Synopsis : « La voix dans la nuit » (The Voice in the Night) est une nouvelle de William Hope Hodgson, publiée en novembre 1907 dans The Blue Book Magazine. Par une nuit brumeuse et sans étoiles dans le Pacifique Nord, une goélette demeure immobile au milieu de l’océan. Soudain, une voix troublante surgit du brouillard, appelant le navire avec insistance. Celui qui parle reste dissimulé dans l’ombre et refuse de s’approcher de la lumière. Son ton est désespéré, et sa demande, étrange. Les marins, déconcertés, tentent de comprendre qui il est et quel mystère cache cette silhouette invisible qui fuit les regards.

La voix dans la nuit
William Hope Hodgson
(Nouvelle complète)
C’était une nuit sombre, sans étoiles. Nous étions encalminés dans le Pacifique nord. Je ne pouvais connaître notre position car le soleil était resté caché, pendant une semaine exténuante, oppressante, par un léger brouillard qui semblait flotter au-dessus de nous, presque à la pomme du grand mât, et nous dissimulait la mer environnante.
Comme il n’y avait pas de vent, nous avions amarré la barre et j’étais le seul homme sur le pont. L’équipage se composait de deux hommes et d’un jeune garçon qui dormaient dans le poste avant. Will – mon ami et le maître de notre petit navire – était couché dans sa cabine, à bâbord.
Soudain, sortant de l’obscurité, vint un appel :
— Ohé, de la goélette !
Ce cri était tellement inattendu que je ne répondis pas immédiatement, à cause de ma surprise.
Il recommença ; une voix bizarrement enrouée et inhumaine qui appelait de quelque part sur la mer à bâbord.
— Ohé, de la goélette !
— Holà ! répondis-je, ayant quelque peu retrouvé l’esprit. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
— N’ayez pas peur, répondit l’étrange voix qui avait, sans doute, remarqué un peu de confusion dans le ton de la mienne. Je ne suis qu’un vieil homme.
Il y eut une pause qui me parut étrange mais je n’en compris la signification qu’après coup.
— Alors, pourquoi ne vous montrez-vous pas le long du bord ? demandai-je avec une certaine irritation, car j’étais vexé qu’il ait pu penser que j’étais un tant soit peu ému.
— Je… je… ne peux pas. Ça ne serait pas sûr. Je…
La voix cessa brusquement et ce fut le silence.
— Que voulez-vous dire ? demandai-je de plus en plus étonné. Qu’est-ce qui n’est pas sûr ? Qui êtes-vous ?
Je tendis l’oreille un moment, mais aucune réponse ne me parvint. Soupçonnant, je ne sais pourquoi, quelque chose d’étrange, j’allai à l’habitacle et pris la lampe allumée. En même temps, je frappai du talon sur le pont pour réveiller Will, puis je retournai à la lisse en promenant mon fanal lumineux par-dessus la rambarde. J’entendis alors un cri étouffé puis une éclaboussure comme si quelqu’un avait plongé brutalement ses avirons dans l’eau. Je ne peux pas dire que je vis distinctement quoi que ce soit, mais j’eus l’impression qu’il y avait, à un moment donné, quelque chose sur l’eau, et maintenant, il n’y avait plus rien.
— Holà ! appelai-je. Qu’est-ce que toute cette folie.
Mais je n’entendis que le bruit indistinct d’un canot qui s’en allait dans la nuit.
C’est alors que j’entendis la voix de Will venant du hublot arrière :
— Qu’est-ce qui se passe, George ?
— Viens vite, Will ! répondis-je.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en montant sur le pont.
Je lui racontai ce qui venait de se passer. Il posa plusieurs questions et, après un moment de silence, il porta ses mains à sa bouche et héla :
— Ohé ! du canot !
Du lointain, nous parvint une réponse inintelligible et mon compagnon recommença son appel. Bientôt, après un court silence, on entendit un vague bruit d’avirons. Will héla de nouveau.
Cette fois on répondit :
— Éteignez la lumière.
— Jamais de la vie, murmurai-je.
Mais Will me demanda de faire ce que la voix demandait et je cachai la lampe sous le pavois.
— Approchez, dit-il.
On entendit les coups d’avirons à quelques mètres de distance et ils s’arrêtèrent de nouveau.
