

— Te sens-tu bien ?

— Jusqu’ici ça va. Je suis à présent enfermé dans la cuisine. Une partie du mur de façade de la maison s’est écroulée. Mais je prépare ma retraite. Aussitôt que la porte de la cuisine cède, je plonge dans la cave. Si j’ai de la chance je puis tenir le coup jusqu’au matin. Il faut qu’il mette toute la foutue maison en morceaux pour arriver jusqu’à moi, et le sol de la cave est assez solide. J’ai une pelle, et je pourrai creuser plus profond… »

Il sembla à Thompson que quantité d’autres voix s’entendaient dans le téléphone.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? » questionna-t-il, glacé, frissonnant.

— Ça ? Ce sont les voix de douze mille tués dans un typhon, de sept mille tués par un ouragan, de trois mille ensevelis par un cyclone. Est-ce que je t’ennuie ? C’est là ce qu’est le vent. C’est une quantité d’humains morts. Le vent les a tués, leur a pris leur esprit pour s’en faire une intelligence. Il a pris toutes leurs voix, et en a fait une voix. Tous ces millions de gens tués au cours des dix mille dernières années, torturés et lancés de continent à continent, sur le dos et dans le ventre des moussons et des tourbillons. Oh ! Seigneur ! quel poème tu pourrais écrire là-dessus.

Le téléphone retentissait de voix, de cris, de gémissements, frémissait d’échos innombrables.

— Reviens, Herb », cria sa femme, de la table de jeu.

— C’est ainsi que le vent devient chaque année plus intelligent. Il s’ajoute corps après corps, vie après vie, mort après mort.

— Nous t’attendons, Herb », cria sa femme.

— Zut ! » fit-il, se retournant, montrant presque les dents, grondant presque. « Vous pouvez bien attendre un moment, non ? »

Puis, revenu face au téléphone :

— Allin, si tu veux que je vienne à présent, je viendrai. J’aurais dû le faire plus tôt…

— Je ne voudrais même pas y penser. C’est une bagarre à base de vieilles rancunes, je ne voudrais pas que tu sois pris là-dedans. Il vaut mieux que je raccroche. La porte de la cuisine à l’air malade ! Je vais devoir descendre à la cave.

— Rappelle-moi plus tard.

— Peut-être, si j’ai de la chance. Je ne crois pas que je m’en tirerai. J’ai filé bien des fois hors de sa prise, j’en ai souvent réchappé, mais ce coup-ci, je crois qu’il me tient. J’espère ne pas t’avoir trop dérangé, Herb.

— Tu n’as dérangé personne, bon sang. Rappelle-moi.

— J’essayerai…

Herb Thompson retourna vers le jeu de cartes. Sa femme lui lança un regard indigné.

— Comment va ton ami Allin ? Est-il sobre ?

— Il n’a jamais pris un verre de sa vie », dit Thompson, morose, tout en se rasseyant. « J’aurais dû aller là-bas depuis des heures.

— Mais il t’a appelé chaque soir depuis six semaines et tu es allé au moins dix fois passer la nuit avec lui, et rien ne clochait.

— Il a besoin d’aide. Il pourrait se blesser.

— Tu y es allé il y a deux nuits. Tu ne peux pas passer ta vie à courir derrière lui.

— La première chose que je ferai demain matin sera de l’emmener dans une maison de repos. Je ne voulais pas. Il est si raisonnable en dehors de cela. »

A dix heures et demie le café fut servi. Herb but le sien lentement, le regard fixé sur le téléphone. « Je me demande s’il est dans la cave à présent », pensa-t-il. Il alla jusqu’à l’appareil, demanda la longue distance, donna le numéro :

— Je regrette », dit l’opérateur. « Les lignes sont coupées dans cette région. Dès qu’elles seront réparées, nous ferons passer votre appel.

— Les lignes téléphoniques sont vraiment troublées », cria Thompson, lâchant le récepteur. Se retournant, il ouvrit brutalement la porte du placard et en tira son manteau.

— Oh ! Seigneur ! » gémissait-il. « Oh ! Seigneur ! » répéta-t-il, tourné vers ses hôtes stupéfaits et vers sa femme qui restait debout la tasse de café à la main.

— Herb ! » cria-t-elle.

— Il faut que j’y aille », répondit-il, enfilant son par-dessus.

Il y eut un faible et doux mouvement à la porte.

Dans la pièce, chacun se redressa, tendu, silencieux, attentif.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ? » demanda sa femme.

Le faible mouvement fut répété, avec beaucoup de calme douceur.

Thompson se hâta de dévaler le hall, s’arrêta, en alerte ; dehors, il entendit, très faible, un rire.

— Ah ! ça, alors !… » dit Thompson, qui posa la main sur le bouton de la porte. Agréablement surpris. Soulagé.

— Je reconnaîtrais ce rire n’importe où. C’est Allin. Il est tout de même arrivé en voiture. Pas pu attendre jusqu’au matin pour me raconter ses sacrées histoires. (Il eut un pâle sourire.) A probablement amené des amis avec lui. On dirait qu’un tas d’autres…

Il ouvrit la porte…

Le perron était vide.

Thompson ne manifesta aucune surprise. Son visage prit une expression d’amusement et de malice. Il rit.

— Allin ? Pas de blague maintenant. Amène-toi.

Il alluma la lanterne du perron et regarda dehors et aux alentours.

— Où es-tu, Allin ? Amène-toi, voyons.

Une brise lui souffla au visage. Il attendit un moment, soudain gelé jusqu’à la moelle. Il sortit sur le perron et, très mal à son aise mais très attentif, regarda tout autour de lui. Rien. Personne. Un soudain coup de vent s’engouffra dans son manteau, en fit voltiger les pans, ébouriffa ses cheveux. Il pensa entendre de nouveau le rire… Le vent fit le tour de la maison, en un cercle continu, appuyant sa pression partout à la fois, ragea en tempête puis, après une minute entière, s’en alla…

Le vent s’éteignit tristement, gémissant dans les grands arbres, partant plus loin… retournant vers la mer, vers les Célèbes, vers la Côte d’Ivoire, vers Sumatra, vers le cap Horn, vers les Cornouailles, vers les Philippines… S’éteignant progressivement, faiblissant.

Thompson restait là, glacé.

Il rentra, ferma la porte, s’y adossa, ne bougea plus, les yeux clos.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?… » questionna sa femme.

FIN

Ray Bradbury : Le vent
  • Auteur : Ray Bradbury
  • Titre : Le vent
  • Titre original : The Wind
  • Publié dans : Weird Tales, mars 1943
  • Apparaît dans : Dark Carnival (1947)

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