— Venez le long du bord, s’écria Will, il n’y a rien d’inquiétant à bord de ce bateau !
— Vous promettez d’éteindre la lumière ?
— Qu’est-ce qui se passe ? dis-je furieux. Pourquoi avez-vous si peur de la lumière ?
— Parce que… fit la voix qui s’arrêta court.
— Parce que quoi ? demandai-je brutalement.
Will mit sa main sur mon épaule.
— Tais-toi une minute, mon vieux, dit-il d’une voix calme. Laisse-moi m’arranger avec lui.
Il se pencha par-dessus la rambarde.
— Écoutez, monsieur, dit-il, ce sont de drôles de manières que vous avez de nous interpeller comme ça au milieu de ce sacré Pacifique. Comment pouvons-nous savoir si vous ne manigancez pas un drôle de coup ? Vous dites que vous êtes seul. Comment peut-on s’en rendre compte si vous ne vous montrez pas, hein ? Pourquoi craignez-vous la lumière, d’abord ?
Il avait à peine fini que j’entendis le bruit des avirons et la voix. Mais c’était maintenant beaucoup plus lointain et cette voix semblait désespérée et pathétique.
— Je regrette !… regrette ! Je ne voulais pas vous déranger mais j’ai faim et… elle aussi.
On n’entendit plus rien sauf le bruit des avirons plongeant irrégulièrement dans la mer.
— Arrêtez ! cria Will. Je ne veux pas vous laisser partir comme ça. Revenez ! Nous cacherons la lumière puisque vous ne l’aimez pas.
Il se tourna vers moi :
— En voilà une drôle d’histoire ! mais il ne faut tout de même pas s’affoler, non ?
C’était tout à fait dans sa manière et je répondis :
— Bien sûr. Je crois que le pauvre type a fait naufrage par ici et qu’il est devenu un peu dingue.
Le bruit des avirons se rapprocha.
— Va remettre la lampe dans l’habitacle, dit Will.
Il se pencha sur la rambarde pour écouter. Je remis la lampe en place et revins vers lui. Les coups d’avirons cessèrent à quelques mètres de distance.
— Voulez-vous venir près du bord ? demanda Will d’une voix calme. J’ai fait replacer la lampe dans l’habitacle.
— Je… je ne peux pas, répondit la voix. Je n’ose pas venir plus près. Je n’ose même pas vous rembourser les… les provisions.
— Ça va comme ça, dit Will, un peu hésitant. On vous donnera toute la nourriture que vous pouvez emporter.
Il hésita encore.
— Vous êtes bien bon, fit la voix. Que Dieu, qui comprend tout, vous récompense.
Sa voix s’étrangla.
— Et… et la dame ? demanda brusquement Will. Où est-elle ?
— Je l’ai laissée sur l’île, répondit la voix.
— Quelle île ? interrompis-je.
— Je ne sais pas son nom, répliqua la voix. Je voudrais bien, par Dieu !… commença-t-il ; et une fois de plus, il se retint brusquement.
— Ne peut-on lui envoyer un canot ? demanda Will.
— Non ! fit la voix avec une violence extraordinaire. Mon Dieu ! Non.
Il s’arrêta un moment puis ajouta, comme un reproche envers lui-même !
— C’est parce que nous en avons besoin que je me suis aventuré jusqu’ici… Parce que son agonie me torture.
— Je suis une vraie brute, s’exclama Will. Attendez une seconde, qui que vous soyez, et je vais vous rapporter quelque chose.
Il revenait, deux minutes plus tard, les bras chargés de divers comestibles. Il les posa sur la rambarde.
— Pouvez-vous venir le long du bord ? demanda-t-il.
— Non… je n’ose pas, répondit la voix.
Et dans le ton de cette voix il y avait, me sembla-t-il, comme la suffocation de quelqu’un d’affamé, de quelqu’un qui serait sur le point de rendre l’âme. Je compris que le pauvre être avait le plus urgent besoin des provisions que Will avait dans les bras, mais qu’une peur atroce et, pour moi, inintelligible, l’empêchait de venir les chercher à bord de notre petite goélette. Sa peur de la lumière me laissait penser que l’Homme Invisible n’était pas fou, mais qu’il était terrorisé par quelque chose d’intolérable.
— Bon Dieu, Will ! dis-je, animé de sentiments divers mais surtout d’une grande sympathie, va chercher une caisse qui puisse flotter. On lui enverra les provisions de cette manière.
C’est ce que nous fîmes, poussant la caisse dans la direction du canot à l’aide d’une gaffe. Une minute plus tard, l’Homme Invisible fit entendre une sourde exclamation. Cela voulait dire qu’il avait attrapé la caisse.
Un peu plus tard, il nous dit au revoir en nous remerciant de tout son cœur. Nous avions donc fait pour le mieux. Puis, sans plus de cérémonie, nous l’entendîmes partir à la rame dans l’obscurité.
— Il se dépêche, remarqua Will, peut-être un peu vexé.
— Attends, répondis-je. J’ai l’impression qu’il va revenir. Il devait avoir terriblement besoin de ces victuailles.
— Et la dame aussi, dit Will.
Il resta un moment silencieux et continua :
— C’est la chose la plus étrange que j’aie jamais vue depuis que je pratique la pêche.
— Certainement, dis-je, et je me mis à réfléchir.
Le temps passa ; une heure, puis une autre. Will et moi nous restions là car cette curieuse aventure nous avait ôté toute envie de dormir.
Plus de trois heures s’étaient écoulées quand nous entendîmes, de nouveau, le bruit des avirons sur l’océan silencieux.
— Le voilà ! dit Will assez surexcité.
— Il revient, c’est bien ce que je pensais, murmurai-je.
Les coups d’avirons se rapprochèrent et je remarquai qu’ils étaient donnés d’une main plus ferme. Les provisions avaient servi à quelque chose.
Le canot s’arrêta à peu de distance de notre coque et, dans l’ombre, nous parvint la voix étrange :
— Ohé ! de la goélette !
— C’est vous ? demanda Will.
— Oui, répondit la voix. Je vous ai quittés brusquement mais… mais nous étions dans un grand besoin… La… dame vous en est bien reconnaissante sur cette terre… Elle vous en sera encore plus reconnaissante, bientôt… au ciel.
Will essaya de répondre quelque chose d’assez embrouillé tellement même qu’il dut s’arrêter de parler. Je ne dis rien. Je me demandai ce que pouvaient signifier ces silences alternés et, en dehors de ma curiosité, je ressentais une grande sympathie.
La voix reprit :
— Nous (elle et moi) avons discuté et nous avons partagé ce qui est dû à la bonté de Dieu… et à la vôtre…
Will voulut dire quelque chose, mais cela n’avait pas de sens.
— Je vous prie de ne pas… rabaisser l’acte de charité chrétienne que vous avez accompli cette nuit, dit la voix. Soyez sûr qu’il l’a noté en bonne place.
Il s’arrêta pendant une bonne minute et reprit la parole.
— Nous avons discuté de ce qui… nous est arrivé. Nous avions pensé disparaître sans parler à personne de la vie épouvantable qui est la nôtre. Elle pense comme moi que ce qui est arrivé cette nuit nous autorise à le faire et que c’est la volonté du Seigneur de vous faire connaître ce que nous avons souffert depuis… depuis…
— Oui ? dit doucement Will.
— Depuis le naufrage de l’Albatross.
— Ah ! m’exclamai-je involontairement. Il a quitté New Castle pour « Frisco », il y a six mois et on n’en a jamais plus entendu parler depuis.
— Oui, répondit la voix. Mais à quelques degrés au nord de l’Équateur, il a été pris dans une terrible tempête et démâté. Quand le jour revint, on s’aperçut qu’il faisait eau de partout, et bientôt, ce fut le calme plat. Alors les matelots s’emparèrent des canots, abandonnant… une jeune femme… ma fiancée… et moi-même sur l’épave.
Nous étions en bas, en train de rassembler ce qui restait de nos affaires quand ils sont partis. La peur en avait fait des brutes sans cœur et quand nous sommes remontés sur le pont leurs chaloupes n’étaient plus que des points sombres à l’horizon. Mais nous n’avons pas désespéré et nous nous mîmes au travail pour construire un petit radeau. Nous y entassâmes le plus de choses possible, une grande quantité d’eau douce et des biscuits. Quand le bateau s’enfonça dans la mer, nous embarquâmes sur le radeau et prîmes le large.
J’observai, au bout d’un moment, qu’un courant nous éloignait du bateau et au bout de trois heures, à ma montre, sa coque disparut à notre vue. On ne vit plus pendant quelque temps encore, que ses mâts brisés. Vers le soir, le brouillard se leva et dura toute la nuit. Tout le jour suivant nous fûmes environnés par la brume mais le temps était calme.
Pendant quatre jours nous dérivâmes dans cette brume. Le soir du quatrième jour, nous entendîmes le murmure des brisants à une certaine distance. Le bruit devint de plus en plus distinct et vers minuit nous l’entendîmes très proche d’un bord et de l’autre. À plusieurs reprises le radeau fut soulevé par une grosse vague, puis nous fûmes au calme et le bruit des brisants était derrière nous.
Quand vint le jour, nous découvrîmes que nous étions dans une sorte de grande lagune, mais nous n’y prêtâmes pas beaucoup d’attention sur le moment, car, à travers le brouillard, nous découvrîmes, tout proche, la coque d’un grand voilier. D’un commun accord, nous nous mîmes à genoux pour remercier Dieu en pensant que c’était la fin de nos peines… Nous allions en connaître d’autres.
Le radeau s’approcha du navire et nous appelâmes pour qu’on nous prît à bord, mais personne ne répondit. Bientôt, le radeau toucha le flanc du bateau et, voyant un cordage qui pendait, je m’en saisis pour monter à bord. J’eus beaucoup de mal à grimper car le filin était couvert d’une sorte de lichen grisâtre qui recouvrait aussi les flancs du bateau.
J’atteignis la rambarde et sautai à bord. Je remarquai que les ponts étaient recouverts, par grandes plaques, de ce lichen qui formait, en certains endroits, des bosses assez hautes mais, sur le moment, je pensai moins à cette végétation qu’à la possibilité de trouver quelqu’un à bord. Je criai mais personne ne répondit. Je me dirigeai ensuite vers la porte du carré sous la dunette. Je l’ouvris et risquai un coup d’œil. Cela sentait une forte odeur de moisi, et je compris qu’il n’y avait personne à bord. Je fermai la porte et me sentis très seul.
Je revins vers le flanc du bateau que j’avais escaladé. Ma… ma fiancée était tranquillement assise sur le radeau.
En me voyant, elle demanda s’il y avait quelqu’un à bord. Je lui répondis que ce bateau semblait avoir été déserté depuis longtemps et qu’elle veuille bien patienter un peu en attendant que je trouve quelque chose comme une échelle pour qu’elle puisse monter à bord. Nous continuerions ensuite les recherches ensemble. Peu après, de l’autre côte du pont, je trouvai une échelle de corde. Je l’apportai et, une minute après, elle était à côté de moi.
Ensemble nous visitâmes les cabines et les appartements de l’arrière, sans découvrir trace de vie. Par-ci, par-là, à l’intérieur même des cabines, il y avait des plaques de lichen, mais ma fiancée pensait qu’on pouvait nettoyer tout cela.
Finalement, nous étant assuré que la partie arrière du bateau était vide, nous allâmes vers l’avant, à travers ces curieux monticules de végétation grisâtre et, ayant bien tout inspecté, nous dûmes reconnaître que nous étions seuls à bord.
Il n’y avait aucun doute possible et nous revînmes à l’arrière pour essayer de nous installer aussi confortablement que possible. Nous ouvrîmes en grand deux cabines pour les nettoyer à fond et, quand ce fut fait, j’allai voir s’il n’y avait pas du ravitaillement quelque part. J’en découvris bientôt et remerciai Dieu de tout mon cœur pour sa bonté. Je trouvai ensuite l’installation de la pompe d’eau douce. L’ayant assujettie, je goûtai l’eau. Elle était potable mais d’un goût un peu fétide.
Pendant plusieurs jours nous restâmes à bord du bateau sans essayer d’aller à terre. Nous avions beaucoup de travail pour rendre l’endroit habitable et nous dûmes vite nous rendre compte que notre sort était moins enviable qu’on pouvait l’imaginer. Nous avions commencé en premier lieu par racler et détacher les plaques de lichen – ou plutôt de fongus – qui couvraient les planchers et les murs des cabines et du salon, mais dans l’espace de vingt-quatre heures, elles étaient redevenues comme avant. C’était décourageant et cela nous donnait un vague sentiment de malaise.
Comme nous ne voulions pas nous avouer vaincus, nous nous remîmes au travail. Non seulement nous grattâmes le fongus, mais nous imbibâmes tous les endroits où il y en avait d’acide carbonique, dont j’avais trouvé une bonbonne dans l’office. À la fin de la semaine, cette végétation parasite avait repoussé aussi forte et s’était même répandue ailleurs. Sans doute en avions-nous répandu les germes en y touchant.
Le septième jour, ma fiancée découvrit, à son réveil, qu’une petite plaque de fongus poussait sur son oreiller à côté de son visage. Voyant cela, elle vint vers moi dès qu’elle fut habillée. J’étais dans la cuisine en train d’allumer le feu pour le petit déjeuner.
— Viens voir quelque chose, John, dit-elle en me prenant par la main.
Quand je vis cette tache sur son oreiller, je frissonnai et nous tombâmes d’accord pour quitter le bateau au plus vite et tenter de trouver un logement plus confortable.
Rapidement nous rassemblâmes nos quelques affaires et je remarquai que le fongus les avait déjà attaquées. L’une de ses écharpes avait une petite tache dans un coin. Je la jetai à la mer sans lui en dire un mot.
Le radeau était toujours le long du bord, mais il était trop mal commode à diriger. Je mis à l’eau un petit canot qui était sur son porte-manteau à l’arrière et nous gagnâmes la côte. En approchant, je me rendis compte que partout ce misérable fongus qui nous avait chassés du bateau, poussait abondamment. Par endroits, il constituait des sortes de tertres fantastiques qui semblaient presque frémir quand le vent soufflait. Ici ou là, on aurait dit d’énormes doigts. Ailleurs, il se répandait mollement sur le sol mais ce n’était pas moins perfide. Dans certains endroits, cela prenait la forme d’arbres grotesques extraordinairement noueux et chevelus. Et, par moment, toute cette végétation maudite se mettait à trembler.
Il nous sembla d’abord qu’il n’y avait pas un seul coin de la côte qui ne fût envahi par cet affreux lichen. Mais je me trompais. Un peu plus tard, comme nous longions le rivage d’assez près, nous découvrîmes un recoin qui nous parut, dans sa blancheur, être une plage de sable et nous y abordâmes. Ce n’était pas du sable et je ne sais pas ce que cela pouvait être mais, de toute manière, j’observai que là-dessus le fongus ne pouvait pas pousser. Partout autour on ne voyait que végétation désolée et sa sinistre grisaille.
C’est difficile de vous faire comprendre le plaisir que nous eûmes en trouvant cet endroit entièrement dégagé de la fausse végétation. Nous y déposâmes nos bagages et retournâmes à bord chercher différents objets qui pouvaient nous être utiles. Entre autres choses, j’emportai à terre une des voiles du bateau. J’en fabriquai deux petites tentes qui, bien que taillées grossièrement, nous rendaient les services que nous leur demandions. Nous nous organisâmes et vécûmes là tant bien que mal et, pendant quatre semaines, tout se passa bien. Nous étions même heureux car… car nous étions ensemble.
C’est sur le pouce de sa main droite qu’apparut d’abord le lichen. Ce n’était d’abord qu’une petite tache circulaire, une sorte de grain de beauté grisâtre. Grands dieux ! Une terrible peur m’étreignit quand elle me le montra. Tous les deux nous nettoyâmes la tache avec de l’eau et du gaz carbonique. Le lendemain matin, elle me montra de nouveau sa main. La petite tache grise était revenue. Nous nous regardâmes, un moment, en silence, et sans un mot, nous recommençâmes à la nettoyer. Et pendant que nous étions occupés à cela, elle dit, brusquement, d’une voix inquiète :
— Qu’est-ce que tu as là sur le visage, mon chéri ?
Je portai la main à ma joue.
— Là ! sous les cheveux, près de l’oreille… Plus près du front.
Mon doigt se posa sur l’endroit indiqué et je compris.
— Nettoyons ton pouce d’abord, dis-je.
Elle accepta, surtout parce qu’elle ne voulait pas me toucher avant qu’il ne soit propre. Je finis de nettoyer et de désinfecter son pouce et elle me regarda bien en face. Avant d’en avoir fini, nous nous assîmes pour parler de différentes choses. Nous étions pleins de douloureuses pensées. Nous étions, tout d’un coup, en face de quelque chose de plus terrible que la mort. Nous parlâmes de charger le canot de provisions et d’eau douce et de reprendre la mer. Mais nous étions désemparés pour beaucoup de raisons… et le lichen nous avait déjà attaqués. Nous décidâmes de rester. Dieu ferait de nous selon sa volonté. Nous attendrions.
Un mois, deux mois, trois mois passèrent, et les taches grandissaient. D’autres étaient apparues. Mais nous luttions si vigoureusement contre la peur que la progression était assez lente, si j’ose dire.
De temps en temps, nous allions sur le bateau pour chercher les provisions dont nous avions besoin. Nous constatâmes qu’à bord le fongus continuait à croître. L’un des mamelons qui poussait sur le pont, avait atteint ma hauteur.
Nous avions désormais perdu tout espoir de quitter l’île. Nous comprenions qu’il ne nous était pas permis de retourner parmi les hommes en bonne santé, avec ce mal dont nous souffrions.
Tout cela étant bien clair dans nos esprits, il fallait, désormais, prévoir le rationnement de la nourriture et de l’eau car nous pouvions, peut-être, vivre plusieurs années. Je me souviens vous avoir dit que j’étais un vieillard. Ce n’est pas vrai par l’âge. Mais… mais…
Il s’arrêta puis reprit brusquement :
— Comme je viens de le dire, nous savions qu’il fallait économiser la nourriture avec soin. Mais nous ne savions pas qu’il nous restait si peu de ravitaillement. C’est une semaine plus tard que je découvris que les coffres à pain – que je croyais pleins – étaient vides et que (à part quelques boîtes de viande et de légumes) nous n’avions plus rien pour subsister. Il ne restait qu’un peu de pain dans le coffre que j’avais déjà ouvert.
Quand j’eus réalisé cela, je cherchai ce que je pouvais faire et je commençai à pêcher dans la lagune, mais sans succès. J’en étais désespéré jusqu’au moment où l’idée me vint de sortir de la lagune et d’aller pêcher au large.
De temps en temps, je pris un peu de poisson mais c’était peu fréquent et ce ne fut qu’un piètre secours contre la faim qui menaçait et contre ces excroissances de lichen qui envahissaient nos corps.
Nous étions dans cet état d’esprit quand se termina le quatrième mois. Je fis, à ce moment, une horrible découverte. Un matin, un peu avant midi, je revenais du bateau avec quelques biscuits retrouvés à bord et je vis ma fiancée assise devant sa tente en train de manger quelque chose.
— Qu’est-ce que c’est, ma chérie ? lui demandai-je en sautant à terre.
En entendant ma voix, elle se troubla et, faisant demi-tour, elle jeta, furtivement, quelque chose vers la lisière de notre petite plage. Cela n’alla pas loin et, vaguement soupçonneux, j’allai le ramasser. C’était un morceau de fongus.
Comme j’allais vers elle avec le morceau dans la main, elle devint mortellement pâle puis rougit.
J’étais étrangement surpris et effrayé.
— Ma chérie ! ma chérie ! dis-je sans pouvoir ajouter un mot.
Mais, en m’entendant, elle s’effondra et éclata en sanglots. Quand elle redevint un peu plus calme, elle m’apprit qu’elle avait essayé la veille et… et qu’elle aimait ça. Je lui fis promettre à genoux de ne pas recommencer, si affamée soit-elle. Après m’avoir donné sa parole, elle m’expliqua que le désir lui en était venu subitement. Auparavant, elle n’éprouvait qu’un sentiment de répulsion.
Plus tard, dans l’après-midi, me sentant très agité et l’esprit ébranlé par ce que je venais de découvrir, j’allai me promener sur l’un des sentiers – un sentier au sol blanc comme cet élément qui ressemble à du sable – qui pénétrait à l’intérieur de la végétation fongoïde. Je m’étais déjà aventuré par-là, mais sans aller très loin. Cette fois, étant donné la confusion qui régnait dans mon esprit, je m’enfonçai plus profondément.
Brusquement, je fus rappelé à moi-même par une étrange rumeur sur ma gauche. Me retournant, je vis un monticule de fongus d’une forme extravagante se mettre en mouvement tout près de mon coude. Ce monticule glissait maladroitement comme s’il était animé d’une vie individuelle. Je remarquai, au moment même, que cette chose avait une ressemblance grotesque avec une créature humaine toute difforme. Cette idée folle s’était à peine présentée à mon esprit que j’entendis un vague pleurnichement et je vis l’une des branches, faite comme un bras, se détacher de l’épaisse forme grisâtre et se tendre vers moi. Ce qui pouvait être la tête, une boule grise indescriptible, s’inclina dans ma direction. Je restai là, interdit, et le bras informe frôla mon visage. Je poussai un cri d’effroi et reculai de quelques pas. J’éprouvais un goût douceâtre au bord des lèvres là où la chose m’avait touché. Je passai la langue et fus immédiatement saisi d’un désir inhumain. J’arrachai une masse de fongus, une autre, encore une autre. J’étais insatiable. Je dévorais littéralement quand le souvenir de ce que j’avais découvert le matin même traversa mon esprit en désordre. C’était un avertissement de Dieu. Je jetai par terre le morceau que je mâchais. Me sentant affreusement coupable et misérable, je retournai à notre petit campement.
Je crois qu’elle comprit, par cette intuition merveilleuse que donne l’amour, dès que son regard rencontra le mien. Sa sympathie tranquille rendait les choses plus faciles et je lui avouai ma soudaine faiblesse sans parler, pourtant, de ce qui s’était passé avant. Je ne voulais pas l’affoler inutilement.
Quant à moi, cette expérience me causait un sentiment de terreur insurmontable. J’étais convaincu que je venais de voir comment avait fini un de ces hommes qui étaient venus dans l’île sur le bateau échoué dans la lagune. C’était la fin monstrueuse qui nous attendait.
Nous nous gardâmes de toucher à l’abominable nourriture malgré le désir que nous en avions. Mais nous étions déjà terriblement punis de l’avoir fait. Jour après jour, avec une rapidité incroyable, la végétation fongoïde prit possession de nos misérables corps. Il n’y a plus rien à faire. Pourtant… pourtant nous qui avons été des êtres humains, nous sommes devenus… Mais cela a de moins en moins d’importance… Seulement… voilà… nous avons été un homme et une femme !
Il devint de plus en plus difficile de combattre le désir insensé de calmer notre faim avec le terrible lichen.
Nous avons mangé le dernier biscuit il y a une semaine et depuis j’ai péché trois poissons. Cette nuit, j’étais en train de pêcher quand votre goélette a dérivé vers moi dans le brouillard. Je vous ai hélé. Vous savez le reste. Que Dieu, dans la bonté de son cœur, vous bénisse pour votre générosité envers deux pauvres âmes… de parias… »
On entendit un coup d’aviron, puis un autre… et de nouveau la voix – pour la dernière fois – nous parvint, à travers le brouillard, fantomatique.
— Dieu vous bénisse ! Au revoir !
— Au revoir ! fîmes-nous tous les deux ensemble d’une voix incertaine tant nous étions émus.
Je jetai un regard autour de nous. L’aurore venait de naître.
Un rayon de soleil filtra sur la mer enveloppée de brume, perça insensiblement la couche de brouillard et éclaira d’une manière lugubre le canot qui s’éloignait et où quelque chose remuait entre les avirons. Cela ressemblait à une éponge – une grosse éponge grise et tremblotante. Les avirons entraient et sortaient de l’eau. Ils étaient gris – comme le canot – et je ne pouvais voir quelle sorte de bras maniaient les avirons. Je cherchai la tête. Elle s’inclinait sur l’avant quand les avirons revenaient sur l’arrière. Les avirons plongèrent dans l’eau, le canot sortit de la tache lumineuse et la… la chose disparut en dodelinant, dans le brouillard.
